1 – Dix ans avant – Le Lycée
Les années lycée. Mes pires années.
Je n’fais rien comme les autres, moi. Je grandis de manière complètement désordonnée. Avant, j’étais petit et gros. Maintenant, j’ai poussé d’un coup, je suis plus grand mais j’ai les bras trop longs, et surtout je n’suis toujours pas maigre. Du coup, ma réputation de “gros” me poursuit. Ma mère, ou plutôt celle de ma famille d’accueil, dit que je suis un nounours tout doux, mais mes camarades eux, ils disent plutôt que je suis un gros lard. Ma pote Samia, elle dit que je suis un viking. J’crois qu’elle doit pas vraiment savoir à quoi ressemble un viking, parce que dans les bouquins, ils sont plutôt baraqués, les mecs ! Et moi, j’suis pas vraiment musclé. Au contraire, je suis plutôt rondouillard. Pas un pachyderme, mais pas un gorille non plus. Je dirais que je protège mes plaquettes de chocolat sous une bonne couche de brioche moelleuse.
Samia, elle vient des quartiers, comme moi. On s’est rencontrés au début de notre première année au lycée, sur un banc. J’étais encore en train de subir mon triste sort de souffre-douleur de ma classe pour la cinquième année consécutive, entouré de quatre gentils camarades, et elle, elle est venue à mon secours. Après avoir foutu son poing dans la gueule du p’tit con qui venait de l’insulter de « sale arabe » alors qu’elle avait refusé ses avances, Samia et moi, on a sympathisé.
C’est une rebelle, Samia ! Je l’admire beaucoup, moi qui suis une vraie chiffe-molle malgré ma carrure d’ours mal léché. En fait, c’est surtout que je suis un vrai gentil. Je déteste la baston et les disputes. Samia, elle est plutôt jolie aussi… et elle a un joli sourire ! Enfin… quand elle sourit quoi, sous ses airs renfrognés. C’est pour ça que je m’évertue à la faire rire dès que possible ! Mais ce qui fait qu’on est devenus amis, c’est qu’elle est comme moi : un rebus de la société. Elle, parce qu’elle est pas très féminine et que son intelligence est en totale contradiction avec son apparence. D’ailleurs, étant moins bête que les autres filles de son âge, elle refuse de se laisser tripoter par n’importe quel garçon, et cela dérange. Et moi, parce que j’suis juste pas dans les normes de beauté actuelles.
Bref ! Comme chaque jour, on bulle tous les deux sur notre banc habituel, elle assise sur le dossier et moi assis comme une larve, les bras étalés sur le dossier. Près de son cul ? Oui, oui. Mais aucune ambiguïté entre nous. Je la touche pas, et basta. J’ai pas envie de m’en prendre une, je dois avouer !
Et puis, elle est passée devant moi. Cette sublime créature que je n’avais encore jamais vue ici. Une magnifique muse élancée aux formes parfaites, aux yeux bleus et à la longue chevelure blonde ondulant au rythme de ses pas assurés. Elle est tellement belle, que j’en reste bouche bée, les yeux écarquillés devant cette merveille de la nature. Ce qui n’a pas échappé à ma complice.
— Heyy ! Bah vas-y, te gêne pas pour mater surtout ! T’es pas discret, Big B.
— Hein ? Pfffff… Et arrête de m’appeler « Big B. », tu sais qu’j’aime pas ça…
— Détournes pas la conversation, BIG B. ! Moi, j’te parle de la gonzesse que tu mates comme un mort de faim depuis cinq minutes !
— T’as vu ça, sérieux ?! C’te bombasse, purée !
— Laisse tomb’, c’est pas une meuf pour toi.
— Ah bah merci, la copine ! Comment qu’tu m’casses mon trip toi… Dans le genre « rabat-joie », t’es pas mal…
— J’suis juste réaliste, mec. Sérieux, tu crois franchement qu’une meuf comme elle s’intéresserait à un mec comme toi ?
— Eh bam ! Prends ça dans les dents… Merci…
— Tu sais très bien c’que j’veux dire, Bryan... C’est pas nous l’problème, tu l’sais bien...
— Ouais... J’sais... Mais j’avoue que, parfois, j’aimerai que tu t’trompes...
— Mouais... Moi aussi.
On en est resté là, mais moi, je ne pensais plus qu’à cette meuf. Le soir même, je me suis aperçu qu’elle attendait elle aussi son bus sur la place, au même endroit que moi. J’étais aux anges, je pourrais la voir tous les jours sans scrupules. Lui parler ? Ah ça non ! J’suis bien trop timide, et j’ai pas envie de me faire humilier devant tout le monde ! Samia a probablement raison : Je n’suis pas assez beau pour elle.
Quelques jours plus tard cependant, j’ai eu un coup de folie. Alors qu’on rêvassait encore sur notre banc, ma muse s’est arrêtée à quelques mètres de nous, en compagnie de ses copines. Je devais avoir de la bave au coin des lèvres, car Samia ne s’est pas fait attendre pour me faire redescendre sur terre.
— Sérieux, Bryan ?! T’es encore sur cette nana ??
— Mais elle est tellement belle...
— Bryan ! Réveille-toi, merde ! Elle te kiffera jamais, voyons !
— Ah bah sympa !
— Non, mais c’que j’veux dire, c’est que la meuf, elle navigue dans le superficiel et l’apparence. Et toi et moi, on rentre pas vraiment dans ses standards de beauté, j’pense bien.
— Et si tu te trompais ?
— Hein ?! T’es sérieux ??
— Bah qu’est-ce t’en sais, d’abord ? Si ça s’trouve, c’est une nana bien et intelligente. Elle a l’air cool en tous cas. Les apparences peuvent être trompeuses, qui sait ! Regarde, toi ! C’est pas parce que tu t’habilles en kaïra qu’t’es pas sympa ! Bah peut-être qu’elle est comme toi. Peut-être qu’elle s’en ficherait de mon physique, et qu’elle pourrait m’aimer pour ce que je suis à l’intérieur !
— Mais toi, vraiment ! Tu m’feras toujours mourir de rire !
— Ah tiens ! L’humour ! V’là un bon moyen de pécho !
— Mais tu rêves, mec !! La meuf, elle va même pas t’calculer, en fait !! Arrête ton délire ! Tu vas t’prendre un râteau !
— Eh bah, j’te prouverai le contraire, tiens !
Et me voilà, moi et mon courage, qui s’élance vers la belle demoiselle, sous le regard ébahit de Samia. J’ai la confiance, jusqu’à ce que j’arrive près d’elle.
— Euh… Salut, je lance timidement au dos divinement bien sculpté de la future Madame Bryan Gonzague.
— Hmm ? dit-elle en se retournant. Euh… Ouais ? On s’connait ?
— Euh… Nan... Enfin... Pas vraiment... On attend le bus au même endroit tous les deux mais on s’est jamais parlé...
— Et ?
— Et euh... J’m’appelle Bryan et…
— Ah ouais ?!? s’exclame une de ses copines. Bryan, comme…
— Euh… Bryan, comme Bryan, en fait…
— Comme dans le sketch de Gad Elmaleh ?? Ha ha ! Trop drôle ! glousse une seconde copine. T’es dans la kitchen toi aussi alors ? Avec ta sister Jenny, elle est où ??
— Hein ? Euh… Ouais, nan… En fait, j’voulais juste…
— HEYYY ! scande Valentin, le caïd du collège devenu beau-gosse attitré du lycée, en me bousculant au passage. Ça gaz, poupée ?
— Ah salut Val’ ! minaude la jolie blonde en se replaçant une mèche de cheveux. Ouais ça va ! Eh tu sais quoi ? Il s’appelle Bryan ! Comme dans le sketch ! Tu connais ?
— Ouais, j’sais. C’est Big B. Qu’est-ce tu lui veux, à Alice ?
— Alice… je réponds bêtement, le regard goguenard et la bave aux lèvres.
— Quoi ? Qu’est-ce t’as ? me dévisage l’étalon, qui mesure une demi-tête de moins que moi, mais qui m’effraie pourtant avec ses airs de mec parfait, sa bande de potes et son air de loveur.
— Hein ? Euh…
— Bah quoi ??
— Bah euh… Je… J’voulais juste faire connaissance avec euh…
— On s'en fout.
— Oui mais je pensais qu’on pouvait...
— Attends… M’dis pas que… HA ! Ah l’autre eh ! Attends, tu pensais v’nir la pécho, c’est ça ?! HA HA HA !!! ricane Valentin. Eh les gars !! Le Big B, il croit qu’il peut pécho la jolie demoiselle avec son gros bid’ et sa gueule en vrac !!
— Euh… Nan, je… je bégaye devant le regard légèrement méprisant de ses potes, et devant une assemblée hilare, dont la fameuse Alice.
— P’tain t’es grave toi ! Nan mais laisse tomber, le gros ! s’enquiert Valentin en enlaçant la belle jeune fille par les épaules. Tu crois quoi ?? Elle s’en fout d’toi, en fait ! C’est avec moi qu’elle sort, de toute façon ! Capich’ ? Allez, dégage, gros tas !!
Et ce fut le premier gros râteau de ma vie. La première grosse humiliation devant une fille aussi.
Alors, comme un con, je suis retourné vers Samia, qui me regardait avec un petit rictus de compassion.
— J’te l’avais dit, mec…
— Ouais… Merci de m’le rappeler…
— T’inquiètes, elle te mérite pas cette meuf ! Qu’elle reste avec ce gros con de Valentin d’mes deux ! Ils font la paire, tiens ! Deux débiles superficiels et sans cervelle !
— Dis pas ça !! Alice, elle est…
— Laisse-moi deviner ! Trop bien pour toi, c’est ça ??
— Exactement !!! je commence à m’agacer.
— Pffff… Qu’est-ce que tu peux être prévisible, mon pauvre…
— J’t’emmerde, Sam…
— Bryan… Les nanas comme elle, ça s’met en couple avec des beau-gosses, pas avec des types comme toi. C’est pas elle qui est trop bien pour toi, mais toi qui n’est pas assez superficiel pour elle, c’est tout !
— Donc, d’après ta théorie à deux balles, nous les pauv’ types moches, on n’aurait le droit qu’aux laiderons alors ?!
— C’est pas c’que j’dis ! J’dis juste que celles qui sont trop belles sont souvent aussi trop bêtes pour voir la beauté intérieure des gens ! Elles sont pas assez intelligentes pour regarder au-delà des apparences, voilà tout !
— Avec toi, tout le monde doit rentrer dans des cases bien définies...
— Pff ! Bah non, justement ! Regarde-nous, merde ! On rentre dans aucune case, c’est bien ça l’problème !
— Mais toi, t’es pas moche !! C’est toi qui t’mets des barrières, mais en vrai tu pourrais être comme les autres !
— Absolument pas ! Et tu l’sais très bien ! J’rentre pas dans l’moule, tout comme toi. Et d’abord, t’es pas moche, arrête avec ça !! OK, t’as pas de tablettes de chocolat ! OK, t’as pas la gueule des mannequins dans les magazines ! OK, tu pèses pas 40 kilos tout mouillé ! Mais on s’en fout, merde !! On est comme on est, après tout... Moi, j’t’aime bien comme ça, en tout cas.
— Mouais... Bah dans tous les cas, j’viens d’me prendre un putain d’coup dans mon égo là... Alors si tu pouvais juste compatir, ça s’rait sympa...
Au risque de paraître relou, j’ai tout de même retenté ma chance quelques jours plus tard, histoire d’être sûr. Un soir, à la fin des cours, alors que la belle Alice attendait visiblement son bus, seule cette fois, j’ai pris mon courage à deux mains et j’y suis retourné.
— Euh... Salut. J’sais qu’tu vas probablement m’envoyer chier, mais...
— Bryan, c’est ça ?
— Euh... Ouais ! T’as retenu mon nom ??
— Oui. J’suis désolée de la façon dont Val’ t’a parlé, l’autre jour. Mais, tu sais... J’crois qu’il est un peu un jaloux en fait, alors...
— A-Alors quoi ?
— Bah... Ça serait mieux pour toi qu’il nous capte pas ensemble. Tu vois ?
— Euh...
— J’dis ça pour toi, hein !! Nan, parce que, s’il nous voit, j’suis certaine qu’il va te défoncer la gueule... Et j’veux pas ça. J’aime pas la violence, moi, tu sais ?
— Ah... C’est... Heum... Gentil.
— Ouais. Bah... C’est mieux comme ça, hein. Toute façon, on pourrait pas trainer ensemble, on n’est pas trop du même monde, toi et moi... On n’a pas les mêmes fréquentations et tout, donc bon...
— ...
— Bon... Bah... J’te laisse, v’là mon bus. Bye !
— Ah... Euh... Ouais... Bye.
Suis-je maso à ce point pour avoir quand même risqué de me prendre un second round dans la gueule ??
Enfin... Au moins, je suis fixé : Elle ne veut pas me parler. On ne sera jamais amis. Comme ça, c’est réglé.
Pourtant, moi, j’en meurs d’envie... Je ne pense plus qu’à cette fille. J'en rêves même ! Dans des rêves parfois érotiques, pour tout vous avouer... Ouais, j’vous entend d’ici : Les hormones, ça travaille sec à cet âge-là ! Bah ouais, que voulez-vous ? N’empêche qu’elle m’obsède, cette nana. A chaque fois que je la croise dans le bahut, je n’peux plus bouger. Je suis tétanisé devant sa beauté. Et la nuit, je rêve qu’elle vient s’assoir à califourchon sur mes genoux quand je suis sur le banc, pour venir m’embrasser à pleine bouche, tournant sa langue autour de la mienne sans ménagement, sa main agrippant mes cheveux avec férocité. Comme elle le fait avec cet enfoiré de Valentin…
Samia dit que je suis cinglé. C’est probable, oui. Effectivement, je suis dingue de cette meuf ! Et malgré les deux râteaux qu’elle m’a mis, j’espère encore. J’espère comme un couillon qu’elle décide finalement de venir me parler quand même, brisant tous les codes débiles de cette société trop clivée. J’espère qu’elle va finalement se rendre compte que je suis un type bien, et que ça vaut la peine de devenir ne serait-ce qu’amis. Et puis... Elle est tellement belle. Elle est même carrément bandante. Et si par malheur elle croise mon regard, j’ai la montée de drapeau dans l’froque. Je me fais des films : Évidemment qu’elle ne me regarde pas vraiment ! Mais j’ai direct l’afflux sanguin en voyant ses magnifiques yeux bleus. Quelquefois, j’ai même l’impression qu’elle me sourit, et là je fonds littéralement.
Bon... Samia me ramène très vite sur terre, dans ces moments-là, mais bon...
Alice a donc été mon premier amour de jeunesse. J’étais mordu d’elle. Un amour d’adolescence sur lequel j'ai dû apprendre à tirer un trait pour avancer dans ma vie d’adulte.

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