Mémoires monstrueuses (10)

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 J’en ai enfin une ! Quelle belle enveloppe corporelle. Je me sens parfaitement à l’aise dedans. Décidément, tu es confortable de bien des façons, mon très cher Gaston. Oh, mais ce n’est pas très juste d’apparaître de cette manière. Tant que j’y suis, autant faire les choses dans les règles.

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22 octobre, an X732 (partie bonus)

Mihan, terre des monstres

Certainement pas Gaston


 Je ferme les paupières en me concentrant un petit instant sur le flux environnant. Je saisis la trotteuse de la grande horloge puis l’arrête sans la moindre peine. Ça y est, le temps s’est arrêté, je vais pouvoir être libre de mes mouvements. Qui aurait cru que ce serait si facile, je n’en suis même pas capable sous ma forme spirituelle !

 Décidément, avoir un corps change tout, que ce soit les sensations, la puissance ou même… le bonheur ! Cette enveloppe est incroyable, je ne ressens aucune douleur, pas de membre qui bloque et surtout, elle est musclée ! Mes bras possèdent de véritables biceps ! Je n’avais que des marshmallows sous ma forme originelle ! Et ce tee-shirt moulant qui entoure énormément de choses… J’ai envie de le retirer !

 J’enlève avec énergie le vêtement avant de le poser sur le sol, je m’étire, je peux m’élever à des centimètres qui m’étaient auparavant inaccessibles. Maintenant, il est temps de vérifier si… Oh oui ! Elles sont là, les légendaires tablettes de chocolats ! Dire que j’en ai, c’est incroyable ! Je les touche, elles sont toutes dures, ce sont des vraies ! Ha ha ha, c’est vraiment le bonheur, J’ADORE ce corps !

 Maintenant que le haut a été retiré, et si j’allais plus loin ? Je déglutis en regardant l’entrejambe. J’ai le droit ? Techniquement, cette enveloppe n’est pas à moi, mais j’ai envie de voir. Sauf que ce n’est pas très éthique, et Gaston pourrait m’en vouloir. Mais... Mais ma curiosité est beaucoup trop forte ! J’ai arrêté le temps, donc Lazuli ne risque rien, et personne ne peut me donner l’ordre d’arrêter. Oh, j’avais oublié, il y a un gêneur juste derrière ce corps d’Apollon.

 Je me tourne avec nonchalance, ce malade est vraiment à quelques centimètres de mes pieds, son corps était visiblement en train de ramper. Dégoûtant. Il pensait sincèrement pouvoir m’arrêter dans mes projets, que c’est beau de rêver ! Je pourrais prendre Lazuli et partir jusqu’à l’entrepôt avant de rétablir le temps. Cependant, ce monstre et les autres m’ont remarqué, la preuve, il a ordonné à Gaston de s’arrêter. C’est problématique, la maladie pourrait avertir quelqu’un de très déplaisant. D’ailleurs, maintenant que j’ai des capacités, je pourrais les utiliser un petit peu, ça me changera de mon quotidien de fantôme.

 Je m’accroupis rapidement dans un geste sans douleur, quel pied ! Je suis sûr que je pourrais tenir longtemps dans cette position ! Ahum, reprenons-nous. Techniquement, si je touche ce monstre infecté, je devrais pouvoir annuler l’impact du temps sur lui. Désolée mon cher Gaston, je vais devoir te salir de peu. Je tends l’auriculaire droit avec hésitation vers le front du soldat, puis l’effleure doucement. Celui-ci reprend sa respiration de manière soudaine. Son corps tente maigrement de se relever, posant machinalement son regard sur moi.

  • Salut, dis-je avec une fausse joie. Beau temps, n’est-ce pas ? Encore faut-il qu’il puisse se reprendre, ha ha ha !

M’entendre dire une blague de mauvais goût avec la voix grave de cette enveloppe rend mes paroles encore plus amusantes, j’adore ! Le visage du militaire est figé par l’étonnement, la sueur couvre ses traits. Je sens la peur logée en lui, ce doit être la maladie qui réagit. D’ailleurs, je me demande si j’ai bien fait de réveiller cet infecté, ce n’est pas avec le monstre que je veux discuter, mais avec ce qui le parasite.

  • Comment…

Il semblerait que je me sois inquiété pour rien. Ma présence doit bien déranger le serviteur de cette Source, je pourrais donc en profiter pour discuter avec lui.

  • Comment je suis arrivé là, alors qu’on m’avait enfermé à jamais ? reformulé-je d’un ton sarcastique. Je suis sortie, c’est tout.
  • Non, ce n'est pas possible. Le mur est encore intact.
  • C’est vrai. Techniquement, je ne devrais pas être là, pas encore. Quand tu contrôles le temps, revenir dans le passé est simple comme bonjour.

Encore faut-il avoir un corps pour ça, mais ce problème peut être facilement réglé par la possession.

  • Alors, cela voudrait dire que…
  • Ton maître a échoué, oui. Enfin, il échouera.

C’est d’ailleurs pour ça que je suis revenue. Je dois assurer la réalisation de mes projets pendant ma libération. Il s’agit d’un des nombreux avantages à contrôler les secondes. Les retours que je fais dans le passé m’offrent plusieurs présences dans la trame temporelle. Ce qui fait que je suis active durant plusieurs époques à la fois, travaillant pour mon moi présent, passé et futur. Pratique, dans le sens où l’on est jamais mieux servi que par soi-même.

  • Je dois le prévenir, il doit savoir, murmure la maladie à travers les lèvres du monstre.

Le soldat tente de se relever, son corps tremblant parvient à se hausser de quelques centimètres. Vraiment, avec une enveloppe comme celle de Gaston, je me rends compte à quel point ces serviteurs sont faibles.

  • Tu as vraiment cru que j’allais te laisser partir ? répliqué-je en l’écrasant du pied gauche.

Un gémissement rauque s’échappe des lèvres du monstre, désormais plaqué contre les dalles.

  • Au secours, maître ! Venez m’aider !

Je saisis la tête hideuse de ce militaire et la relève d’un geste simple. Décidément je ne me lasserai jamais de cette force ! Dire que ce corps permet facilement de relever une partie du corps en retenant le crâne, comme c’est pratique !

  • Tu veux rejoindre ton maître ? demandé-je à la tête qui me fait face. Mais je t’en prie, tu dois savoir où il se trouve actuellement. Malheureusement, le temps est arrêté et je suis l’unique personne à pouvoir le mettre en place. Si tu le veux vraiment, je peux te laisser observer ton chef à tout jamais. Sans qu’il ne puisse te parler, te voir ou t’entendre. Je te ferai goûter à la plus grande des solitudes.

Comme je l’ai moi-même expérimenté.

  • Pourquoi ? demande la maladie à travers ce corps larmoyant. Qui a bien pu te faire sortir ? L’Univers touche donc à sa fin ?

Une colonie bactérienne est-elle réellement en train de pleurer à travers son hôte ? Si je m’attendais à contempler une telle chose un jour. Mais dans un sens, ce n’est pas si étonnant. Comme dit le dicton : tel maître, tel serviteur.

  • Je suis de bonne humeur, alors je vais te répondre, déclaré-je en balançant joyeusement sa tête de droite à gauche. Qui m’a fait sortir ? Voyons voir…

Si j’essaye de me rappeler ce qu’il s’est passé à cet instant précis, je n’arrive qu’à rassembler peu de souvenirs, tout me semble flou. J’ai conscience qu’au moment de ma sortie, j’étais dans la cage, quelque chose m’a attiré vers l’extérieur et là, je les ai sentis.

  • Les responsables de ma libération... Ils étaient deux. Un voyageur et une autre personne, bien plus sournoise, qui faisait tout pour cacher son immonde présence. Avec une telle description, tu dois comprendre qu’il s’agit d’une Source, non ?

Le militaire que je maintiens par la main s’agite sous l’influence de la panique.

  • Impossible ! Aucune d’elles n’oserait vous libérer !
  • Mais c’est pourtant arrivé. Vous avez été trahi. C’est triste, n’est-ce pas ? Ha ha ha !

Je me délecte de cette situation ! Ces ennemies de toujours, ces existences répugnantes, n’ont jamais été aussi bien soudées qu’elles semblent le croire. Un peu d’agitation dans le camp adverse fait toujours plaisir, j’en profiterai pour mener à bien mes projets.

  • Pour ton autre question : est-ce que ma liberté traduit la fin de l’Univers ? Non, rassure-toi. Lorsque ma prison s’est fissurée, seul mon esprit a pu s’enfuir. Mon corps et la bête que l’on redoute tous se trouvent encore à l’intérieur. Donc, il n’y a aucun risque !
  • Comment pourrais-je vous croire ? Vous êtes notre deuxième ennemie.

Deuxième… Même en dehors des murs et au-delà du temps, je reste la numéro deux. Je comprends que ma sœur soit considérée comme la première, mais tout de même, c’est douloureux.

  • C’est vrai, pour vous les Sources et leur serviteur, je suis une grande “méchante”. Rassure toi, je ne veux pas la fin de l’Univers, et comme toi, cette monstruosité enfermée derrière le mur me débecte. La mort des mondes serait contre mes projets.
  • Et pourtant, vous cherchez à en provoquer une, en aidant Gaston et Lazuli.

Je vois, leur maître les a donc tenues au courant des détails. Comme c’est malin, enfin, le contraire m’aurait étonné. Serait-ce une bonne idée de déballer la vérité à cette colonie bactérienne ? Honnêtement, je commence à être fatiguée. Cette situation m’épuise.

  • Ce voyage dans le temps à l’aide d’une de mes plumes doit se produire, je m’en assurerai personnellement.
  • Pourquoi ? Qu’avez-vous à y gagner ?!

Ma vision se brouille, j’ai l’impression que le sommeil me guette. Pourquoi maintenant ? Gaston serait-il à bout de force ?

  • Je veux… créer un nouvel Univers. Un amas de mondes qui ne sera plus régi par les Sources. Et pour que les choses changent, ce voyage dans le passé est nécessaire.

Leur règne a bien assez duré, n’est-ce pas, ma très chère sœur ?

  • Comment osez-vous ? Mon maître devrait vous arrêter plutôt que de surveiller la frontière !

Comment ? Cette chose est en train de garder le mur de ma prison ? Ce n’est pas cohérent, elle n’était pas là lorsque je me suis enfuie. Si ce serviteur dit vrai, alors ce départ soudain est celui qui m’a permis de sortir sans encombre. Dans ce cas, il faut que je sache ce qui l’a poussé à revenir.

  • Dis-moi, c’est pour Gaston et Lazuli que ton maître à provoqué l’épidémie, c’est bien ça ? demandé-je en resserrant mon emprise sur sa tête.
  • Oui… Oui, c’est ça, gémit-il sous la douleur.
  • Alors pourquoi seule la selkie est infectée ? Il aurait été plus sage d’atteindre celui qui construirait la machine.

Je continue de serrer ma poigne, un craquement osseux retentit dans la tête du monstre, en proie à une immense douleur.

  • Il ne voulait pas qu’on touche à Gaston ! Le maître l’apprécie ! Il nous a dit de ne tuer personne !

Un grand sourire prend place sur mon visage, je vois. C’était donc ça, ha ha ha ! Quel sentimental, cette chose ne changera jamais. Ah ah… ah ? Pourquoi je me sens si faible ? Le corps du sang-mêlé est fort pourtant. Je n’ai même plus d’emprise sur le malade, il m’a échappé des mains.

  • Alors c’est vrai, vous êtes une Source, vous aussi, déclare doucement le malade en observant mon état.

Non !

  • Ne dis pas n’importe quoi ! répliqué-je en lui saisissant violemment le cou.
  • C’est pourtant vrai, la preuve : vous êtes fatigué. Vous partagez le même cycle que vos sœurs !
  • Ne parle pas d’elles comme étant mes “sœurs”, la seule que je possède, je l’ai laissé dans une prison de solitude ! Et ce n’est pas possible, je suis dans le corps de Gaston, pas le mien !
  • L’enveloppe ne change pas votre nature. Vous restez Source, même immatérielle. L’utilisation de vos pouvoirs vous épuise, et vous finirez par vous endormir.
  • C’est faux ! Ce n’est pas cohérent ! Techniquement, je n’ai plus rien de vivant, au même titre que toi, j’étais une servante ! Alors, pourquoi ai-je acquis cette singularité ?!

Naître, mourir, ou tout simplement : dormir, ce sont les privilèges de ceux qui vivent, ce n’est pas mon cas ! Ce statut, je l’ai perdu bien avant d’être enfermée !

  • Seul le maître pourra vous répondre. Je ne fais que constater les faits. Très bientôt, vous allez arriver à la fin de votre cycle, et vous entraînerez ce corps avec vous.

Gaston subira mon sort ? Hors de question ! Je dois stopper ma possession avant que cela n’arrive ! Fort heureusement, j’ai toutes les informations pour continuer. Je sais ce que je dois faire pour attirer cette chose en dehors de la frontière. J’amènerai le chef de ces bactéries dans ce monde !

  • Je vois, répliqué-je d’un ton glacial. Alors, je vais devoir te laisser. Merci.

Je saisis une nouvelle fois la trotteuse, la faisant bouger frénétiquement les aiguilles vers la droite. Je tourne autour du cadran, encore et encore, emmenant les autres dans ma course. Je regarde le corps du malade, celui-ci semble avoir perdu conscience. Ça y est, j’ai une nouvelle fois réussi. Quelle chance que cette infection s’arrête juste avant la mort. Cette chose a bien dressé ses serviteurs, du moment que le patient est atteint, les bactéries ne chercheront pas à le tuer. La moindre intervention de leur part pourrait provoquer le désarroi de leur maître, alors cette colonie ne parlera pas. Ce coma est ma garantie.

 Les autres militaires n’en n’ont pas su autant, je n’ai pas besoin de m’occuper d’eux, surtout si je suis aussi proche du sommeil. Au mieux, ils contribueront à avertir leur maître jusqu’ici. Voilà pourquoi je vais donner un peu de temps à Gaston. La machine doit être finie avant son arrivée, il le faut.

 Je m’approche de Lazuli, tends deux doigts dans sa direction avant de les monter en l’air. La selkie flotte, suivant la direction de mes phalanges. Parfait, de cette manière, je n’aurais pas à épuiser le corps de mon hôte. Sans attendre, je me dirige vers l’entrepôt, amenant le sergent en pleine lévitation avec moi. Je jette un léger coup d'œil à l’arrière, le regard rivé sur le serviteur que j’ai malmené. Vraiment, tu auras beau dire ce que tu veux, jamais je ne deviendrai comme elles. Dans cet Univers, personne ne déteste autant les Sources que moi.

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