Troisième voyage (3) — La culpabilité d'un monstre

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Hélène Gretel


 Je coulisse l’une des deux doubles portes puis pénètre dans la salle à manger. La pièce présente des petites tables basses accompagnées de coussins, le sol est entièrement couvert de tatamis. J’aperçois quelques ombres mouvantes à proximité des meubles, l’une d’entre elle me donne l’impression de manger. Quel étrange spectacle.

  • Installe-toi ici, dit la servante en désignant un coussin. Ne bouge pas, j’arrive tout de suite.

Je m’assois avec hésitation en regardant le lapin s’éloigner. Une fois l’employée partie, mes yeux se concentrent à nouveau sur les ombres. Sur une table voisine, j’aperçois la vaisselle flotter en l’air avant de disparaître mystérieusement. Une sueur froide s’écoule le long de mon front. J’ai la preuve décisive que ces formes obscures ne sont pas de simples ombres.

  • Je suis de retour, s’écrie Alice en trainant sur le sol un plateau portant un repas.

Elle est déjà là ? C’était rapide, surtout que cette employée est une lapine. Porter cette nourriture n’a pas dû être facile.

 Alice force sur ses pattes, saisi le plateau avec difficulté puis le pose sur la table basse en évitant par deux fois d’en renverser le contenu.

  • Bon appétit, reprend-elle épuisée.

Je remercie l’animal avant de me concentrer sur le repas. Il se compose d’une salade grecque, de petites patates au beurre, et d’un peu d’agneau. C’est amusant de constater que ces plats ne suivent pas du tout l’ambiance japonaise que dégage le lieu. Je m’attendais à me retrouver avec un bol de riz et du poisson.

 Je saisi la fourchette puis commence à goûter la salade. Quelle délice ! Je me rappelle en avoir mangé avant mon départ de la base. J’avais pris des conserves et les avais mis dans mon sac. Un instant, mon sac ? Il n’était pas dans la chambre où je m’étais réveillée !

  • Alice, demandé-je avec une légère panique. Mon sac, où est-ce…
  • Ah, cet énorme bagage ! Gaston l’a mis dans un endroit sûr, il prenait énormément de place dans la chambre.

Donc c’est ce balayeur qui a pris toutes mes affaires. Il faudra que je les lui reprenne avant de partir. En tout cas, cette entrée est vraiment délicieuse, j’en arrive à oublier mon stress. Dommage qu’il n’en reste plus. Autant s’attaquer au plat de résistance.

  • Tu manges bien en tout cas, dit joyeusement Alice. On est de meilleur humeur le ventre plein.
  • Il faut dire que c’est très bon. Tu es vraiment douée pour la cuisine.

Qui aurait cru que les lapins étaient aussi cordons bleus ? Dans mon monde, ils composent l’assiette d’une autre manière, et je trouve cela assez ironique.

  • Ah, euh…Oui. Je cuisine bien, reprend l’employée avec hésitation.

Je regarde l’animal d’un air douteux. L’employée remarque mon expression, la gêne prend place sur son visage.

  • Désolée Hélène, je t’ai menti, continue Alice en baissant la tête. Je n’ai fait que récupérer la cuisine que Gaston t’avait préparé.

Je laisse tomber ma fourchette en entendant cette phrase, le visage figé par la surprise. Pourquoi ai-je mangé ces plats ? Si cet employé les a faits, j’aurais dû demander à un goûteur de vérifier la présence de poison !

  • Ah mais, ce n’est pas comme s’il avait présagé ton réveil et l’avait préparé avant que tu ne sortes de la chambre, ou qu’il ait fouillé ton sac pour voir quel plat tu mangeais, continue l’employée.
  • Non, bien sûr que non, dis-je en contrôlant une colère soudaine.

Pourquoi ai-je l’impression que ce balayeur ne me laisse pas la moindre vie privée ? Il connait mon anatomie après m’avoir déshabillée, puis a découvert mes faiblesses en m’intimidant. Cependant, le plus écœurant dans toutes ses actions est de le savoir en train de veiller sur moi. Cette attention à mon égard est effrayante !

  • Dis-moi Alice, Gaston est-il aussi envahissant et attentionné envers ses clients ?

J’ai besoin de savoir si c’est une chose normale chez ce balayeur. Cela suffira déjà à me rassurer en pensant que je ne suis pas la seule.

  • Pas du tout, c’est rare qu’il fasse autant d’effort.

Je recrache soudainement ma bouchée puis décale mon assiette d’un air dégoûtée. C’est fini, je ne mange plus rien.

  • P-Pourquoi fait-il tout ça ? demandé-je avec une légère panique.

Le corps d’Alice s’abaisse légèrement, l’atmosphère autour d’elle change. La présence des lunettes cache l’expression de ses yeux. En revanche, n’importe qui serait capable de sentir le lourd poids des émotions qui l’habite.

  • Hélène, tu ne sais pas grand-chose sur ce monde, pas vrai ?
  • C’est exact, je sais juste que cet endroit est une auberge.
  • Connais-tu aussi la véritable nature de Gaston ? me questionne Alice.

J’avoue ne pas savoir avec précision qui est réellement ce balayeur. La seule réponse que j’ai concerne son emploi.

  • Il m’avait dit qu’il était esprit à tout faire. Un peu comme toi, non ?

Le lapin fait non de la tête avant de reprendre la parole d’un air légèrement offensé :

  • Pas du tout ! Nous n’avons rien en commun ! Déjà les goûts pour commencer, il préfère les jeunes et moi les vieux. Il est insupportable, arrogant, venimeux, tout le contraire d’une fée géniale comme moi !

Au moins, Alice peut se vanter d’avoir suffisamment d’orgueil par rapport à son collègue.

  • C’est vrai, continue l’employée d’un ton plus sérieux. Moi, je suis une fée sous une apparence animale. Lui, ce n’est pas même pas un esprit, mais plutôt un bâtard, un sang mêlé.

J’ai un peu de mal à situer le contexte, il faut dire que j’en sais assez peu sur ce monde. En revanche, quelque chose m’échappe.

  • Je ne comprends pas pourquoi tu es si sérieuse envers ses origines. Si elles sont diverses, où est le problème ? demandé-je
  • Normal que tu ne comprennes pas, ce monde-là est différent des autres. Il contenait autrefois deux populations distinctes : les humains et les monstres. Ces derniers contiennent plusieurs espèces. Chez eux, les enfants de pur-sang sont valorisés, ils sont bien vus par la société. En revanche, les gens issus de plusieurs souches comme Gaston possède une particularité morphologique : ils prennent l’apparence d’humains, bien qu’ils ne le soient pas. Ils sont comme des traîtres aux yeux des lignées pures.

Ces informations sont intéressantes. Jamais je n’aurais pu prévoir que ce monde cachait une telle réalité. Il faut dire que mon horizon se limite juste à cette auberge. Qui plus est, je comprends mieux l’apparence de Gaston à présent. Même si je m’attendais à ce qu’il soit le fruit d’un humain et d’un monstre. D’ailleurs, en pensant aux hommes…

  • Lorsque tu parles des humains et des monstres, tu fais référence au passé, pour quelle raison ?
  • Parce qu’il n’y a plus tout d’Hommes, répond Alice. Gaston les a tués.

Je me fige en entendant la dernière phrase de l’employée. Je ne m’y attendais pas du tout ! Comment une personne qui prend activement soin des humains peut-il en avoir massacrés ?!

  • À ta tête, je comprends que tu ais peur, continue le lapin. Néanmoins, tu n’as pas à t’inquiéter, tu ne risques rien. C’était le passé, un moment où Gaston devait se faire une place auprès des monstres. Pour ne pas être mis à part, il leur proposait des services. Quiconque souhaitait une chose, Gaston le réalisait.

Je comprends mieux à présent. Si les métis sont considérés comme des parias, pas étonnant qu’il ait proposé ses services aux espèces les plus pures. Jusqu’à endurer moult sacrifices dans le but d’avoir une place dans la société. C’est une comparaison bien étrange, et pourtant le comportement de Gaston me rappelle beaucoup d’adolescents, ainsi que des adultes de mon monde. Ceux prêts à faire n’importe quoi pour se sentir accepté dans un groupe.

  • Quelqu’un désirait tuer tous les humains ? demandé-je à Alice.
  • C’est ça, une personne très influente ici. On pourrait presque dire que c’est une dictatrice maintenant. Grâce à l’extermination des Hommes, cette ogresse mène la belle vie. Ce n’est pas le cas de Gaston, qui regrette amèrement son geste. On l’oublie souvent, mais tuer involontairement quelqu’un est un acte horrible pour l’assassin. Alors plusieurs milliers de victimes…

Ce dénouement est compréhensible, et explique aisément la raison pour laquelle ce balayeur m’a sauvé la vie. Je n’oserais pas affirmer connaître parfaitement les émotions de cet esprit à tout faire, et pourtant ses sentiments sont légitimes. Si j’étais à sa place, peut-être aurais-je fait la même chose.

  • Merci de m’en avoir parlé, Alice.

Savoir ce passé calme les peurs que j’avais envers Gaston. J’en reviens même à le considérer comme une toute autre personne. Non pas comme un balayeur dénué de bons sens, ou encore un manipulateur. Disons que je le vois comme une victime silencieuse. Celles qui porte en elles la tristesse de leurs actes, le cœur alourdit par les regrets. Étrangement, cette sensation que me procure cet esprit à tout faire me rappelle l'Évolution.

 Elle aussi était rongée par le chagrin, et faisait tout son possible pour vivre en portant ce poids dans son cœur. Si j’avais porté plus attention à ses sentiments, peut-être aurions-nous eu une fin différente ? Je lâche un maigre soupir, ça suffit. Je dois arrêter de songer au passé, je ne peux plus le changer. Les voyages dans le temps sont un mythe, nul ne peut réussir cet exploit, et ce n’est certainement pas moi qui vais changer les choses. Pour l’instant, je dois me concentrer sur l’actuel. D’après Alice, les humains ne vivent plus en ce monde. Ce dénouement risque d’être dangereux pour moi.

  • Par contre, est-ce que ma présence ici ne poserait pas problème ? demandé-je.
  • Comment ça ?
  • J’ai beau être voyageuse, je reste humaine. Si ce monde est uniquement peuplé de monstres, alors…
  • Ah ! Si ce n’est que ça ! m’interromps Alice. Ne t’en fais pas, tu ne risques rien.

L’interrogation prend place sur mon visage, faisant pencher légèrement ma tête.

  • Tu vois ces ombres dans l’auberge ? continue joyeusement l’employée.
  • Oui, elles sont plutôt étranges, j’ai même vu une assiette disparaître.
  • Ce sont les clients monstres, ceux qui ont réservés. Pour éviter qu’ils ne t’attaquent, Gaston a fait en sorte que vous ne vivez pas dans la même dimension … Ou un truc du genre. Pour toi, ces clients sont des ombres, et pour eux tu l’es également. Seuls mon collègue et moi pouvons interagir avec ta personne.
  • Attends un peu, ce balayeur a vraiment fait ça ? m’exclamé-je surprise.

Durant mon deuxième voyage, les êtres que je côtoyais dans d’autres dimensions étaient les Sources. J’ignore ce qu’il faut faire pour passer entre ces différentes réalités, mais je peux en déduire que ce n’est pas très commun ! Gangrène ne m’a jamais parlé d’un tel voyage, de même pour mes semblables à la base.

  • Bien sûr, il est capable de nombreuses choses. Tâches domestiques, réparation de machine, tactique militaire, magie, médecine, Gaston peut tout faire ! Enfin, il pouvait. Maintenant, il ne peut plus porter atteinte à la vie de qui que ce soit, me répond Alice.

Cette information suffit à me donner énormément d’espoir ! J’ignorais que l’être étrange m’ayant sauvé la vie était capable d’autant de choses ! Dans un sens, je comprends mieux pourquoi la lapine me disait que Gaston pouvait m’aider. C’est d’ailleurs ce que je vais faire, je vais me servir de ce balayeur pour retrouver mon partenaire.

 Enfin, je dis ça mais, j’ai un autre problème à résoudre : moi-même. Grâce à Alice, j’ai pu délaisser une partie de ma tristesse, mais le venin qui me ronge est toujours présent. Comment faire pour l’éradiquer ?

  • À la vue de ton expression, je dirais que tu es intéressée par les talents de mon collègue, dit l’employée.
  • Pour être honnête, j’hésite à lui demander un service.
  • Tu ne souhaites rien ?
  • Ce n’est pas ça, c’est juste que j’ai plusieurs choses auxquelles penser. Quelle demande dois-je prioriser ? Retrouver mon partenaire ou m’affronter comme tu l’as suggéré ?

Un petit rire s’échappe du lapin. Une patte se positionne devant sa bouche rose, afin de camoufler son joyeux ricanement.

  • Ça me fait vraiment plaisir que tu retiennes mes paroles, mais ne t’en fait pas. Demande-lui ce que tu souhaites au plus profond de ton cœur, nous nous chargerons du reste.

Un petit sourire prend place sur mes lèvres, je me sens heureuse à chaque fois que je parle avec cette lapine. À vrai dire, j’en sais plus sur son collègue que sur elle. Je me demande pour quelle raison Alice travaille ici. Elle se dit être une fée, et pourtant son apparence est différente de celle que j’ai rencontré avant mon premier voyage. Bon, il est vrai qu’elles ne viennent pas du même monde, mais rien ne m’empêche de les comparer.

 Décidément, je ne peux m’empêcher d’être curieuse en songeant à cette employée. Je suis tentée d’en savoir plus à son sujet. Par exemple, qu’aurait-elle choisi à ma place ?

  • Dis-moi Alice, si quelqu’un pouvait réaliser ton souhait, que demanderais-tu ?

La fierté anime la lapine, lui faisant bomber le torse.

  • C’est évident, voyons ! Je demanderais ma démission !

Étrangement, je ne m’attendais pas du tout à cette réponse.

  • Pour quelle raison ? demandé-je avec incompréhension. Tu n’aimes pas travailler ici ?
  • Hein ? Si, bien sûr que j’aime mon travail, mais…
  • Mais ?
  • Disons qu’une lapine aux lunettes de soleil possède ses propres rêves. Je voudrais fonder mon entreprise, qui porterait le nom que JE lui aurais choisi ! Je deviendrais la cheffe suprême, mes employées me verront comme une patronne exemplaire ! Et enfin, ENFIN je pourrais échapper à la catastrophe qui arrive droit sur l’auberge !
  • Quelle catastrophe ?! l’interrogé-je avec sérieux.
  • Demain, au lever du soleil, l’auberge est finie.

Une légère panique prend possession de mon esprit, que veut-elle dire par là ?!

  • Que va-t-il se passer ?! Le bâtiment va fermer ? Un incendie va se déclarer ? Un séisme va arriver ?
  • Non, une chose bien pire encore, déclare Alice. Gaston va être nommé chef.
  • Oh.

Ma déception s’échappe en un seul mot. J’imaginais un désastre bien plus dévastateur que l’actuelle réalité, même si je dois reconnaître que cette situation mérite son temps de panique. Surtout en connaissant le principal intéressé.

  • Tu ne te rends pas compte à quel point c’est horrible ?! Ce rouquin va me donner des ordres, à MOI, sa plus vieille collègue ! Tout ça parce que monsieur est doué dans plein de domaines, j’aurais aimé l’avoir la promotion ! Déjà qu’il est insupportable en tant qu’employé, si jamais il devient patron… c’est la fin de ce monde !

Après avoir dicté ses mots, la lapine se met à pleurer sans retenue. Je ne peux m’empêcher de la regarder, décontenancée par sa réaction. Je comprends que cette nouvelle puisse la décevoir. En revanche, je trouve ses paroles exagérées. La fin du monde arrivera dès que Gaston dirigera l’auberge, vraiment ?

  • Alice, commencé-je.
  • Snif, oui ?
  • Allons voir ton collègue, toutes les deux.

La fée penche la tête sur le côté en signe d’incompréhension, je continue :

  • Nous avons des choses à lui demander : ta démission et mon souhait. Nous ne pourrons pas avancer si l’on reste ici à pleurnicher. Faisons face à Gaston.

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