Mémoires monstrueuses (5)

9 minutes de lecture

20 octobre, an X732

Mihan, terre des monstres

Gaston

  • J’ai une question, me demande Lazuli en levant les bras.
  • Quoi ?
  • Pourquoi prends-tu mes mesures ?
  • Car tu es le plus grand de nous deux. La machine sera adaptée à tes dimensions, de sorte à ce que tu puisses partir sans souci.

Un mètre quatre-vingt-cinq pour une taille aussi fine que la sienne, tu m’étonnes que son physique soit autant apprécié ! Je l’envie presque d’être aussi grand.

  • Tu es sûr que tu n’es pas plus…
  • Non, n’importe qui saurait faire la différence, le coupé-je en rangeant le mètre. J’ai terminé, tu peux bouger maintenant.

La selkie reprend possession de ses mouvements en étirant les épaules, tandis que je note ses mesures près des plans de la machine.

  • Qu’est-ce que c’est que ça ? m’interroge-t-il en prenant une de mes feuilles.
  • L’équation pour le voyage dans le temps, celle qui me permettra de paramétrer la traversée.
  • Tu as fait une équation ?! C’est incroyable, Gaston !

Évidemment, tu pensais qu’on allait voyager sans bases mathématiques ?

  • Il faut de la science pour tout, dis-je en tentant de reprendre la page.
  • Comment as-tu fait pour la trouver aussi rapidement ? demande-t-il en levant la feuille à une hauteur inatteignable.

Je grogne intérieurement avant de lui répondre :

  • Je la tiens des tests que l’on a effectués hier.
  • Tu veux dire, quand tu m’as fait toucher la plume ?
  • C’est ça, répliqué-je en sautant, j’ai pu déterminer l’époque jusqu’à laquelle tu avances selon le temps où tu touchais l’objet. Cela m’a permis de développer cette équation.

J’attrape la feuille d’un air satisfait avant de vérifier l’exactitude de la formule. C’est parfait, je n’ai fait aucune erreur hier soir.

  • Je vois, songe Lazuli, il ne te reste donc plus qu’à construire le corps de la machine, alors.
  • Exact.
  • Mais si je comprends bien, reprend la selkie en regardant les plans, cette équation te permet de choisir une date précise.
  • C’est le but, oui. Il y a un problème avec cette méthode ?
  • Non, au contraire. Je me demandais si tu avais déjà choisi la date où tu arriverais.

Le jour de mon arrivée dans le passé est déjà décidé, il est même évident que ce soit celui-ci.

  • Oui, je connais la date.
  • C’est vrai ?! s’écrie-t-il en posant son regard sur moi. C’est quel jour ?
  • Le 3 août X724.
  • Pourquoi avoir choisi ce jour ?

J’ai beau connaître ses convictions et ses sentiments, je pense que Lazuli a le droit de savoir.

  • Car il marque notre première rencontre avec Aurore.

Le visage de la selkie se peint de sérieux en écoutant la fin de ma réponse.

  • Tu prévois de remonter jusqu’à ce jour pour la tuer ? Ce n’est pas très malin, vu que ton toi du passé y sera. Enfin, j’imagine.

Étrangement, cette réponse ne m’étonne pas. J’ai beau comprendre ses sentiments, c’est sans doute le seul point sur lequel nous sommes en désaccord.

  • Lazuli, commencé-je d’un ton froid.
  • Oui ?
  • Si tu pouvais revenir dans le passé et assassiner ton sauveur, le ferais-tu ?
  • Oh, c-c’est… bafouille-t-il.
  • Moi, j’en serais incapable. Si je suis ici, en vie et employé au sein de notre régime, c’est grâce à Aurore. Quand bien même, cette ogresse est la régente de ce nouveau monde taché par le sang des Hommes, je lui suis reconnaissant de bien des façons.

J’imagine que cette cannibale était ma raison de vivre avant que je ne découvre le pouvoir de la plume. Si elle n’avait pas été là, implorant mon aide, j’aurais sans doute fini à la fosse, sans personne pour honorer ma mémoire. La détresse d’Aurore m’a sauvé et les dettes qu’elle a envers moi me permettent de vivre ici.

  • Mais alors, pourquoi revenir à cette date ? demande Lazuli d’un air coupable.
  • Parce que j’aimerais changer notre relation, j’aimerais devenir plus qu’un simple subordonné pour elle. Je voudrais développer une complicité amicale entre nous. De cette manière, je pourrais la convaincre que tuer les humains n’est pas la bonne solution.

C’est quelque chose que j’ai fini par comprendre. Pour sauver le monde, je dois sauver Aurore. Cette ogresse voue une haine sans pareille envers les Hommes. Même après leur disparition, elle subsiste et continue de la blesser. La raison est simple, l’extermination n’était pas la réponse. Mais dans ce cas, comment pourrais-je réussir à combler le gouffre laissé par sa peine ? Peut-être que Lazuli possède la réponse, qui sait ?

  • D’ailleurs, demandé-je à la selkie, sais-tu comment Aurore est devenue une ogresse ?
  • Elle l’est devenue ?

Il ne savait pas qu’elle était comme lui ?

  • Oui, Aurore était un être humain, tout comme toi.
  • Et elle a tué les siens ?! Pourquoi ?!

C’est bien là, la grande différence entre vous deux : elle ne se considérait plus comme une humaine.

  • Pour elle, tout est une question de justice. Les Hommes lui ont pris ce qui lui était le plus cher, alors elle a voulu leur rendre la pareille.
  • C’est-à-dire ? Que lui ont-il pris ? m’interroge-t-il avec curiosité.

Qui aurait cru que l’histoire de son ennemi l'intéressait à ce point ? J’imagine que lui-même ne s’y attendait pas.

  • Sa petite sœur, Aurore et elle vivaient dans une famille d’accueil qui les maltraitait. L’aînée était dans un pensionnat et ne revenait que rarement, tandis que la cadette faisait l’école à la maison, et devait rester tous les jours auprès de ces ignobles gens. Cette dernière a eu un accident, elle est tombée au fond du puits qui alimentait la maison, et lorsqu’Aurore est rentrée, personne ne l'avait mis au courant.

Les conditions pour devenir un ogre sont très simples : elles reposent toutes sur du cannibalisme.

  • Ces gens forçaient l'aînée à boire l’eau dans laquelle pourrissait le corps sans vie de sa sœur. Et lorsqu’elle se rendit compte de la vérité, son humanité fut brisée. Le lendemain, les autorités avaient découvert le massacre de cette famille et une adolescente en train de se transformer en ogresse.

L’horreur et la stupéfaction privent Lazuli de la moindre réponse, tandis qu’un élan de culpabilité me saisit le cœur. Pardonne-moi, Aurore, je t’avais promis mon silence à ce sujet. Néanmoins, j’estime que ton ennemi a le droit de savoir, surtout si un retour vers le passé lui est permis. De cette manière, je pourrais assurer, un minimum, ta survie.

  • Lorsque tu l’a rencontré, m’interroge la selkie, depuis combien de temps était-elle une ogresse ?
  • Je ne sais plus, un an, peut-être ?

J’ai menti, je me rappelle très bien des détails. Aurore est devenue un monstre le 15 juillet X724, sa transformation était récente à notre rencontre. Cependant, je préfère lui cacher cette information. Connaissant les convictions de Lazuli, il est fort probable qu’il se serve de cette date pour anéantir son ennemi.

 Mon regard se dirige discrètement sur la selkie. Sa main est posée sur son visage, les yeux perdus dans une intense réflexion. C’est cette expression que je connais le moins chez lui, celle qui me pousse systématiquement au doute. Certains pourraient dire que je suis trop prudent, et pourtant, j’ai mes raisons de garder Lazuli à l'œil. Son passé humain, ses exploits lors de la prise de pouvoir, ainsi que son caractère jovial sont de bons ingrédients pour un cocktail explosif. Reste à savoir quand celui-ci détonnera. Pour éviter les pertes, autant limiter le plus possible son champ d’action, en espérant qu’il soit assez naïf pour se faire manipuler de la sorte.

 Sa réflexion commence à durer, ce n’est pas bon, je dois l’occuper avec une autre question :

  • Et toi, Lazuli ? À quelle date comptes-tu revenir ?

La selkie quitte subitement ses pensées en écoutant ma réponse, la gêne prend possession de son visage.

  • Euh, en fait, je n’ai pas encore trouvé. Je voudrais rejoindre ma famille humaine, mais ça n’arrangera pas les choses. Je finirais en tant que monstre, si je ne fais rien.
  • Tu as été noyé, c’est bien ça ? Il n’y a pas moyen d’éviter cet accident ?
  • Justement, ce n’était pas un accident.

Un meurtre, alors ?

  • C’est compliqué, reprend-il, voilà pourquoi ça me préoccupe autant. Et puis, je m’interroge sur les conséquences de ce voyage.
  • C'est-à-dire ?
  • Ça ne te fait pas peur ? Si l’on change des choses, le monde qu’on laissera derrière nous finira par disparaître, c’est purement et simplement logique.

Je comprends mieux où il veut en venir, mais cette réflexion m’étonne.

  • Je pensais que tu n’avais aucun problème avec ça, vu ton ressenti sur ce monde.
  • Oui, il est vrai que je souhaite fuir cette réalité au plus vite, et j’imagine que toi aussi. Mais je me posais la question sur ce que l’on deviendrait, nous. Après tout, nous sommes originaires de cette réalité, si elle venait à disparaître, subirons-nous le même sort ?

J’avoue ne pas m’être davantage penché sur la question et j’en ai honte. Qui sait quels changements notre arrivée provoquera ? Que deviendra le monde en subissant nos désirs égoïstes ? C’est en me posant ces interrogations que je commence à comprendre pourquoi les Sources interdisent les voyages dans le temps.

  • En toute honnêteté, finis-je par répondre, je n’ai pas de réponse à cette question. Peut-être que l’on disparaîtra ou peut-être pas. Pour ma part, je ferais confiance à mon moi passé. J’essaierai de lui offrir la meilleure vie possible et j’imagine que je continuerai de vivre à travers lui.

Je l’espère.

  • Même toi, le talentueux Gaston, tu n’as pas la réponse, ricane la fée avec tristesse.
  • Eh non, je n’ai fait aucune recherche sur le temps auparavant, ce sujet m’est encore inconnu.

Malheureusement, la seule personne qui pourrait m'éclairer aujourd’hui est hors d’atteinte, prisonnière d’un gigantesque obstacle.

  • Je change de sujet, pour casser cette atmosphère plombante, reprend Lazuli après un maigre silence, mais tu as meilleure mine qu’hier. Tes cernes sont moins creusées, tu as bien dormi ?
  • Oui.

Il faut dire que je n'ai fait aucun rêve la nuit dernière. Tout comme cet inconnu me l'avait prédit. C’était un sommeil profond, sans rien pour le perturber. C’était reposant, certes, mais quelque chose m’inquiète. Le silence de cette femme me semble... pesant. Durant quelques nuits, j’ai entendu ses lamentations, ses regrets, j’ai vu son passé, entendu son histoire, et maintenant, je dois passer à autre chose ? Faire comme si tout cela ne me concernait pas ? Alors, pourquoi ? Pourquoi m’a-t-on mêlé à tout ça ?!

  • Gaston ? Tout va bien ?

Je cligne des yeux en effaçant mon expression songeuse.

  • Oui, je vais bien.

À part Aurore, c’est la première fois que je me soucie autant d’une personne. Ça ne me ressemble pas, cette femme est une inconnue, rien de plus ! Et pourtant, ces lamentations, son histoire et ses sentiments ne m’ont pas laissé indifférent. Je dois le reconnaître, cette personne m’a touchée. Décidément, je n’arriverai à rien tant que ces pensées parasiteront mon esprit, autant faire une pause pour aujourd’hui.

  • Excuse-moi, Lazuli, peut-on s’en tenir là ? Je commence à saturer.
  • Pas de problème, je repasserai t’aider demain. Prends soin de toi, dit-il en quittant mon atelier.

Je le vois quitter la pièce sans regarder derrière lui, fermant la porte d’un geste assuré. Un soupir s’échappe de mes lèvres tandis que je m’écroule sur un siège. Dire que tout à commencé par une simple plume, une plume liée au temps, capable de faire voyager quiconque dans le passé. Et me voilà aujourd’hui, je suis sur le point de faire une machine capable d’inverser les secondes, le tout en ayant entendu une histoire incroyable. Jamais je ne me serais cru capable de telles choses le 26 septembre de cette année. En si peu de jours, tant de choses se sont produites, c’est à se demander comment se déroulera mon avenir, enfin… les événements suivants.

 Le corps de la machine ne sera pas compliqué à faire, j’ai déjà des pièces de prêtes. Le problème résulte dans les essais, je dois trouver le cobaye approprié. Et une fois que tout sera terminé, je pourrais dire adieu à ce monde. Cette pensée suffit à me réjouir, et pourtant, je ne peux m’empêcher d’être inquiet au plus profond de moi. Mes actions, rendront-elles forcément ce monde meilleur ?

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