Chapitre 2

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Malgré les formulations hasardeuses du petit laitier, Lady Tabitha sut qu’il y avait là mystère à résoudre et que c’était à elle de s’en charger. Car elle avait une profession spéciale. En effet, alors qu’elle n’était qu’une jeune chatte exerçant le métier de chiffonnière et gagnant à peine de quoi subvenir à ses besoins, une étrange affaire l’avait amenée à croiser la route d’un détective expérimenté, philosophe à ses heures, Maître Leroux. Celui-ci l’avait aidée puis formée aux techniques d’investigation les plus modernes. Elle avait tout de suite aimé le métier ; Maître Leroux était un excellent mentor. Leur première enquête menée en duo, un mystérieux cas de pots de lait renversés, avait été couronnée de succès. Maître Leroux l’avait embauchée pour de bon avant de faire d’elle son associée, ce qu’elle était toujours, même si elle allait plus rarement sur le terrain, ces derniers temps . Car les enquêtes devenaient rares ; à croire que la vie dans la capitale féline s’était apaisée pour de bon.

Mais l’annonce de ce matin laissait présager bien autre chose, elle le savait ! Après avoir lancé une pièce au garçon, elle referma sa fenêtre et se hâta : toilette, brossage, allez, hop, hop ! Elle expédia presque tout ce qui était important pour les chats bien léchés.

Maintenant, il lui fallait une tenue décente, elle n’allait pas enquêter en tenue de nuit. Elle sonna donc Katy, une jeune chatte écaille-de-tortue qui faisait partie de sa maisonnée. Un vigoureux coup de grelot eut vite fait d’ameuter la demoiselle qui entra sur la pointe des pattes, son petit tablier blanc noué en toute hâte, sa coiffe perchée de travers sur ses oreilles.

— Le bon jour, Lady T. ! miaula-t’elle toute ébouriffée.

— Oh, Katy, quelle tenue ! Où vous croyez-vous ? A la fête de la mi-Ahou ?

La minette baissa le museau et se passa une patte derrière l’oreille, signe de son embarras.

— Bah, c’est que, fit-elle dans un bâillement, Lady T., il est très tôt encore. Depuis quand vous vous levez au chant des corbeaux ?

Lady Tabitha la fixa de ses grands yeux verts ; en général, elle impressionnait son vis-à-vis en procédant ainsi. Mais Katy avait la peau dure et s’en contrebalançait. Là où elle avait grandi, dans le quartier de Gouttière, il en fallait d’autres pour effrayer un matou. Et Katy avait été abandonnée très jeune et recueillie dans la rue, par la cuisinière de Lady Tabitha, Mme. Pattemolle, qui avait bon cœur malgré ses aspects bougons.

— Peu importe l’heure, la corrigea Tabitha. Vous devez arborer une mise impeccable chez moi. Nous ne sommes plus à Gouttière, ici.

Il s’agissait de l’un des pires faubourgs de Furrville, limitrophe de la zone que les habitants évitaient – et dont personne ne parlait. Surtout ces derniers temps.

— Comme si je l’savais pas, marmonna Katy dans sa moustache avant de relever la tête.

— Katy, j’ai l’impression que vous le regrettez, soupira Tabitha. Ne me dites pas que vous aimeriez retourner y vivre ?

Aussitôt, la jeune minette secoua ses moustaches.

— Ah ça, non ! Mais y aller, de temps en temps, bah oui fit-elle en triturant son tablier compulsivement, y plantant des griffes acérées sans y prêter attention.

— Je ne comprends pas bien Katy, qu’est-ce qui vous en empêche ? Enfin, ce sont vos racines !

Lady T. savait de quoi elle parlait ; elle-même venait d’un milieu très modeste. Mais la jeune chatte l’ignorait sans doute ; elle tira un peu fort sur le tissu du tablier en répondant :

— C’est pas un « quoi », Lady T., c’est bien un « qui » ! Mme. Pattemolle, elle est pas d’accord !

Tabitha se raidit, autant face à la syntaxe défaillante que devant cette interdiction injuste. Elle se redressa de toute sa petite taille.

— Elle n’en a pas le droit. Moi, je vous le permets durant vos jours de congé, Katy. J’irai voir Mme. Pattemolle et lui donnerai mon avis sur la question… Ah, ça oui ! Et arrêtez de déchirer ce malheureux tablier, enfin ! Tout va s’arranger, voyons !

Katy se pétrifia, les deux morceaux de tissu en pattes, un gros trou au milieu. De tablier, il ne restait plus qu’une guenille.

— Je...Je suis désolée, Lady. T. Je paierai le nouveau de ma poche, je ne voulais pas…

Tabitha lui tapota l’épaule de sa patte.

— Voyons, voyons, il n’y a pas à s’excuser d’avoir des griffes affûtées, Katy… Ainsi sommes nous faites. Mais j’ignorais que vous disposiez déjà de telles armes, ajouta-t’elle, pensive.

La jeune aide releva le menton, ses yeux dorés interrogateurs mais Lady Tabitha ne répondit pas à sa question muette. Il se trouvait que, ce matin elle avait, selon l’infâme expression des âges sombres, d’autres chats à fouetter.

— Lady T. ? fit pourtant Katy. Je ne comprends pas...

— Rien, rien plus tard ! Expédia-t’elle. Passant au tutoiement, généralement plus employé chez les félins, elle ordonna : – Ne reste pas plantée comme ça, tu ressembles à un chien qui attend son os !

— Oh, murmura Katy, maintenant tout à fait gênée de la mention presque interdite. Oh, vous avez dit … Le mot !

— Allons, tu ne vas pas t’y mettre ! Le mot « chien » fait partie du vocabulaire et pour déplaisants que soient ces… individus, ils existent. Ne pas les nommer ne servira à rien !

— Lady T., tout de même…

Avec un brin d’énervement, Tabitha regarda la petite servante droit dans les yeux.

— Une pour toutes, ça suffit ! Un mot est un mot. S’il constitue une insulte ou une injure envers un groupe de personnes, on ne l’emploie pas. Si c’est par peur, là, c’est complètement irrationnel ! Et j’attends des gens de ma maisonnée un peu de bravoure. Ne me dis pas que Mme. Pattemolle s’est aussi laissée gagner par cette stupide superstition qui circule de nos jours au sujet des canins ?

Cette fois, Katy détourna tout à fait le regard, sans dire un mot, comme si elle avait perdu sa langue.

— Bien, je vois ce qu’il me reste à faire. J’irais donc lui parler longuement dès mon retour… Pour le moment, va me chercher une tenue élégante mais pratique.

— Vous sortez si tôt ? S’exclama la jeune servante qui parut plus sereine.

— Il se trouve que je viens d’apprendre une disparition… Je suis certaine que ceci concerne l’agence…

Katy qui choisissait les habits appropriés, fit volte-face.

— Oh, vous avez entendu la nouvelle ?

— Pardon ? Tu es déjà au courant ?

Katy lui tendit un tailleur sobre mais luxueux que Lady Tabitha approuva.

— Ah ça, oui ! Le Fouinot a la langue bien pendue.

Lady Tabitha suspendit son geste alors qu’elle glissait ses pattes blanches dans ses bas.

— De qui parles-tu ?

— Du nouveau petit laitier. Celui qui remplace le père Caillé, parti à la retraite chez ses enfants. Fouinot est l’un de ses arrière-petits neveux fraîchement débarqué de la cambrousse !

— On dit « de la campagne » la reprit Lady Tabitha. Le petit crie très fort, ceci dit.

Elle avait passé une robe en sergé beige, plissé soleil. Le col, les parements et la ceinture étaient en drap beige et brodé, avec une légère garniture de dentelle. De petites bottines sans grands talons compléteraient la tenue.

— C’est ce que j’y ai dit, rétorqua Katy. Gueule donc pas …Oups, Lady T.

Elle mit une patte devant sa bouche.

— Je t’en prie, je connais l’expression et puis, je ne suis pas Madame Pattemolle, dit Tabitha avec indulgence. Moi aussi, j’ai dû apprendre les bons usages alors que j’étais à peine plus âgée que toi.

La jeune chatte ouvrit très grand ses yeux d’ambre.

— Vous, Lady T. ? Comment vous … ?

Mais Tabitha lui coupa la parole en agitant ses longues moustaches blanches :

— Un autre jour, Katy ! Je suis pressée !

— Oh, vous allez enquêter de suite ?

— Non, je vais aller à la pêche...aux renseignements ! Lança-t’elle en descendant à toutes pattes l’escalier suivie de près par Katy.

Une fois dans la salle à manger, elle s’assit devant un succulent petit-déjeuner déjà préparé par Mme. Pattemolle. Katy se tint non loin, prête à la servir.

— Oui, Katy ? Fit Lady Tabitha au bout d’un moment.

— C’est que… vous avez parlé de pêche… enfin d’informations.

Tabitha sourit dans ses moustaches et reposa sa tasse de lait. Elle se pourlécha les babines.

— Et donc ? Qu’as-tu à me suggérer ?

Katy s’avança, visiblement un peu gênée, cette fois.

— J’ai un cousin… Bon, je dis cousin, c’est à la mode Bretagne, hein…

Tabitha hocha la tête.

— Pas réellement de ta parentèle, je comprends.

— Vous avez vu juste, Lady T. ! C’est justement plus un ...demi cousin de mon frérot !

Lady T. finit de se nettoyer une oreille. Il convenait de se montrer propre pour sortir Et elle venait de manger, raison de plus. Maître Leroux se tuait à le répéter à tous ses apprentis : « Toilettez-vous ! Jamais de négligence ! »

— Lequel de tes frères au juste ?

— Ah, parmi les plus jeunes. Celui à la queue rousse, le fils de Maître Lefeu, le..

Maître Lefeu était « l’autre chat roux », comme le surnommait son mentor. En effet, sa fourrure tirant sur le rouge, fort fournie et toujours lustrée, était sa marque principale. Elle lui valait les faveurs des dames des quartiers populaires – et pas seulement, si on en croyait les rumeurs.

Il n’était donc en rien étonnant que Katy ait un demi frère qui fît partie de la très nombreuse progéniture Lefeu. Le matou avait éparpillé ses gênes aux quatre coins de Furrville et peut-être bien dans tout le royaume ! Lady Tabitha soupçonnait son maître à penser et associé d’être le frère de sang de maître Le feu, mais elle ne l’avait jamais questionné sur le sujet. Maître Le roux, d’un naturel ouvert, devenait très secret lorsqu’il s’agissait de sa vie privée et de sa famille. Tabitha s’évertuait à suivre son exemple mais elle n’était pas certaine d’y réussir. Et en parlant de famille…

— Et donc, ce petit frère, Katy ? Le « cousin » qui n’en est pas un ?

La jeune chatte avait commencé à débarrasser la table. Elle stoppa net son mouvement, faisant pencher dangereusement la vaisselle qu’elle tenait en équilibre instable entre ses pattes griffues.

— Ah, oh, oui, j’oubliais ! J’voulais vous le recommander.

Avec un sursaut digne d’une acrobate, elle rétablit les assiettes et la tasse dans leur alignement, soulevant l’admiration silencieuse de Tabitha qui commença à penser que cette Katy ferait une recrue efficace, si elle était entraînée.

— C’est Nioute Lafiloute qu’on l’appelle…

— Permets-moi de te dire que ce n’est guère engageant, Katy, s’amusa Tabitha. Serait-ce un petit voleur à la tire ?

La jeune servante fronça le nez.

— Non, c’est juste un nom qu’on lui donne , Lady T. parce qu’il est très débrouillard..

— Un pseudonyme ?

— Heu… oui, sans doute. Pas son vrai blase, quoi, au petiot !

— Hum… et son nom ? Insista Lady Tabitha, sentant la lassitude la gagner face au langage facétieux de sa jeune servante.

Elle vit alors Katy réfléchir pendant quelques secondes. Allons bon, la jeune chatte ne connaissait pas l’identité officielle du fameux cousin !

— Niou… Newton Patabile, voilà !

En entendant le patronyme, Tabitha leva les vibrisses au ciel.

— Divine Bastet ! Le pauvre enfant !

— Vous vous trompez, Lady T. ! S’écria Katy. C’est plus un enfant ! Il est jeune, oui-da, mais ça fait longtemps qu’il n’est plus chaton. Non, il a grandi dans la rue car il a point connu ses parents. Tout le quartier l’a plus ou moins élevé, et ma mère l’a bien aidé. Mais le mieux, c’est qu’il est toujours au courant des dernières nouvelles. Surtout que ça lui arrive de s’occuper des invendus des journaux… Enfin, vous savez…

Il les récupérait et les revendait ; les nouvelles étaient moins fraîches mais pour beaucoup de chats, cela constituait un moyen d’informations peu coûteux et de la lecture dans les foyers.

— Il faut bien vivre, déclara Tabitha en repoussant sa chaise.

Aussitôt Katy se dépêcha de poser toute la vaisselle sur la desserte afin d’aider Tabitha.

— Ce sera le manteau bleu ? Demanda-t’elle en la précédant dans le hall.

— Le gris, plutôt. Avec …

— Je sais : le col en fourrure. Accompagné de l’écharpe blanche et de vos gants, s’exclama Katy en allant chercher les habits.

Il était connu que Lady Tabitha ne sortait jamais de chez elle sans un manteau garni de fourrure de souris, de son écharpe claire autour du cou et de ses gants en peau de mulot.

— Bien, Katy. Vous apprenez vite. Quant au jeune chat…

— Je pensais que vous seriez intéressée, rapport à tout ce qu’il pourrait avoir entendu, suggéra Katy en l’aidant à passer son manteau.

Lady Tabitha s’appliqua à nouer son écharpe avec soin, puis demanda les gants, taillés sur mesure pour ses pattes.

— Alors ? J’y dis quoi, au Nioute ? Demanda Katy.

Tout en jetant un coup d’œil au miroir de l’entrée, Lady Tabitha songea que la jeune Katy aurait vraiment besoin de cours d’expression orale. Elle avait pensé qu’au contact de Mme. Pattemolle, elle aurait appris à s’exprimer autrement qu’avec le jargon de la rue mais la cuisinière maugréait et grondait plus qu’elle ne parlait. Elle allait devoir remédier à ce léger souci si elle comptait, un jour, former la petite chatte écaille-de-tortue.

— Vous lui demandez de me rejoindre à l’agence. Dès que possible.

La jeune servante effectua un petit bond sur place en frétillant comme si elle vibrait.

— Katy, nous ne sommes pas au bal !

— Désolée, Lady T. ! C’est qu’il va être rudement content de pouvoir vous aider ! Vous et Maître Leroux, vous êtes ses idoles !

— Maître Leroux et moi, la corrigea gentiment Lady Tabitha. Bien, je compte donc sur vous pour m’envoyer ce petit … Newton Quai de la Sardine ?

— J’y env… Katy se figea. Puis elle se reprit : – Je lui fais porter un billet tout de suite.

— Il sera levé ? Vous m’avez dit qu’il était fort tôt, Katy, glissa malicieusement Tabitha.

Mais la jeune servante ne parut pas saisir la pique.

— C’est qu’il est debout bien avant potron-minet, pour récolter les journaux, vous savez !

— Un courageux jeune homme, répliqua Tabitha en ouvrant la porte d’entrée.

Sur le seuil, elle renifla l’air matinal. Les effluves de la ville lui apportèrent de nombreux indices. Elle se mit en route.

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