Chapitre 36 : Lady Gaga, sérieux ? (lelivredejérémie)

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28 janvier 2022 23H20, Bahia Blanca, front de mer

‘Hospital Menor Ing. White’ annonce un panneau routier sur la carretera comarcal n° 3 qui longe l’océan depuis le port, faisant, pour la première fois depuis dix minutes, desserrer les dents à Alexis.

Il brise un silence qui devenait pesant, mais que j'ai évidemment participé à entretenir, entre les reproches que je me fais, et ceux qu'il serait en droit d'oraliser. La dernière heure sur le port a été un fiasco total d'un point de vue humain, largement à cause de mes hésitations, puis de mon initiative, si non la toute première, du moins la pire de ma vie, qui a coûté la vie à un homme...

— Ça le fera, dit-il sobrement, avant de s’engager dans une avenue à quarante-cinq degrés, rapport à la proximité de la clinique, forcément. Mais pour le reste, ça ne le fera pas. Pas avant longtemps.

— On ne peut pas donner le nom du profesor aux urgences'' dis-je, d'un ton mécanique. ''La flaque de sang dans le bureau de la capitainerie leur dira qu’un blessé a été évacué. Ils vont faire le tour des établissements de soins.’’

— Appelons-le Flores’’ réplique Alexis avec une grimace amusée ‘’Il est tellement obsédé par sa fleur miraculeuse, il sera foutu d’apprécier que l’infirmière l’appelle ainsi à son réveil’’.

S’il se réveille, pensé-je, après avoir capté le regard inquiet de Pablo dans le coin du rétroviseur.

Il lui a expliqué le plan, la fausse identité, qu’il est son neveu, à juste titre inquiet, ce qui justifiera qu’il reste à son chevet.

Arrivés à l’hôpital, visiblement doué d’une étonnante faculté d'adaptation, Alexis explique avec un calme olympien et un naturel désarmant dans un espagnol apparemment très persuasif à la réceptionniste que nous avions trouvé le pauvre homme blessé par balle, et que son neveu Pablo, heureusement indemne mais naturellement choqué, nous avait juste donné son identité, Alejandro Flores.

— Mais nous ne le connaissons pas’’ ajoute-t-il, avant de me tirer vers la sortie, sous les appels du médecin de garde qui nous enjoignait de rester jusqu’à l’arrivée de la police.

À l’abri du 4X4, nos longs soupirs se sont conjugués, en faible tentative d’évacuer la tension.

— Señor… Flores est en de bonnes mains, et en sécurité.

— Alejandro, c’est pour la chanson de Lady Gaga ?’’ dis-je, regrettant immédiatement la naïveté de ma question.

— Lady Gaga ? Sérieux ? Ne me fais jamais subir ta playlist Spotify, Jérémie ! Alejandro… était, entre autres défauts, très intrusif, lui aussi. Ne pose pas de questions, tu n’entendras pas de mensonges’’ dit-il avec ce sourire sarcastique que je connais. ‘’Trouvons un endroit où passer la nuit, demain, nous réfléchirons à tête reposée à la suite.’’

28 janvier 2022 23h45, Bahia Blanca, centre ville

Nous sommes arrivés à l’Hotel Victoria, trouvé sur booking.com, après qu’Alexis ait accepté ma suggestion ‘’Vingt mille pesos, un peu plus de cent quarante euros, pour un bled comme Bahia Blanca… Mais on n’a pas trop le choix’’.

— Solo un dormitorio para dos chicos lindos, me imagino...’’ a glissé le gardien de nuit, avec un regard vicieux.

— Con camas separadas, también !

— Si naturalmente’’ a répondu le mec, avant d’ajouter une longue tirade dont je n’ai rien compris.

— No te concierne’’ a claqué Alexis, avant de me tirer vers l’ascenseur.

— Wow ! Quel luxe’’ glapis-je en entrant dans la chambre, avant qu’Alexis referme la porte, et se fige, les sourcils froncés. ‘’Tu as dû l’impressionner, même si je n’ai pas tout compris’’ dis-je.

— Hmmm. C’est de plus en plus clair’’ grogne-t-il, de cet air cryptique que je me prends à apprécier, en ignorant ma remarque. ‘’Entonces, ¿dónde estás, pequeña cámara? Ah, la voici’’ dit-il en pointant du doigt un objectif miniature caché dans le pied tarabiscoté d’une lampe de chevet. ‘’Alors, question : on la désactive histoire de brimer l’abruti du rez-de-chaussée d’une séance de sexe débridé qu’il imagine probablement déjà, ou on la laisse activée pour ne pas moins le frustrer, en dormant sagement ?’’

— Qu…oi ?

— Tu n’as pas vu le tableau de contrôle avec les trop nombreux petits écrans, dans la pièce derrière la réception ? T’es tranquillou en vacances, tu sautes ta meuf… ou ton mec, sauf que ce genre d’hôtel est truffé de petites caméras, et ton brâme du cerf se retrouve sur Pornhub. Et ce doit être bien plus compliqué à faire supprimer qu’une photo juste un peu embarrassante postée à ton insu sur Flickr.

— Sérieux ? Ça t’est arrivé ?

— Que t’ai-je dit au sujet des questions intrusives, Jérémie ? Soit, c’est réglé, laissons-la branchée’’ a-t-il dit, avant de faire un petit signe ‘coucou’ de la main, un grand clin d’œil et un doigt d’honneur en direction du bug indiscret.

— Comment as-tu su ?

— Pervers Pépère ne m’inspirait déjà pas trop confiance. Ensuite, on n'a payé que dix mille pesos, pour une chambre pareille, c’est plus que louche… Et enfin, j’ai demandé des lits jumeaux, et on se retrouve avec un king size, il y avait clairement baleine sous gravillon.

— Pourquoi a-t-il imaginé qu’on allait… ?

— La partie de la conversation que tu n’as pas comprise, tu vois… Ben, en gros, il me disait que si, moi, je n’avais peut-être pas d’idée en tête, le regard que tu me jetais disait autre chose.

— J’essayais juste de suivre, et je me disais que tes expressions me diraient… Oh ! Laisse tomber.

— Tu es vraiment trop innocent pour ce monde, Jérémie. Sinon, bah, le grand lit, c’est pas perdu, cette nuit, on… échangera, disons.

— On… quoi ?

— Nos énergies, comme dirait Tom, ou plus prosaïquement, l’influence réciproque de nos pouvoirs respectifs, ce qu’on a réussi sur le port, à deux, confirme ta petite théorie d’échange équivalent ! Mais n’imagine rien de plus’’ a-t-il soufflé, maintenant dangereusement proche de mon visage, ‘’C’est juste qu’arrivé à mon niveau de… Comment dis-tu ? Ah oui, de cynisme… m’en moquer est assez jouissif. Après, j’imagine seulement ce qu’un échange plus… intime donnerait sur nos aptitudes particulières.’’

— Ça n’arrivera pas’’ ai-je grogné, conscient du ton de bouderie puérile de ma réponse.

Sauf que, bon… Alexis-Jérémie : 12 à 1. J’arrête de compter.

Puis aussi, je commence à me demander s’il est nécessaire d’augmenter nos… pouvoirs, ou quelque nom qu’on leur donne.

Tom et Mike ne sont pas là pour dissiper mes doutes, et Alexis… trop secret, et même si j’admire souvent sa maitrise de soi, il se fermerait comme une huître.

Jusqu’à hier soir, les perspectives étaient assez excitantes, nous sauverions évidemment Céline, pour ensuite les utiliser à faire le bien ou rétablir la justice là où nous le pourrions, après vingt-cinq ans à vivre comme une ombre, à subir plutôt qu’agir, et trop souvent – mes parents ne me le diront jamais – à parfois décevoir au final… Sauf qu’à la première occasion d’utiliser pleinement ma capacité, un homme est mort.

Oh ! Je peux bien me raconter un truc juste digne d’une série Z d’action, genre que c’était lui ou nous, imaginer qu’il n’aurait pas tiré si nous nous étions rendus, ou tenter de me persuader que le mec a pressé lui-même la gâchette, le résultat est là…

Je m’allonge en tournant le dos à Alexis, pour éviter, malgré son regard probablement rassurant, que plus encore de culpabilité m’assaille.

Pour égrener, sur l’horloge électronique de la chambre, les minutes et les heures qui nous séparent du moment où nous nous éloignerons de cette ville maudite.

29 janvier 2022 08h45, Hôtel Victoria, Bahia Blanca

Alexis a empoigné son portable, sur lequel il a composé un long texto destiné à Mike et Tom, expliquant les derniers évènements.

[Ping]

— Oh ! Réponse immédiate de Tom… Maître Ly a organisé un vol vers Paris pour nous en fin d’après-midi au départ de… Sao Paulo ? Mais comment on va arriver là ? C’est à mille bornes ! Eux, ils sont tranquilles à Stuttgart, ils se rendent compte qu’on est dans le trou du cul du monde, ici ? Je me demande d’ailleurs à quoi ils passent leur temps, pendant qu’on se fait plus mitrailler que nos ancêtres à Sedan, nous !

— Tes ancêtres…

[Ping]

— Attends, texto de Mike… Mmmouais… J’ai un tatouage de tigreuuuh dans le dos ! Trop classeuuuh ! Tom a un dragon, pas mal aussi. Vous devez absolument vous en faire faire un... Incroyable ! Juste au moment où j’étais prêt à lui accorder un peu de crédit… Mais il a quel âge, lui ? Puis j’en connais un autre qui va devoir se justifier, on sauve le monde et ils se font tatouer, tu le crois, ça ?

— Dans l’horoscope chinois, je suis rat, alors le tattoo, on oublie, totalement.

— Et moi, singe’’ soupire-t-il.

Une fois descendus au rez-de-chaussée, Alexis a attaqué au gardien de nuit d’un joyeux ‘’Buena mañana ! Tenemos que estar en Sao Paulo esta tarde. Pagamos bien. Es posible ?’’

— Es posible’’ a concédé le mec de la réception, finalement pas trop rancunier, et peut-être même légèrement amusé par son petit jeu de la veille devant la caméra.

— Cómo ?’’ demande Alexis, presque sociable, et limite… complice ?

Le mec nous explique que sa sœur possède un petit avion qu’elle essaie de rentabiliser par des vols privés, qu’elle a l’accréditation pour atterrir au Brésil et - après l’avoir contactée - que pour la somme ridículamente pequeña de 150.000 pesos, elle peut nous y emmener.

— Ce sera dans les mille euros, mais on n’a pas le choix, heureusement que maître Ly s'occupe de nos transports, le budget que Tom nous a filé s'épuise dangereusement vite’’ grince Alexis.

29 janvier 2022 09h10

L’Aeropuerto Bahia Blanca Comandante Espora est juste un hangar flanqué d’une piste d’atterrissage rikiki, où le coucou qui nous attend se sent bien seul. Une silhouette boudinée dans une salopette orange nous rejoint alors qu’Alexis parque le 4X4.

— Dejar el coche aquí no es buena idea’’ glisse avec un sourire entendu la petite femme, aussi large que haute, coiffée d’une casquette des New-York Mets dont émergent deux couettes d’un roux improbable pour une femme objectivement dans la soixantaine.

— Elle est pour qui la veut’’ dit Alexis, en lui tendant les clés ‘’Elle ne nous servira plus’’.

— De Verdad ? Vraiment ? Alors, le vol ne vous coûte qu’un peso simbólico, j’ai des amis qui … Bref ! Sinon, vous êtes clientes inusualesamantes franceses perdidos in Bahia Blanca que pagan… qui paient cash un vuelo de avión a Sao Paulo

— Mais nous ne sommes pas… ce que vous dites’’ éructé-je.

En serio ? Son lindos juntosal menos el pequeño parece ser mariposa.

— Elle dit qu’on est mignons ensemble, et qu’en tout cas toi, tu parais…’’ murmure Alexis, amusé, du coin de la bouche.

— J’avais plus ou moins compris, merci !’’ j’ai grogné.

Pour tenter maladroitement de me donner une contenance, ou du moins une attitude vaguement indifférente, j’ai sorti mon portable, forcément vide de tout nouveau contenu, lorsque la sonnerie a retenti, puis un nom sur l’écran. Long soupir, puis swipe right sur l’icone verte…

— Mon Jérémini à moi ! T’es où ? Je suis rentré de Sicile, je suis à la cité U, et le vendredi matin, tu n'as pas cours mais t’es pas chez toi. Je voulais te montrer mon bronzage tout partout, jusqu’entre les orteils, je suis caramel, miam !

— …

— Jey ? Tu m’entends ? J’ai des trucs à te raconter, c’était trop bien.

— Oui, Hugo, je t’entends, et c’est assez inattendu, plus de nouvelles depuis mercredi soir, et encore, juste via ton meilleur ami, que je commence à imaginer crypto-gay vu comme il te cornaque, ou du moins jaloux de ma présence, et qui m’a conseillé d’arrêter de te… harceler ? Je crois que c’était le terme.

— Oli ? Déconne pas, il bouffe de la chatte, lui ! Mais sérieux, t’es où, j’ai envie de toi.

— Je suis en Argentine, et je…

— A l’ambassade ? Avec le jeune attaché culturel qu’on a rencontrés au Petit Marcel ? Je pensais qu’il était aussi bottom que toi, j’aurais dû me méfier !

— Non, vraiment en Argentine, le pays ! Et je ne t’ai jamais trompé, Hugo, tu peux en dire autant avec ton Gunther de vacances et son mec ?

— …

— Je t’ai laissé deux jours, Hugo ! Quarante-huit heures de silence, conseillées par Oli, à ne pas… être sur ton dos, à espérer, bêtement. Mais aussi deux jours pendant lesquels je me suis découvert plus utile, puis un peu, plus courageux que je ne l’aurais imaginé ! Deux jours où je vis vraiment, et où je vois enfin de qui j’ai vraiment besoin.

— Vraiment… besoin ? Tu oublies un peu vite tout ce que je t’ai donné.

— Tout ce que tu m’as pris, plutôt. Mais je me dis qu’on a tous les deux changé en ces quelques jours, et j’espère juste que tu assumes ce que tu veux, et celui que tu es, je le fais aussi, de mon côté.

— Ne crois pas que je suis dépendant de ton petit cul serré, c’est toi qui reviendras en ramp…’’ J’ai coupé la conversation d’un doigt tranquille.

Étrangement apaisé, j’ai posé mon regard sur ma nouvelle vie, aussi courte qu’elle puisse être, qui sait, dans cette situation, et sur le ciel ouvert que cette étrange petite femme dans son avion si fragile va nous offrir.

— Tu es prêt ?’’ demande Alexis, qui s’est soudain matérialisé à côté de moi.

— Plus que jamais !

— C’était… ?

— Dans tous les sens du terme… c’était, vraiment ! Mais plus de distractions, je suis cent pour cent avec vous ! Enfin, pour ce que ça vaut… Je suis pas trop crédible, là, si ?

Alexis initie, avant de l'interrompre, le geste de jeter un bras sur mes épaules, que j’ai peut-être juste imaginé, en fait. Il me fixe un instant, partageant ma gêne, et murmure, à mon attention entière, cette fois ‘’Ça va le faire, tu verras’’.

J’aimerais tant le croire, puis, un peu, imaginer que je trouverai ma place dans notre groupe, avec plus de résolution et d’esprit de décision, déjà, au lieu de suivre, encore trop souvent, comme un chiot maladroit. Puis ce qu’il a dit, sur ma candeur, il n’a pas tort sur ce coup-là… Dans le videogame de la vie, combien de Hugo, d’Alejandro… devrai-je affronter avant d’être suffisamment armé pour de combattre le boss final ?

— Estamos volando a 11000 pies, el clima es perfecto’’ dit Yolanda, se la jouant pilote de long courrier, avant d’ajouter ‘’Si quieres, únete a tu amigo detrás’’ à l’intention d’Alexis.

— Elle propose que je te rejoigne à l’arrière…

— J’avais capté, ça doit être le truc d’immersion totale, je commence à comprendre un peu d’espagnol, mais si tu ne tiens pas à ce que je te vomisse dessus, reste devant, s’il te plait’’ gémis-je.

Dans tous les sens d’immersion totale, en fait, avec l’impression d’être soudain plongé dans la vraie vie, avec toujours un peu celle de juste apprendre à nager…

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