Troisième voyage (9) — Notre chance

10 minutes de lecture

14 octobre 20XX

Hélène Prokletý


 J’abandonne le battant une fois arrivée dans la salle d’attente. Ginkgo me fait face, adossé contre un mur, les bras croisés. Ses longs cheveux blonds, coiffés en une grande tresse fine, serpente allégrement son corps. Son regard vert printemps observe d’une lueur songeuse l’unique fenêtre de la pièce. Sa vue seule, suffit à occuper l’attention des autres patients. Tous l’observent, ébahi par la contemplation de son physique. Il faut dire que mon tuteur est très beau. Ses traits fins lui donnent un air doux, respirant la jeunesse. Tandis que son corps, bâti par une imposante musculature, le garnit d’une impression de puissance, voire d’un aspect sauvage.

  • Vous avez vu cette enfant ? chuchote un homme assis à proximité de la porte.
  • Vous pensez que c’est le sien ? s’étonne à voix basse une personne âgée.
  • Oh non, ça ruine tous mes espoirs, murmure une jeune femme.

Je grimace légèrement en entendant ces trois patients. Discuter dans le dos des autres, je trouve cela ignoble. Attendez au moins que je sois partie. Le regard de Ginkgo est toujours perdu dans ses pensées. Aucun sourire ne vient animer son visage, preuve que sa réflexion ne doit pas être joyeuse. J’ai du mal à l’admettre, mais je suis la cause de son expression. Si je n’avais pas été portée disparue, il n’aurait eu aucune raison de s’inquiéter. Alors, c’est à moi de faire le nécessaire et lui redonner du bonheur.

  • Gin..

Je me stoppe, poussée par la gêne. Les trois patients me regardent de leurs yeux ronds. Je déglutis, si seulement ils pouvaient partir...

 Je regarde mes mains, elles tremblent. Cette vision suffit à me rendre stupéfaite. Cette réaction, ces gestes, ce sont les preuve de ma faiblesse. Je pensais vouloir faire le nécessaire pour lui redonner le sourire, mais comment puis-je y arriver sans mettre d’effort ? J’ai peur des gens, de leurs regards, de leurs jugements. Je me sens impuissante, incapable de réfuter ces pensées qui me déplaisent. La raison derrière cette terreur est simple : je n’ai jamais cherché à me battre. Au fond de moi, je voudrais que les choses changent, je voudrais faire face à ces inconnus. J’ai conscience de ne pas y arriver directement, mais rien ne m’empêche de faire des efforts, petit à petit.

  • A...Ari…, commencé-je en regardant mon tuteur

Allez, tu peux le faire Hélène ! La pédopsychiatre l’a déjà dit devant toi.

  • Arichi…

J’ai douze ans maintenant, je suis une grande ! Les mots compliqués ne me font plus peur !

  • Archibald ! crié-je dans la salle d’attente.

Dès l’instant où je termine d'épeler son nom, mon tuteur se retourne, le visage possédé par la surprise. Ses iris verts m’observent avec intensité, me donnant l’illusion que cette salle abrite uniquement deux personnes : lui et moi. Je me retrouve subjuguée par la vue que m’offre son regard, comme si le temps s’était arrêté.

  • Archibald ? Deuxième déception, commente la plus jeune des patientes.

Mon tuteur laisse échapper un petit rire, prenant petit à petit de l’ampleur. La gêne me fait rougir, tous les patients nous regarde d’un air dérangé.

  • Mettez là en sourdine, s’écrie l’homme de la pièce, c’est une salle d’attente !
  • C’est pour ça que vous le dites en hurlant comme un ours ? pensé-je à voix haute.

Par réflexe, je bloque ma bouche à l’aide de mes deux mains. Zut, comment ai-je pu faire une telle erreur ? C’est la première fois...

  • Ah ah ah ah ah ! Comme un ours, excellent ! ricane Ginkgo en se retenant les côtes.
  • Troisième déception, reprend la jeune patiente.
  • Cessez de rire ! Un peu de tenue bon sang ! réplique l’homme d’un ton vexé.

L’hilarité de mon tuteur s’intensifie, devenant de plus en plus aiguë. Un sourire béat prend place sur mon visage, j’ai l’impression d’écouter une petite fille. Cette simple comparaison suffit à me faire oublier la présence des autres, partageant le rire de cet homme.

 C’est étrange, j’ai l’impression d’être plus légère, comme si le poids qui pesait sur mon cœur s'échappait par ma bouche. Qui plus est, je ressens dans ma poitrine, un soupçon de fierté. Je suis satisfaite de mes exploits. J’ai réussi à l’appeler, le faire rire, et ce, malgré la présence des autres. Je ne regrette pas d’avoir mis un peu de courage rien que pour lui.

  • Si votre rendez-vous est terminé, nous interrompt une employée du cabinet, veuillez quitter les lieux s’il vous plaît.

À l’écoute de ces mots, Ginkgo prend une grande inspiration.

  • Je comprends, dit-il en se rapprochant de moi. Rentrons à la maison, Hélène.

 Mon tuteur me prend la main droite un petit instant. Une expression songeuse envahit son regard à la vue de ma paume. Au bout de quelques secondes, Ginkgo se ravise et me guide par les épaules. Nous quittons le cabinet d’un pas rapide, sans porter attention aux autres patients.

 Je jette un regard curieux sur la main qu’on avait tenté de me prendre. La réaction de mon tuteur se joue en boucle dans ma tête. Je ne comprends pas, jusqu’à présent, il avait retrouvé sa joie, il riait de nouveau. Et pourtant, son sourire a perdu tout éclat à la vue de ma paume droite. Pourquoi a-t-il eu cette expression ? Tout ce que j’ai, c’est une cicatrice. Oh, j’oubliais ! La pédopsychiatre me l’a dit : sa tristesse est due à mon enlèvement. Il a dû penser que je me suis fait cette blessure durant ce temps.

 Je serre le poing d’un air décidé avant de me poser face à Ginkgo. Mon tuteur s’arrête, surpris par mon geste. Sans attendre, j’ouvre la paume en dictant ces paroles :

  • Tout va bien, je n’ai pas eu mal ! Tu peux me tenir la main !

L’homme me faisant face cligne plusieurs fois des yeux avant de pouffer de rire. Sa tête se tourne sur le côté, cherchant à m’éviter.

  • Voilà que je me remets à rire, je dois vraiment être sur les nerfs, chuchote-t-il.
  • Quoi ?
  • Rien, reprend Ginkgo en se tournant vers moi, tu es une menteuse Hélène.
  • Mais non, c’est la vérité ! répliqué-je sûre de moi.
  • La vérité, c’est que tu t’es fait cette blessure pendant que ta mère bricolait à la maison. Tu as déboulé dans la pièce alors qu’elle réparait un meuble et tu es tombée pile sur le clou posé au sol. Tu m’avais autrefois raconté cette histoire, et tu me disais à quel point ça t’avait fait mal.

Je regarde ma main, étonnée par ces explications. Ce souvenir ne me dit strictement rien. Encore une fois, je ne suis pas capable de m’en rappeler.

  • Ceci dit, tu as raison, continue mon tuteur, je peux te prendre la main. À ce moment-là, j’étais perdu dans mes pensées, excuse-moi.

Mon regard se pose sur son visage, un maigre sourire prend place sur ses traits. Je me fige, stupéfaite par cette vision. Ce n’est pas l’expression que j’attendais, en revanche, elle contient quelque chose d’inattendu. Une facette à la fois triste et rassurante, qu’est-ce que cela peut être ?

  • Tu es triste Hélène ? me demande-t-il soudainement.
  • Pourquoi dis-tu ça ?

Ses yeux se plissent en observant ma réaction.

  • Lorsque l’on en vient à tes souvenirs perdus, tu affiche un air à la fois triste et coupable. Tu t’en veux n’est-ce-pas ?

Je hoche la tête en grimaçant.

  • Sache que tu n’as rien à te reprocher. Cela risque d’être étrange pour toi d’entendre ça, mais tu devrais saisir cette chance.
  • Ce n’est pas une chance ! Si j’arrivais à me souvenir de tout, je trouverai les moyens pour te redonner le sourire ! m’écrié-je.

Je sursaute légèrement en écoutant les paroles qui sortent de ma bouche. C’est la deuxième fois que mes pensées s’échappent. Qu’est-ce qui m’arrive ?!

  • Hélène… commence Ginkgo.

Je déglutis en concentrant mon attention sur sa personne. Pendant un instant, j’avais oublié que lui aussi avait entendu.

  • Je te remercie, continue-t-il en me caressant les cheveux. Je suis chanceux d’avoir une fille comme toi.
  • C-Chanceux ? bafouillé-je avec gêne.
  • Oui car sans toi, je n’aurais jamais eu d’enfants. Je suis stérile de naissance, je m’étais résolu au fait que je ne serais le père de personne. Mais cette pensée a disparu dès l’instant où je t’ai rencontré.

Je rougis en écoutant ses paroles, mon tuteur continue :

  • Pour en revenir à ce que je disais, il est vrai qu’il est dur pour toi de voir les choses sous cet angle. Ton passé t’a rendu malheureuse, et il est vrai que ton absence de trois mois m’a bouleversé comme jamais. C’est pour cela que j’ai décidé de saisir la chance que nous procurait ton retour. Tu es partie, mais tu as oublié tes souvenirs. Et parmi eux, ceux qui t’avaient fait souffrir. De mon côté, je me suis rendu compte à quel point il était si facile de t’enlever. Saisissons cette chance, restons ensemble un long moment. Reconstruisons ton enfance, donnons à ton coeur de beaux souvenirs qui te feront sourire à l’avenir.
  • M-Mais, répliqué-je avec crainte, tu m’as dit que tu partais souvent pour travailler.
  • Plus pendant un temps, j’ai demandé à mes supérieurs de prendre un congé. Ce qui veut dire que je resterai avec toi pendant deux ans, dit-il avec joie.

L’étonnement arrondit les traits de mon visage.

  • Vraiment ? demandé-je entre la joie et la stupéfaction.
  • Oui ! À partir de maintenant, nous serons ensemble et je te promets que rien ne gâchera ces instants.

Poussée par la joie, je me jette dans les bras de mon tuteur, serrant avec force son corps musclé. Je sens sa main caresser mon dos d’un geste tendre, me donnant la sensation d’être dans l’étreinte la plus réconfortante du monde.

 Quelle étrange sensation, j’ai l’impression d’iradier de bonheur. Mes souvenirs le concernant ont beau être flous, je me sens bien à ses côtés. J’ai conscience qu’il fut un temps où je haïssais cet homme, bien que je ne me souvienne plus pourquoi. Peut-être me faisait-il peur ? Qu’importe ! J’ai l’occasion d’apprendre à le connaître, à passer du temps avec lui.

  • Dis Ginkgo, je voudrais te demander quelque chose, commencé-je le nez dans son épaule.
  • Je t’écoute, que veux-tu me dire ? répond-il avec douceur.

Moi aussi, je veux saisir cette chance !

  • Je voudrais que tu me parles de toi.
  • Ah ? réplique-t-il avec confusion.

Je me dégage de ses bras tout en lui faisant face. Mon regard ne quitte pas le sien, qui semble être abasourdi par ma demande.

  • Je veux te connaître, continué-je avec une légère gêne. Je voudrais savoir qui tu étais avant de me rencontrer. Ainsi que la raison pour laquelle tu travailles, pourquoi tu m’as recueillie, et aussi... les plats que tu aimes ! Je veux tout savoir !

La surprise envahit son visage, arrondissant légèrement ses traits. Du moins, jusqu’à ce que son expression se retrouve camouflée par une autre bien plus sournoise.

  • Tu veux connaître mes aventures auprès de la gente féminine ? Alors tout commence avec…
  • Non ! Je veux une histoire intéressante ! le coupé-je avec désapprobation.
  • Mais tu as dit que tu voulais me connaître, dit-il en faisant mine d’être vexé.
  • Je sais déjà tout ce qu’il y a à savoir là dessus, déclaré-je désintéressée.

Mon tuteur lâche un petit rire en écoutant ma réponse.

  • Très bien, autant profiter de notre temps pour en apprendre plus sur nous même. Cependant, tu es sûre Hélène ? Ça risque d’être long.
  • Je m’en fiche, dis-je d’un air décidé, je t’écouterai jusqu’au bout !

Un sourire discret s’installe sur ses lèvres. Ginkgo pose son regard vers l’horizon, serrant avec tendresse ma paume droite. Les raffales salées balayent nos cheveux.

  • On ne dirait pas mais, la mer est derrière ces grands bureaux. Cela te dirait que l’on discute là bas ? me propose-t-il.

Je fais entendre mon approbation suivi d’un hochement de tête. Sans plus attendre, mon tuteur entame sa route, nous faisant emprunter une petite ruelle entre les maisons bétonnées. Après quelques minutes de marche, nous arrivons face à la plage.

 Une rafale de vent nous arrive au visage, je me recroqueville, le regard posé sur les vagues. Des mouettes nous survolent, portées par les bourrasques. Leurs cri parviennent à attirer mon attention vers le ciel. Celui-ci est couvert de nuages gris, ne laissant aucune place pour le soleil.

  • Désolé, reprend Ginkgo après notre route silencieuse. Ce n’est pas le meilleur temps pour venir, mais je voulais te montrer cette mer.
  • Pourquoi ? demandé-je en frissonnant.

Après m’avoir entendu, mon tuteur sors de son sac une longue écharpe.

  • Parce qu’elle est spéciale, continue-t-il en m’enroulant l’objet autour du cou. On l’appelle la Manche.

Mon regard se pose sur ses vêtements après avoir entendu ce nom, Ginkgo ricane en observant ma réaction.

  • Pas ces manches là Hélène, reprend-il après une grande inspiration.
  • Alors, pourquoi est-elle spéciale ? À cause de son nom ? dis-je le nez dans l’écharpe.

Mon tuteur prend ma main et continue sa marche vers la plage, me donnant sa réponse sur le chemin :

  • Pas vraiment, cette mer est particulière car elle sépare deux pays. La France et l’Angleterre. Ces deux nations sont importantes pour mes ancêtres.
  • Comment ça ?

Nous posons pied sur le sable fin. Ginkgo s’assoit, m’invitant à le rejoindre. Je m’exécute en me blottissant contre lui, le regard fixé sur sa personne.

  • Mes aïeuls venaient d’Angleterre, mais certains membre de la famille étaient français. Pour faire simple, j’ai des origines britanniques.

Je cligne des yeux en constatant la fin de sa phrase.

  • C’était une histoire très courte, commenté-je.

Mon tuteur se met à rire.

  • Pas du tout, elle n’a même pas encore commencé ! Je voulais juste faire une petite introduction.

Après avoir évacué son hilarité, Ginkgo m’adresse un regard discret.

  • Avant de te parler de moi, je tiens à te raconter une légende que l’on se transmet dans la famille. Tu es d’accord ?

Je hoche la tête en demandant :

  • C’est quel genre de légende ?
  • Un mythe ayant une bonne centaine d’année, dit-il en soupirant. Une histoire qui explique comment les voyageurs sont venus au monde.
  • Je veux l’entendre ! m’écrié-je poussée par la curiosité.
  • Tu es vraiment sûre ? Ce n’est pas un conte de fée tu sais.
  • Je suis certaine, raconte la moi, répliqué-je en serrant son bras chaud.

Un sourire accompagné d’un triste regard peint le visage de mon tuteur. Après avoir lâché un petit soupir, celui-ci commence en observant l’horizon :

  • Dans ce cas, je vais t'emmener au-delà de cette mer. Car c’est de l’autre côté de la Manche que commence cette histoire.

Annotations

Vous aimez lire Frann' ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0