Magnaria. De longues heures plus tard.

L'Esplanade aux Statues s'étendait entre l'Avenue des Songes et l'Avenue du Temps, à l'extrême sud de l'aire urbaine de Magnaria. L'Avenue des Songes réceptionnait en son extrémité nord la route conduisant à Bovary, la principale ville clairisienne proche de la frontière avec Hiarros. L'Avenue du Temps, elle, formait un angle à environ cent quarante degrés avec l'extrémité nord de la route menant à Conches–sur–Méranne, puis, bien plus loin à Chéragny, dernière ville de taille respectable avant Strani.

Les statues étaient celles des anciens rois de Clairy ayant combattu contre Dallinger et Heawin : Romaric Valmont, l'un des fondateurs du royaume de Clairy il y a plusieurs millénaires ; son descandant Romaric V ayant repoussé les envahisseurs d'Heawin ; le petit–fils de ce dernier, Edmond III, signataire de la paix avec Dallinger ; Frédérique Tremblay, fondatrice d'une nouvelle dynastie avec de nombreuses reines ; Marthe II, connue pour ses coups de colère en plein sommet diplomatique...etc... et bien d'autres monarques.

Les statues étaient au total vingt–huit, réparties en cercle. De part et d'autre de l'esplanade et des deux avenues, des demeures bourgeoises dormaient dans la nuit noire. En haut et en bas de l'esplanade se trouvaient du côté de la ville un vaste cellier connu pour servir d'entrepôt pour les marchés et les grossistes. Du côté de la campagne, c'était un terrain vague. La nuit était totale.

Soudain, deux paires de lampes à pétrole percèrent l'horizon. Deux diligences arrivèrent côte à côte, au milieu des statues. Les sabots des chevaux firent un bruit détonnant. Des individus encagoulés sortirent des deux diligences. Des para–perches étaient en lévitation. Il y avait clairement deux groupes prêts à en découdre.

Un premier groupe était arrivé dans une aile volante militaire de l'armée néo–clarienne, avec un faux cerceuil. Cette aile volante avait pu atterrir sur la base aérienne de Dunkrinia, sur la côte nord de Clairy. Un autre groupe était arrivé avec une aile volante clandestine, sans aucune immatriculation ni plan de vol défini. Cette dernière avait pu trouver une piste d’atterrissage sur un ancien aérodrome désaffecté à Soudard–les–Oies, à vingt kilomètres à l’Est de Magnaria, et s’y était posé illégalement, sans enregistrement officiel. Ce second groupe était également arrivé avec un faux cerceuil.

Au sein du premier groupe, celui qui venait de La Nouvelle–Clara, un officier du renseignement avait dû appeler sur son droïde ses homologues des Six Royaumes pour leur expliquer l'hallucinante situation qui était la leur. Il avait dûbatailler sec pour négocier que la mystérieuse aile volante venue de Dolgrunn ne soit pas abattue par deux ailes volantes d'attaque de l'Aviation Fédérale sixienne. La mystérieuse aile volante de Dolgrunn fut néanmoins escortée jusque sur la mauvaise piste d'atterrissage désaffectée de Soudard–les-Oies, puis une diligence vint chercher ses occupants pour les conduire jusqu'aux faubourgs sud de la grande ville de Magnaria. Discrètement, deux cavaliers de l'armée sixienne suivirent de loin cette diligence, prêts à l'assaut.

La diligence transportant le groupe venu de La Nouvelle–Clara comportait Ragna Narawen, Yzeure Polignac enfermée dans un faux cerceuil, ainsi que six officiers du SENC, le renseignement extérieur de La Nouvelle-Clara, tous lourdement armés, pas uniquement avec des para–perches.

L'autre diligence transportait Pétrus Flint, Tiag Soaris dans un faux cerceuil analogue à celui où était enfermée Yzeure Polignac, et quatre mystérieuses personnes encagoulées.

Au loin, discrets, deux cavaliers militaires sixiens surveillaient la zone.

Personne dans aucun des deux groupes ne le savait, à part peut–être Ragna par télépathie, mais de manière très floue : les deux cavaliers qui surveillaient la diligence de Pétrus Flint depuis Soudard–les-Oies utilisaient deux petits droïdes de communication pour réveiller un nombre considérable de personnes dans le milieu du renseignement, mais aussi dans l'infanterie, la police secrète, le génie et la dragonnerie.

Au milieu de l'esplanade, les deux faux cerceuils furent ouverts en même temps.

Yzeure salua ses acolytes de la Tornade de Feu.

Tiag tomba dans les bras de sa bien aimée. Les deux ne se lâchaient plus.

-Comme c'est touchant, dit alors une voix froide et métallique parmi les cagoules du groupe de la Tornade de Feu.

Le jeune couple fut alors pétrifié de peur.

-QUI PARLE ? hurla Ragna.

-C'est moi, dit l'une des cagoules intimidantes s'avançant vers elle ainsi que Tiag, une para–perche lévitante à ses côtés.

Ragna fit également léviter la sienne.

-Pétrus, c'est qui celui là ? demanda Ragna à Pétrus, nerveuse.

-L'homme qui veut vous rencontrer, Colonel Narawen, dit Pétrus.

Pétrus Flint était l'unique membre de la Tornade à visage découvert, avec Yzeure.

-Qu'est–il arrivé à Ruben Rigmaans ? demanda Ragna. Je l'ai senti mourir en moi alors que j'étais encore en Terre des Orgueils.

-Le Seigneur Mjallnaar a insisté pour qu'il ait une mort des plus décevantes, dit la cagoule intimidante. Par une vulgaire arme à feu.

Ragna et Tiag étaient pétrifiés de peur et de tristesse.

Les autres cagoules se mirent à rire.

Puis la cagoule qui parlait découvrit alors sa tête.

Un visage de la cinquantaine. Blondeur platine. Machoires carrées. Nez pointu. Regard perçant et vicieux.

-Vous êtes Le Timonier, n'est–ce–pas ? demanda Ragna.

Il y eut un silence, seulement rompu par des bruits de diligences et de chevaux au loin. De drôles de rugissements se faisaient également entendre.

Des dragons sont en approche ... pensa Ragna.

-Le Timonier n'est pas une personne, mais un titre, jeune Narawen. Il y eut de très nombreux Timoniers et Timonièresau cours des siècles et je ne suis que le dépositaire de cette illustre fonction qui représente Ingtanbar le Grand sur la terre ferme.

-Gloire à Ingtanbar ! dirent les trois autres cagoules ainsi qu'Yzeure et Pétrus. Mort à Sernia ! Mort aux Six Royaumes !

-Tu as vu comment ils me sont fidèles ? dit Le Timonier. Tu as d'immenses talents, jeune Narawen. Un maquignon comme Ruben Rigmaans, Brayan Alvars ou encore comme Sire Thanis n'auraient jamais su exploiter ton talent à sa juste valeur.

-Où sont Gehrt Mjallnaar et sa soeur ? demanda Ragna. Pourquoi ne sont–ils pas avec vous ?

-Très bonne question, dit Le Timonier sur un ton doctoral. Nous ne sommes jamais tous rassemblés au même endroit. La Tornade doit toujours demeurer opérationnelle en cas de problème. Le Seigneur Mjallnaar est premier dans l'ordre de succession au poste de Timonier dans le cas où il m'arriverait quelque chose. Et lui–même dispose d'un remplaçant et ainsi de suite. Nous sommes partout, Ragna. Nous infiltrons les gouvernements, les familles royales, les universités, les centres de recherche scientifique, les grandes entreprises ... demandez donc à cet andouille de Mérovée Pendragard ... j'ai été triste quand Lorenna Kraglaar est morte. C'était l'une de mes plus belles prises. Elle ne travaillait pour Raggaar qu'en guise de sous–façade derrière la première façade de professeure à Nerinia. Dans les faits, elle était avec nous.

-Vous allez nous dire qu'Allenwelt a préparé l'invasion des Six Royaumes sur votre ordre, peut–être ? demanda Tiag.

-Ton mari est intelligent, Ragna, commenta Le Timonier. Nous avons bien fait de l'épargner. Allenwelt est comment dire ... tout pour moi. C'était ma recrue la plus inestimable. Je dois d'ailleurs te remercier, Ragna, d'avoir tué Nodaraz Raggaar. Il a échappé au contrôle de la Tornade, il a bien failli s'en prendre à Hildegard Allenwelt. Malheureusement cette folle de Katarina Dartmund a agi à sa place... Je n'ai pas réussi à la faire tuer, elle contrôlait beaucoup trop bien l'Etat central retligien. Je savais que cette guerre allait causer la chute du régime. Ils n'ont pas voulu m'écouter ... je leur avais dit qu'une invasion ne serait pas prolifique sur le long terme.

-Quel est donc votre lien réel avec Hildegard Allenwelt ? demanda Harold.

-Un lien du sang, dit simplement Le Timonier. Je m'appelle Rikaard Wiktor Allenwelt. Mon père était l'immense Guide Ultime Hildegard Allenwelt puisse Ingtanbar veiller sur lui.

-Gloire à Ingtanbar ! Mort à Sernia ! Mort aux Six Royaumes ! hurlèrent à nouveau les membres de La Tornade de Feu.

Tout autour de l'esplanade, l'agitation se profilait. Des dilligences, des chevaux, des dragons, distinctement visibles. Dans les maisons tout autour, les lumières s'allumaient et les badeaux, effarés et sidérés, constataient l'existence de ces animaux censés être légendaires ou disparus depuis longtemps. Manifestement, l'armée sixienne avait été informée de l'échange de prisonniers et s'apprêtait à capturer les membres de la Tornade.

Le silence était tendu entre Ragna et Rikaard.

Elle le rompit en premier.

-Donc la République de Retlig et la Tornade de Feu finalement c'est un peu la même chose...

-Non, la République de Retlig n'est que l'un de nos nombreux produits. Mais c'est sans doute l'un de nos plus réussis. Nous tenterons bien évidemment de la restaurer, avec ou sans ton aide, Ragna. Puis nous mettrons les Six Royaumes à feu et à sang. Magnaria ne sera plus qu'un champ de ruines. Odina servira de camp de travaux forcés délocalisé à la Nouvelle République de Retlig.

-Vous nommez république un régime qui ne mérite pas ce nom, dit Tiag. La Nouvelle–Clara est une vraie république, là–bas on laisse les gens penser à peu près comme ils le veulent et l'on ne rêve pas de tous les réduire en esclavage.

Rikaard Allenwelt eut alors un rire de dément.

-Si faible. Si ton épouse refuse de me rejoindre, vous serez éliminés tous les deux d'ici quelques minutes. Mes pouvoirs parapsychiques surpassent les tiens, Ragna. Je sens que l'armée des Six Royaumes est en train d'encercler cette esplanade. Ils ne savent pas ce qui les attend.

-Je ne vous rejoindrai jamais, dit Ragna. Je préfère la Mort plutôt qu'une vie remplie de honte.

-Très bien, dit Rikaard. Tu l'auras voulu. Frères de la Tornade, écartez–vous !

-Tiag ! SENC ! écartez–vous ! lança Ragna.

Le duel entre Ragna Narawen et Rikaard Allenwelt commença à cet instant.

C'est alors que deux traînées de feu traversèrent le ciel juste au–dessus des deux parapsys. Puis des rugissements. Des écailles reptiliennes.