2. Agvarda, la Téméraire

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Aussi grandiose que fut l’eau, elle n’en était que plus morose quand l’esprit se noyait dans des déboires d’hommes. Mon poing se compressait, j’avais le trac, la vraie pression. Je matais mon bouclier aux couleurs noires et rouges de ma maison. Les Hvorsorm, les serpents des mers. Nous n’étions plus rien ; dorénavant nous n’inspirions que la fuite, les condamnés à l’exil. Mais bientôt nous serons craints de nouveau. Mon père aura beau se montrer ronchon à l’idée de me voir héritière, je ne suis que le bon choix face à ce laquais beau parleur de Lotar ou cet ambitieux avorton de Porjkiv.

“ Ma fille, cesse de gigoter.”

La voix de ma mère me parvint, me sortit de mes songes. Elle s’embêtait à me tresser en deux fois mes cheveux, qu’elle rechignait à simplement me raser. Je n’ai pas besoin de poils de tête ; c’est terriblement gênant en combat. Mais cette idiote ne voulait rien savoir, selon elle je devais être attirante pour les hommes avant d’être adroite à la lame. Par esprit de contradiction, en dépit d’avoir été une jolie petite fille, j’étais devenue vilaine, le visage hagard, les muscles saillants, pas féminins pour un sou, les cheveux d’un roux flamboyant à un roux puant le sang et la bataille. Mon esprit n’était pas celui d’une femme ordinaire, j’étais conquérante, guerrière, fille de mon père plus qu’il ne voulait l’entendre, c’était moi la future dirigeante, moi qui guiderait les armées. L’empreinte de mon nom devait vibrer jusqu’aux oreilles de mes ancêtres.

La proue du bateau, dont le sommet représentait un serpent crachant son venin, pointait la terre promise de sa langue fourchue. Les mouettes jacassaient, pressées de goûter aux restes que nous laisserons sur la plage. Cependant personne n’était dupe, sauf Père, nous allons baver, nous allons saigner. Le duc de Julême, vassal du Royaume de Cataras, avait des troupes trois fois supérieures aux nôtres en nombre d’hommes. Si nous n’étions pas guidés par la foi, par Körk, nous nous chierions dessus face à la mort certaine qui nous attendait. Pourtant, je blasphémais, parce que je ne pensais pas à la mort au combat comme une digne fin, je voulais vivre, piétiner le sol des vivants, j’étais trop jeune et j’avais bien trop à accomplir.

Nous aurions pu lâcher notre père, rejoindre les hommes du Järl et renoncer à nos titres de noblesse, mais !värg! que l’idée déplaisante de déshonorer les ancêtres nous avait guidé sur la voie suicidaire de notre père Ragnvald. Seul espoir pour que les Hvorsorm subsistent : la conquête varègue, s’approprier des terres par la lame et le sang… puis y survivre.

“ Agvarda, Père veut te voir.”

Lotar m’apparut, il était blême, bien moins foncé qu’à l’accoutumé, il craignait, pas confiant. Ce n’est pas son domaine ça la guerre ; dommage pour lui au vu des prochains jours. Je n’eus que pour lui un haussement de sourcil dédaigneux en guise de réponse. Je laissa là ma mère qui n’avait même pas terminé sa deuxième stupide tresse. Je suis forte, j’ai le courage de Körk en moi, mais chaque entrevue avec Père me foutait les jetons. Il avait trop de pouvoir sur moi, sans que je ne puisse rien y faire. Je pourrai le défier en duel, lui montrer ma force et briser le joug qu’il m’imposait, mais en dépit de sa vieillesse, il demeurait un adversaire plus que redoutable. Puis, au-delà de ça, il était mon géniteur, il m’a offert la vie par le don d’Herkya, divine Herkya l’Aveugle.

Il ronchonnait dans sa cabine, marmonnant des paroles incompréhensibles en froissant des parchemins. Comme à son habitude, il ne levait pas les yeux sur son engeance femelle, il me tenait pour responsable de l’avenir foutu.

“ Vous m’avez demandé père ?”

Rien, pas un grognement, pas un haussement d’arcade, il préférait encore sa plume bourrée d’encre. S’il n’avait guère été Ragnvald, je lui aurais balancé une mandale dans la figure. Il me paraissait de plus en plus abîmé par le temps, l’exil ne lui réussissait pas. Entre ses paroles qu’il adressait au vide, ses tendances à trembler n’importe quand… Jamais il ne m’était apparu aussi faible. Avachi, la mine grisonnante, je crus même le voir baver.

“ Agvarda. Assis toi.”
Qu’allait il me faire vivre comme enfer cette fois-ci ? Tenterait-il de s’interposer à ma nomination ?

“ Tu ne combattras pas.

– Je suis dorénavant une Väräm, comme les autres, j’ai passé les épreuves, vous ne pouvez pas m’interdire de prendre les armes face à nos ennemis.

– Tu es une femme, jamais n’auraient-ils dû te faire un tel honneur.

– Au-delà de disposer d’un vagin, je mate la quasi-totalité de vos hommes en combat singulier, y compris vos deux fils. Je suis tout autant stratège que vous et je suis votre putain d’héritière, comment pourrai-je régner à votre mort s’ils ne m’ont jamais vu à leurs côtés lors des batailles ?

– Alors soit, va te battre si tu n’attends que ça. Mais tu iras te faire transpercer, tes idées nocives mourront avec toi et j’aurai un vrai héritier, pas une donzelle qui joue le guerrier.

– Je suis acceptée de tous sauf de vous, mon propre père. Je soupçonne que vous me haïssez non pas par ma faute mais parce que ma mère vous débecte, que vous préfèrez une putain du désert que votre propre f…”

La gifle fut douloureuse, je ne l’avais même pas vu venir. Sa grosse main venait de me décalquer le visage. Ma tête tournait, des sons aigus parasitaient mes pensées.

“ Petite insolente, ta mère je couche tout autant avec, mais elle est incapable de tomber enceinte : sauf d’une merdeuse comme toi. Dégage de ma vue, tu n’auras qu’à être dans la mêlée. Que Körk me soit miséricordieux et qu’il achève ta misérable existence. ”

Les mots sont parfois plus affutés que la meilleure des haches, cette langue de vipère, ce vrai serpent de mer, me heurta en pleine poitrine.

Je me levai et je bousculai la chaise, folle d’une telle humiliation. Quand je sortis de la cabine, la Shabrazienne me fit face. De fureur, mon poing vola jusqu’à sa mâchoire, quand elle heurta le sol, un mollard l’accompagna.

“ Reste à ta place d’esclave bonne qu’à vider les couilles de Ragnvald, n’essaye même pas de croiser mon regard vile petite chose charbonnée.”

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