Chapitre 1.

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Abords de la Cité de Skaly, région de Drarith – Province de Qervalen – Quatre ans plus tard.

Le fenil était plongé dans le silence depuis plusieurs minutes. Là, abandonné au milieu des foins, gisait un corps sans tête. De son cou sectionné s’épandait un flot de sang écarlate. Le malheureux subissait encore des réflexes post-mortem au niveau des jambes, offrant aux cinq personnes amassées autour de lui un sordide spectacle. Une humaine Sans-Savoir, petite hommasse dodue et presque chauve, se dandinait de nervosité en jetant des coups d’œil au doyen du conventicule. Tout le monde retenait son souffle.

— Rappelle-moi pourquoi on est tous ici, Breanna ? lâcha l’homme d’une voix trop mielleuse pour être sincèrement douce.

— Pour faire causer le gus, patron, bredouilla-t-elle.

— Et, à ton avis, comment on va faire pour l’interroger, maintenant que sa tête n’est plus sur ses épaules ?

— On a qu’à tenter d’lui rafistoler… R’gardez, il bouge encore…

L’homme, dont l’âge ne semblait pas avoir entamé la robustesse, fit une clé de bras à la Sans-Savoir et lui flanqua un coup dans les tibias. Breanna geignit et tomba mollement sur ses genoux gras.

— Espèce d’abrutie ! Je vous avais demandé, à toi et aux autres, de le tuer après lui avoir soutiré des informations ! C’était trop compliqué à comprendre pour vous ?

— Il s’est jeté sur nous, avança, penaud, un semi-orc prostré à trois pas du cadavre. Il grattait machinalement son crâne orné de tatouages tribaux pour masquer son embarras.

Dans un geste irrité, le doyen laissa choir Breanna qui s’étala sur le sol en terre.

— Dix putains d’années que vous travaillez pour moi… Depuis le temps, vous savez comment ça marche ! Et voilà que vous n’êtes même plus foutus de garder en vie un cambroussard !

Le capitaine Caerwyn Yormungard darda son regard glacé sur sa petite troupe de bras cassés tout en passant une main calleuse dans ses longs cheveux ocre rouge parsemés de mèches argentées. À sa gauche se tenait Breanna Fatty, hideuse petite femme pas finaude pour un sou, qui excellait pourtant dans la falsification de documents officiels. Un membre de choix dans son épique. Derrière elle, Greta, sa sœur cadette, tout aussi grasse quoique plus grande que l’autre. Muette de naissance et très bonne en calcul ; des talents de cleptomane hors pair. À sa gauche, toujours prostré, Benjen le semi-orc. La force brute du groupe. Brimiriel, son ombre, parfois presque aussi silencieux que Greta Fatty, était le seul Elfeim de tout l’équipage du Yormungard. Un excentrique aux allures de mage fou.

Une ride mécontente, à peine soucieuse, se creusa entre les sourcils broussailleux du capitaine.

— Où est mon cinquième luron ? siffla-t-il entre ses dents. Où est Byarnn ?

Une vague de crispation alourdit l’air. Ce fut comme si l’oxygène était tout à coup aspiré par les narines dilatées du chef de bande, empêchant les autres de reprendre leur souffle pour lui répondre. Breanna poussa un piteux geignement. Sa sœur se mordit la lèvre inférieure en secouant la tête ; Benjen observait Caerwyn avec une expression tout à fait neutre, presque désintéressée, tandis que Brimiriel levait les yeux vers le plafond bas dans une prière silencieuse adressée à Azra, la déesse de la Lumière, pour leur salut à tous.

— Je n’ai pas vu Byarnn depuis trois jours. Ni à bord du Yormungard ni sur la terre ferme, annonça l’Elfeim en chassant une longue mèche colorée de son visage.

Les deux femmes lui lancèrent des regards affolés.

— Il était sans doute en repérage, patron, avança Breanna d’un ton précipité. C’est vrai, ça ! Après tout, c’est lui qui nous a mis en contact avec le type qui en voulait à…

Elle désigna d’un mouvement de menton le cadavre étalé dans sa mare de sang. Il avait enfin cessé de gesticuler. Caerwyn l’enjamba, à la recherche de sa tête.

— Elle est là, chef… couina Breanna en pointant du doigt un coin isolé du fenil.

Le capitaine lui lança une œillade pleine de mépris avant de se pencher, une main en appui sur sa cuisse, et d’empoigner la tête par les cheveux. Soutirer des informations à feu Regor Finus aurait pu leur offrir un bon mois de salaire après quelques coups dans la mâchoire. L’humain était un paysan aisé qui avait beaucoup d’ennemis.

Le contrat ne présentait aucune réelle difficulté et promettait un beau paquet de pièces d’argent. Cela devait signer leur dernier coup avant de lever l’ancre pour quitter Skaly. Byarnn, désireux de reprendre au plus vite la mer, avait fait des pieds et des mains pour obtenir l’exclusivité sur le contrat lancé contre Regor Finus. L’employeur n’avait pas mis longtemps à accepter : la réputation de l’équipage du Yormungard n’était plus à faire. D’aucuns savaient que Caerwyn Yormungard possédait un détachement de mercenaires prêts à s’engager dans ce que l’on appelait dans le milieu « les contrats terrestres ». Néanmoins et en cet instant, le capitaine se demanda comment il avait pu acquérir une telle renommée en compagnie de pareils crétins.

Il fourrait la tête flasque et ensanglantée dans un épais sac de cuir lorsque Brimiriel reprit la parole.

— Pardonne-moi, capitaine, pourrais-je y jeter un œil avant que nous la remettions à notre homme ?

Le chef de bande haussa un sourcil interrogateur en se tournant vers l’Elfeim.

— Encore cette fascination morbide pour les cadavres, Brim ?

— Simple curiosité scientifique.

— Mais qui m’a foutu pareils demeurés ? marmonna Caerwyn avant de balancer le sac sur le mercenaire.

— Comment qu’on fait pour Finus, patron ? osa Breanna, traduisant ainsi la question muette de sa sœur qui effectuait des gestes vagues de ses mains replètes.

— Allez chercher Byarnn et retrouvez-moi tous au Kraken Braisé, comme prévu. Je laisserai à ce fout-merde le soin d’expliquer l’échec cuisant de cette mission au principal intéressé.

Sans plus un regard, Caerwyn quitta le fenil d’un pas qui trahissait sa contrariété. La pression retomba sous le toit de chaume et les quatre mercenaires s’activèrent dans leur nouvelle besogne, non sans filer chacun à leur tour une tape derrière le crâne de Breanna. Son excès de zèle n’allait certainement pas rester impuni.

*

On avait donné à la cité portuaire le nom d’une femme d’exception : Skaly de Marneim, dite La Paladine. L’histoire de ce personnage avait fasciné Greta Fatty dès sa prime jeunesse. Tout comme elle, Skaly avait été une humaine Sans-Savoir de basse extraction. Tout comme elle, elle avait fui la pauvreté en quête d’un avenir meilleur. La comparaison s’arrêtait là, cependant, puisque contrairement à La Paladine, Greta n’avait accompli aucun haut-fait héroïque hormis celui d’avoir atteint l’âge avancé de trente-quatre ans. Une véritable prouesse lorsque l’on voguait sur les flots sous pavillon noir ; encore plus sous le commandement de Caerwyn Yormungard et par les temps qui couraient.

Greta aimait beaucoup son capitaine. Il lui rappelait ce vieil homme grincheux qui vivait à quelques lieues de la maison familiale, chez qui elle avait perfectionné ses talents de cleptomane avant même de savoir tenir sur ses deux jambes potelées. Le paysan, à moitié sourd, ne l’entendait jamais arriver. Ce fut aussi avec lui qu’elle apprit le patois silencieux, succession de gestes formant des mots en langue mom’ri pour se faire comprendre des « parlants ». Le vieux avait été la figure paternelle qu’elle n’avait jamais eue. Une fois engagée sur le Yormungard, elle avait laissé Caerwyn prendre la place du paysan dans son cœur.

Leur capitaine était un homme dur, froid et souvent cruel. Pourtant, Greta l’aimait comme un père. Ses caresses étaient piquantes ; ses mots amers. À ses débuts comme mousse de quart, elle s’était reçue de sacrées déculottées. Mais Greta l'en remerciait chaque jour. Elle avait appris que la vie n’était pas faite pour être douce. Son héroïne, Skaly de Marneim, avait très certainement prononcé ce même adage quelques centaines d’années auparavant.

Greta appréciait son pied-à-terre. Plusieurs dizaines de milliers de citoyens ceyanns, toutes races confondues, vivaient dans la métropole labyrinthique aux couleurs chaudes et aux senteurs aigres-douces. Les quartiers près du port répandaient par l’alizé des effluves d’iode et de poissons pourris qui se mêlaient aux odeurs de débauche de la rue des plaisirs. Plus haut au nord-est de la cité, à la lisière des rues commerçantes et des maisons d’artisans, des milliers d’arbres fruitiers dissimulaient les quartiers résidentiels, plus tranquilles, habillant d’exquis arômes l’air vicié de Skaly. Greta se sentait chez elle.

Rien d’étonnant à ce que Byarnn manque à l’appel depuis ces trois derniers jours. Elle avait tout de suite deviné le motif de son absence au point de rendez-vous, peu avant d’aller à la rencontre de Regor Finus. Alors que sa sœur, le semi-orc et l’Elfeim se disputaient les zones à ratisser (tout le monde souhaitait rester près des docks pour diverses raisons), Greta tira sur l’épais anneau de métal qui perçait le téton droit de Benjen, dont le torse nu et vert luisait sous la chaleur provenant de la forge dans son dos. Ce fut à peine si l’Orc le sentit ; pourtant, il pivota vers Greta, serrant les mâchoires en guise d’avertissement. Le sourire au sadisme contenu de la cadette Fatty ne faiblit pas. Elle tira une dernière fois sur le bijou, plus fort ; le lâcha, puis effectua un mouvement rapide et complexe avec ses mains. Ben s’exaspéra une seconde avant de tenter une traduction approximative.

— Un troll dans un château ? proposa-t-il à la jeune femme qui secoua vivement la tête.

À leurs côtés, Breanna s’était mise à prendre à partie les longues tresses et les plumes multicolores de Brimiriel pour une obscure raison. L’autre la toisait avec mépris en lui crachant des injures au visage. Greta fila un coup de poing à l’épaule de Benjen pour capter son entière attention. Elle réitéra ses mouvements avec, cette fois, plus d’insistance.

— Un… troll dans un château avec… du vin ?

Elle acquiesça, de nouveaux gestes empressés se rajoutant aux précédents.

— Un troll… du vin… Byarnn saoul dans un bordel ! s’écria-t-il triomphant, faisant se retourner une bonne partie des passants et ses deux autres comparses.

Greta le félicita d’une tape sur le bras.

— Byarnn saoul dans un bordel, répéta Brimiriel. Ça se tient, on aurait dû commencer par là.

— Mais y’a des dizaines de bordels dans ce bourg, se désespéra Breanna. On s’ra jamais au Kraken Braisé dans les temps et l’capitaine, y va nous rosser sévèrement.

Ben échangea un regard entendu avec Greta.

— Peut-être, mais y’a qu’un seul bordel dans lequel on peut trouver Byarnn.

À son tour, l’Elfeim sembla comprendre. Les pupilles violettes de ses yeux en amande s’illuminèrent soudain.

— La Maison Theris, s’exclama-t-il. Évidemment !

— Oh non… se lamenta Breanna. Pas encore… La dernière fois, Veziane Theris, elle a pris tout not’ argent à cause de Byarnn.

— Ce salaud aime le luxe, qu’est-ce qu’on y peut ? répondit Benjen. En tout cas, Caerwyn va pas être content. Après le fiasco au fenil, si on lui dit où on a retrouvé cet emmerdeur, il va tous nous balancer par-dessus bord la prochaine fois qu’on lèvera l’ancre.

— Tu crois ? s’inquiéta Breanna.

Elle fourra l’ongle de son index entre ses dents et se mit à le ronger avec nervosité. L’aînée des Fatty, Ecumeuse des Mers, avait une peur panique de l’eau.

— Ouais. T’y passeras la première, lui confirma l’Orc. Et comme t’es plus lourde que Brim et moi réunis, tu couleras comme une pierre. Si t’as de la chance, une créature marine viendra bouffer ta graisse avant que tu touches le fond et tu te réincarneras en poisson dodu.

Breanna perdit le rouge de ses joues rondes tandis que Brim levait les yeux au ciel. Greta, elle, émit un son proche du ricanement.

— Trêve de bavardages, on devrait se dépêcher, dit l’Elfeim sur un ton autoritaire. S’il n’est pas chez Mademoiselle Veziane, on a toute la basse-ville à ratisser et je n’en ai pas particulièrement envie.


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