Deuxième Miracle (1/3)

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  Ce fut là le commencement du second ballet divin en Ao. Alicar et Zella gardaient leur place respective telle que désignée par Ao ; les deux sœurs et leur bon vivant de frère poursuivaient leur flirt avec le vide d'Ao autour de leurs parents ; Élérif continuait de suivre sa mère dans un silence et une régularité qui trahissait sa grande concentration ; et tout autour d'eux, chaque fois pas plus d'une fraction d’instant au même endroit, Kelloar accomplissait son œuvre de création.

  Une nouvelle éternité passa, au cours de laquelle l’infini d'Ao se para peu à peu d'un ornement piqueté d'éclats d'Alicar. Depuis son premier emportement, le travail de Kelloar avait été titanesque. Où que les manifestations tournassent leur regard, le vide autour d'elles ne l'était plus. Il brillait de mille feux qui, s'ils avaient été regroupés, auraient sans nul doute fait de l'ombre au sympathique primordial.

  Il était maintenant facile de se repérer en Ao. Les deux sœurs et Zarim profitaient même de la nuée de points lumineux pour s’y cacher, s’y chercher, s’y chamailler. Zella et Alicar, avec bienveillance, contemplaient leur progéniture faire ainsi corps avec le Grand Tout. Le bonheur était en Ao, de sorte que chacune de ses manifestations aurait pu s'y oublier jusqu'à la fin des fins. Et ainsi en aurait-il été si, finalement, Élérif n'avait fait aboutir sa longue réflexion.

  Sans que rien eût pu le laisser présager, une nouvelle forme de vibration traversa tout à coup le corps d'Ao jusqu'aux plus lointaines créations de Kelloar. Une vibration plus forte encore que celles témoignant des naissances des répliques d'Alicar. Une vibration plus longue également, qui ne semblait vouloir s'arrêter. Toutes les manifestations d'Ao, quand bien même ne l’auraient-elles pas souhaité, ne purent s'empêcher d’interrompre leurs tribulations pour se concentrer sur ce nouveau phénomène. Comme si l’importance de l'instant, bien qu'encore indéchiffrable, leur imposait d'y assister.

  Cette trépidation du Grand Tout provenait cette fois d'Élérif. Mais le frère et fils sympathique que tous avaient toujours connu était maintenant méconnaissable ! Il avait pris un aspect fortement courbé et tournait, à une vitesse vertigineuse, autour d’un point fixe en Ao. Accélérant encore, son image finit par sembler se répéter, par sembler s’entasser de plus en plus en plusieurs copies d’elle-même. Il était alors partout autour de ce point central, qui lentement mais surement commençait à disparaître sous son corps multiple en rotation. Et plus il tournoyait, plus la vibration augmentait et plus sa forme démultipliée dessinait une configuration complexe dans le vide d’Ao. Une forme indescriptible pour tous qui la voyaient pour la première fois. Ils comprirent dès lors l’importance de cet instant auquel ils étaient tenus d’assister : cette partie du corps d'Ao, infime et pourtant d’un symbolisme encore jamais égalé, était sur le point de transformer à jamais leur perception du Grand Tout.

  « Notre fils crée le volume », s'exclama Zella, émue.

  Sur ces mots, la vibration atteignit son paroxysme, et aussi soudainement qu'elle était apparue elle s'évanouit en inondant le vide d’Ao d’un éclair de lumière qui éblouit même Alicar. L'instant d'après, Élérif était redevenu lui-même, comme si de rien n'avait été, et suivait de nouveau docilement sa mère. Mais, dans son sillage, une toute nouvelle configuration de la trame d'Ao existait désormais. Ce qui portait le nom de boule, d'un brun profond, à la surface imparfaite ravinée par endroit et lisse à d'autres, flottait paisiblement en Ao. Sa face opposée à Alicar restait sombre, et ce malgré tous les points lumineux produits par Kelloar aux alentours. Mais celle éclairée, splendide de détails, ravissait tous les esprits posés sur elle.

  « Élérif a créé Éléri’a », déclama Alicar.

  « Sphère de matière qui m'est à jamais liée », poursuivit Zella.

  En effet, tous remarquèrent qu'Éléri’a tournait gracieusement autour de la primordiale, de la même façon qu'elle-même tournait depuis toujours autour d'Alicar.

  « Élérif a créé », entamèrent en chœur ses frères et sœurs, Kelloar compris.

  « J'ai créé », répondit le sympathique.

  La fratrie se rapprocha de lui, car ils voulaient tous savoir.

  « Comment as-tu fait ? », s'enquit Évia.

  Une pointe de satisfaction dans la voix, le frère sympathique répondit :

  « Exactement comme mère nous l'a expliqué, il y a de cela une éternité. »

  Il se permit une courte pause puis acheva :

  « En sublimant nos capacités. »

  « Quelles capacités ? », s'impatienta Nassia. « Nous nous mouvons, nous pensons, nous interagissons déjà. »

  Pour toute réponse, son frère sympathique lança d'un ton énigmatique :

  « Une autre capacité, accordée par Ao aux enfants de ses enfants. »

  « Quelle est-elle ? », renchérit une Nassia de plus en plus excitée.

  Élérif marqua un nouveau temps d'arrêt théâtral de bon aloi et, fier du résultat de sa longue introspection, répondit :

  « La capacité de vouloir. »

  Même les deux primordiaux furent surpris par cette réponse, car eux, à l'instar d'Ao, étaient, mais ne voulaient. Seule leur progéniture avait en effet cette capacité de vouloir créer. Cependant, bien que cette déclaration semblât parler à tous, Nassia n'en était pas satisfaite.

  « Cela fait pourtant une éternité que je veux créer ! », dit-elle.

  « Et tu créeras », lui rétorqua Élérif. « Mais pas directement en Ao. »

  Colère de l’intéressée :

  « Mais pourquoi ? »

  « Car telle est la volonté d'Ao », tonna Alicar.

  Tous se turent et tournèrent leur attention vers leur géniteur sympathique. Maintenant qu'Élérif avait mis en lumière la quatrième capacité d'Ao dont disposait la fratrie, la volonté d'Ao était devenue limpide pour le primordial.

  « Votre frère Kelloar a poussé sa détermination jusqu'à plier le corps d'Ao, et Élérif a poussé la sienne jusqu'à le modeler. Et c'est en prévision de ces deux actes qu'Ao a placé votre mère autour de moi il y a plusieurs éternités. »

  « Ao est et sa volonté est dévoilée », enchaîna Zella.

  « Je vais créer pour vous », déclara Élérif. « Je vais entourer notre mère d'un volume tellement grand que vous pourrez vous perdre à sa surface. Et à jamais sera-t-elle à l'abri en son centre. »

  « Cher frère », l'interrompit Évia, « pourquoi parles-tu de — nous — perdre à sa surface ? Ne seras-tu pas des nôtres ? »

  « Non, car je ne ferai plus partie de vous. J'aurai pour les éternités intégré ma création. Je la protégerai. De l'extérieur je serai vu dans ma configuration courbe et de sa surface je n'apparaîtrai plus que dans ma forme plane. En Ao je serai alors nommé planète, et sur elle je serai connu sous le nom horizon. »

  « Et nous, qu'adviendra-t-il de nous ? », reprit Zarim.

  « Vous créerez sur ce volume », répondit Alicar en prenant le relais, « et vous aussi intégrerez vos créations pour les protéger. Seul Kelloar continuera son œuvre au sein d'Ao, car sa nature est incompatible avec la fragilité de vos créations à venir. »

  « De quoi devrons-nous protéger nos créations ? », s'interrogea Évia.

  Ni Zella ni Alicar ne répondirent. Cette question, toute légitime, n'éveillait aucun écho dans la compréhension qu'ils avaient d'Ao. La mère primordiale répondit donc simplement :

  « Cette réponse n'existe pas encore en Ao. Seules les éternités à venir nous apporteront ce savoir. »

  Ainsi se clôtura la discussion. Car plus aucune question n'avait à être posée. La volonté d'Ao était limpide, et ses manifestations allaient maintenant devoir s'atteler à la concrétiser. Éléri’a n'avait été qu'une prémisse imparfaite dont la surface inégale rappelait à Élérif combien il allait devoir se surpasser pour son défi final.

  « Que commence la création de Vandi'a », tonna Alicar.

  Et Élérif se mit à l'œuvre. Tous firent silence, comme la solennité de l'instant l’imposait. Alors même que l'ultime création du sympathique ne faisait que débuter, tous savaient, tous ressentaient qu'ils allaient être les spectateurs d'une étape majeure en Ao. Car tous pressentaient que, de cette étape, n’émergerait rien de moins que la clef de voûte de tous les futurs possibles du Grand Tout.

  Ce dont ils allaient être témoins, c’était le Second Miracle.

  Le miracle de la création de Vandi'a, le berceau de toutes les futures créations des manifestations d'Ao présentes et à venir. Vandi'a, un monde dans le Monde, une source dans la Source. Un endroit unique en Ao, dont les lois seraient définies par ses entités propres et non par Lui-même. Tel était le Second Miracle. Telle était la volonté d’Ao. Kelloar exploiterait l'incommensurable vide du Grand Tout, Alicar continuerait de veiller sur Zella même après qu'elle eut disparu dans le cœur de Vandi'a, et Nassia, Évia, et Zarim allaient avoir le privilège de donner un visage à la création d'Élérif. Leurs destins à tous, finalement, venaient d’être tracés.

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