Troisième voyage (2) — La bête au creux de mes bras

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Hélène Gretel


 Qu’est-ce que c’était que ça ?! Encore une fois, cette personne a changé de comportement. Il était si froid, si violent. Est-ce vraiment mon sauveur ? Serait-ce sa véritable personnalité ? Dans ce cas, pourquoi avoir fait preuve de bonté à mon égard ? Je ne vois que deux réponses à cette question. Soit ce balayeur possède des troubles psychologiques, soit cette personne est bien plus manipulatrice qu’on ne le pense. Sauver quelqu’un, ce n’est pas rien, cela signifie une immense gratitude. Était-ce qu’il voulait ? Souhait-il que je lui sois redevable ? De cette manière, il ne se gênerait pas pour me donner des ordres, et le moindre refus de ma part attiserait sa violence. Cet esprit a cherché à m’intimider, tout cela dans le but que je puisse lui obéir.

 J’ai beau réfléchir calmement à la situation, la peur subsiste, je continue de trembler. Que faire dans ces moments-là ? J’aurais été en compagnie du Désastre, Gaston n’aurait pas pu me menacer, Gangrène m’aurait protégé. Cependant, cette supposition n’est qu’utopie. Je suis seule. Plus de partenaire à mes côtés, plus de famille, plus rien ! Non, je dois me ressaisir, il ne faut pas que je sombre. Si je voyage, c’est pour retrouver ce que j’ai perdu ! Alors pourquoi ne puis-je retirer cette tristesse qui m’habite ? Pourquoi ai-je envie de pleurer ?!

 Si seulement j’avais prévu les actions de Taxus, les choses ne se seraient pas passées de cette manière. J’aurais convaincu mon partenaire d’abandonner la malédiction, de laisser l'Évolution s’en occuper. Et pourtant, un tel dénouement est impossible. Jamais je n’aurais pu prévoir que mon ennemie était si dangereuse, ni même la fin qu’elle nous réservait.

 Le désespoir alourdit mon corps, je me recroqueville, le regard perdu dans le vide. J’aurais tant aimé que tout cela ne soit qu’un rêve…

  • Que faites-vous ? Vous avez mal au ventre ? demande une petite voix fluette.

Je concentre mon regard avec faiblesse sur le tas de feuille, c’est de là que provenait le son. Ah ! Je suis vraiment nulle ! Le désespoir me fait perdre la tête. Maintenant j’envisage sérieusement que des débris végétaux puissent parler.

  • Ne vous gênez pas pour répondre. Sérieusement, on dirait mon collègue.

Son… collègue ?

 Le tas de feuilles rouges s’agite, en son centre surgit un petit lapin au pelage noir. Ses yeux sont camouflés par des lunettes de soleil adaptées à sa taille. Cette vision suffit à me décevoir. Ces animaux sont si mignons, pourquoi leur faire porter une monture pareille ? Un lapin qui parle et qui porte des verres noirs, avec les ombres mouvantes et le balayeur, j’ai la preuve ultime que ce monde est bien particulier.

  • Tous les employés cachent leurs yeux avec des lunettes ? demandé-je d’un ton las.
  • Non pas tous, seuls les plus compétents en porte ! répond avec fierté l’animal. Les lunettes, c’est mon idée. Il n’y a que moi pour avoir un tel éclair de génie !

Ou un mauvais goût…

  • Un employé lapin, c’est original, murmuré-je.

Au fond, je ne vois même pas pourquoi je perds mon temps à discuter. Tout ce que j’ai à faire, c’est retrouver mon partenaire. Le seul espoir que ce monde me présente est Gaston. Quand bien même son comportement est particulier, je… Mes pensées s’arrêtent, interrompues par un geste de l’animal. Celui-ci pose ses pattes sur mes joues et s’amuse à les bouger.

  • Qu’esche que…
  • Ah ah ah, je préfère cette tête, au moins tu es drôle, ricane l’animal.

Ce lapin se moque de moi ? C’est épuisant ! Je saisis les pattes de l’employé et commence à les pousser, sans succès.

  • Gaston avait raison, tu es faible. Je comprends aussi pourquoi il cherchait à t’énerver tout à l’heure.
  • Laichez moi tranquille…, épelé-je en tentant de libérer mes joues.
  • Vraiment, je me demande pourquoi on devrait perdre notre temps avec une suicidaire dans ton genre, continue le lapin.

J’ai beau contenir ma colère depuis un moment, je commence à en avoir assez ! Moi une suicidaire ?! C’est une plaisanterie !

  • Ne dis pas n’importe quoi ! hurlé-je en retirant les pattes de l’animal. Je ne suis pas suicidaire, la mort est la dernière chose que je souhaite !

Mon corps halète, épuisé par l’action de mon hurlement. Mes yeux ne quittent pas le lapin, qui semble être imperturbable.

  • Alors pourquoi étais-tu recroquevillée ? Tu ne faisais plus attention à rien, tu as tendu les bras au désespoir. Tu avais l’air d’une pauvre bête qui attendait la mort. Si tu n’es pas une suicidaire, alors tu es une imbécile.

La colère anime brutalement mes muscles. En un instant, mon bras gauche saisit l’animal, l’élevant au-dessus du sol en serrant son pelage.

  • Qui traites-tu d’imbécile ?! épelé-je avec rage.
  • Toi. La preuve, pour utiliser la méthode initiale, il faudrait être une voyageuse stupide…

Je resserre l’étreinte autour de l’animal.

  • Ou désespérée, termine le lapin.
  • Pardon ? dis-je surprise par ses mots.

L’employé retire les lunettes de son visage et me regarde droit dans les yeux. Ses iris sont d’une magnifique couleur bleue, d’une teinte semblable au ciel du midi.

  • Je m’excuse pour cette présentation tardive, reprend le lapin. Je suis Alice, une fée à tout faire. Mon travail d’aujourd’hui consiste à t’aider, Hélène. Utilise-moi comme il se doit, crache ta colère et ton chagrin, confie-les à un petit animal. Tu peux me serrer aussi fort que possible, j’écouterais tes pleurs sans m’enfuir.

 Les paroles de l’employée résonnent en moi, j’ai l’impression que ma colère se dissipe laissant place à la culpabilité.

  • Mon dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? dis-je en reposant l’animal sur le sol.

J’étais terrifiée face aux actions de Gaston un peu plus tôt, et voilà que je fais la même chose ! Ce lapin avait raison, je suis stupide et désespérée. Moi qui voulais me battre pour ma survie, moi qui suis restée optimiste jusqu’au bout, j’ai perdu. J’ai essayé de me tromper, de me convaincre que tout allait bien, qu’il n’y avait qu’un objectif. C’est faux, il y a bien plus d’une tâche dont je dois m’acquitter.

 Mon corps s’agenouille sur le sol, mes mains se posent avec ferveur sur mon visage. J’ai du mal à pleurer, je n’y arrive pas.

  • Hélène, murmure Alice en se blottissant contre moi, dis-moi pourquoi tu te sens aussi triste.

Mes bras se resserrent autour du lapin, je me recroqueville en grimaçant.

  • Je suis déçue de moi-même, je m’étais promis que tout irait bien. J’ai fait de mon mieux, en jugeant mes actions justes.

Ça y est, je sens enfin les larmes venir.

  • Et pourtant, je n’ai été capable de rien. Le partenaire qui se trouvait à mes côtés a disparu. Je me pensais suffisamment forte pour accepter la réalité, je croyais qu’avec lui tout changerait.

Je sens l’animal frotter son visage contre ma joue mouillée, je sanglote davantage.

  • J’ai peur qu’il souffre seul, sans que je sois à ses côtés. Je m’étais promise de l’aider, de le protéger. Résultat, je ne suis capable de rien. Pas même de tenir une promesse faite à moi-même ! Je voudrais le retrouver, je voudrais calmer cette peur qui m’habite. Je ne veux plus perdre les personnes qui me sont chères.

Maintenant, je comprends mieux les actions de Gaston. Il cherchait à faire ressortir le chagrin qui me rongeait de l’intérieur. Une fois parti, ce balayeur a laissé le travail à sa collègue. C’est fourbe, toutes ses réactions, même le fait de me faire peur, étaient calculées pour ce moment.

  • Hélène, murmure gentiment Alice, tu n’as pas tout perdu. Tu es arrivée au bon endroit, Gaston et moi pourront t’aider. Ton partenaire est important, je comprends très bien. Cependant, il y a une chose que tu dois faire avant.

Mon corps se redresse en entendant les paroles du lapin. Je le regarde, les yeux mouillées de larmes.

  • Que dois-je faire ? demandé-je perdue.
  • Te retrouver toi-même, mais aussi t’affronter. Tu dois passer à l’étape supérieure.

Je comprends très bien ce qu’elle veut dire. Cependant, je ne vois pas comment je pourrais le faire.

  • Ne t’en fais pas, reprend Alice en remettant ses lunettes. Je te l’ai dit, Gaston et moi t’aiderons. Enfin, je ferais le plus gros du travail comme d’habitude.

Le lapin pose sa patte sur ma main, un sourire espiègle semble animer sa tête poilue, le résultat est plutôt effrayant.

  • Viens avec moi, petite affamée. Je vais te faire goûter un de mes plats.
  • Je peux me débrouiller sans manger.
  • Peut-être, mais n’oublie pas que tu me dois une faveur. T’écouter pleurer en entendant tes gargouillis, ça donne un concert plutôt étrange.

Je ris en entendant ses paroles puis me lève avec énergie. Je suis l’employée qui me guide vers la salle que m’avait auparavant indiqué le balayeur. Pour cet instant, j’ai décidé d’abandonner le moindre doute. Cette lapine, Alice m’a soulagé d’un poids qui me rongeait de l’intérieur. Si elle n’était pas intervenue, je me demande si j’aurais trouvé la force pour avancer.

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