11 - Cinq mois avant - Jalousie
Sam me fait toujours la gueule.
Il n’y a quasiment plus de déjeuners sur le banc du parc, plus de soirées films et séries Netflix affalés en pyjama sur le canapé pourri avec un grand bol de popcorn bon marché sur les genoux, plus de parties de jeux vidéo endiablées sur notre vieille console à se bousculer pour essayer de faire perdre l’autre, plus de parties de cartes où elle triche effrontément devant mon air de mauvais perdant. A chaque fois que je lui propose quelque chose, elle refuse et m’envoie carrément paître.
Elle ne voit pas d’un très bon œil ma relation avec Alice, et peu importe ce que je dirais, elle n’a pas l’air de vouloir changer d’avis de sitôt. Elle n’arrête pas de me dire qu’Alice se sert de moi, qu’elle ne voit en moi que mon porte-monnaie que je dis bien fourni alors que ce n’est pas réellement le cas. Et que le jour où elle apprendra que je suis fauché, elle me quittera sans aucune hésitation.
Je n’en crois pas un traitre mot. Alice, elle m’aime pour ce que je suis, pas pour mon fric, j’en suis certain ! Et je n’ai de cesse de le répéter à Samia à chaque fois qu’elle me rabâche son histoire de femme vénale. Ça en devient notre principal sujet de conversation, et je commence à m’en lasser.
Sam est juste jalouse, j’en suis persuadé !
D’ailleurs, ça commence à se voir, qu’il s’agit bien de jalousie de sa part ! Depuis quelques temps, je me suis aperçu qu’elle avait changé d’attitude, et surtout de look. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, elle commence à s’habiller plus féminine, et se comporte un peu moins comme un garçon manqué. Elle porte plus souvent des jeans et des t-shirts plus près du corps, surtout en semaine. Des vêtements de filles quoi. Bref. Elle a changé. Et quand elle m’agace trop, je le lui fais remarquer.
— T’as changé, Bryan ! T’es plus le même depuis que tu la fréquentes…
— C’est toi qui a changé, wesh !! Regarde-toi ! Ils sont où tes baggy et tes survêt’ ? Depuis quand tu t’habilles en femme, toi, d’abord ??
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité ?? T’as vu ta dégaine ?!
— Je m’habilles plus classe, effectivement ! Et c’est grâce à Alice, d’ailleurs !
— Et bah moi aussi, j’m’habilles comme j’veux aussi alors ! J’ai pas d’comptes à t’rendre !
— T’as finalement décidé de prendre exemple sur Alice, avoue !
— Pffff ! N’importe quoi ! Ça n’a rien à voir ! J’me sens juste plus à l’aise comme ça, c’est tout ! Pis si ça t’plait pas, c’est pareil !
— Arrêtes ! T’essaies juste d’être aussi sexy qu'elle, voilà tout !
— … Tu sais qu’t’es un sacré connard, en vrai, Bryan ?
— Bah quoi ??
— T’es en train d’me dire, avec une délicatesse peu commune j’dois dire, que d’habitude, j’ressemble à rien, en fait ??
— Bah… NON ! C’est pas c’que j’ai dit, tu déformes tout, là !
— Bah si ! Tu m’dis que j’essaies de prendre exemple sur ta meuf parce que j’veux être aussi jolie qu’elle ! Donc t’insinues que d’habitude, j’fais pas envie, quoi !
— Mais non, voyons !! J’ai jamais dit ça !! Je… C’est… OOOH et pis MERDE ! Pense c’que tu veux, après tout… J’disais juste qu’Alice a un charme naturel que toutes les femmes doivent lui envier, et que c’est pour ça que t’essaies d’lui ressembler, c’est tout… Mais c’est pas plus mal, hein ! Ça t’va bien de ressembler à une fille, pour une fois !
— T’es vraiment un con, Bryan… Va t’faire foutre !
Je ne sais pas trop ce que j’ai fait de travers, mais depuis, Sam me fait encore plus la gueule. Ah, les femmes… Elles sont pas toujours faciles à comprendre, n’est-ce pas ?
En plus, c’était un compliment ! C’est vrai que depuis qu’elle s’habille mieux, elle ressemble plus à une femme, et c’est pas plus mal ! J’disais ça pour elle. J’veux dire par là que c’est pas en survêt’ et t-shirts trop grands pour elle qu’elle va se trouver un mec, on est d’accord ? Faut qu’elle se mette plus en valeur si elle veut se caser. Moi aussi j’ai changé de look pour Alice, après tout. Faut qu’elle montre qu’elle a des attributs de meuf, elle aussi. Parce que c’est pas dans son accoutrement de garçon manqué qu’elle va attirer l’œil, soyons honnête. Sauf peut-être celui des lesbiennes… Ce qu’elle n’est pas, évidemment. Et je l’ai vu de mes propres yeux !
…
OK, je vous raconte. Un coup, je l’ai malencontreusement surpris en plein ébat avec son plan cul du jour dans la chambre. J’vous jure que j’ai pas fait exprès !! Je pensais sincèrement qu’elle était seule, j’vous assure ! J’étais parti faire quelques courses quand elle est rentrée, donc j’ai pas vu qu’elle était accompagnée. Je savais pas, moi ! Et comme j’ai entendu des bruits dans sa chambre en passant devant, je croyais qu’elle sanglotait parce que ça ne s’était pas terminé comme elle l’avait espéré. Donc j’ai toqué doucement, tout en ouvrant la porte, pour aller la réconforter. Et là… Catastrophe ! Surprise en pleine levrette, à moitié à poils, en train de se faire taper les fesses sans retenue ! La honte. Bref. J’étais super gêné, elle m’a hurlé dessus de dégager, le mec a remonté son froc en bougonnant que les plans à trois c’était pas son truc, il est parti, elle m’a traité de tous les noms, j’me suis excusé un million de fois, et j’ai attendu que l’orage passe, la tête basse, je l’avais mérité. En tout cas, je peux vous assurer qu’elle n’est pas du tout homo, ça c’est une certitude ! Et je peux aussi affirmer qu’elle a des formes très féminines… J’vous avoue même que j’ai bandé malgré moi, en la voyant si dévêtue, et si…
BREF ! On en était où déjà ?? Ah oui ! Le style féminin.
Alice, elle, elle sait y faire en tout cas, y’a pas à dire ! Elle porte toujours des vêtements qui en dévoilent juste assez pour donner des envies même au plus sérieux et fidèle des hommes. Je suis sûre qu’elle pourrait filer de bons conseils à ma pote, si celle-ci ne refusait pas obstinément de lui adresser la parole.
Ça me fait tout de même un peu chier, j’dois dire… Que ma meilleure pote soit fâchée à cause de ma meuf, c’est un peu contrariant, n’est-ce pas ? Je me retrouve le cul entre deux chaises, et la situation n’est pas du tout confortable.
Il va vite falloir y remédier et calmer le jeu avec Sam.
Bien décidé à apaiser les tensions avec ma pote, je me pointe à son épicerie, les mains dans les poches. Sam est en train d’encaisser un client, j’attends donc bien sagement sur le côté. Elle a ce sourire qui lui va si bien, mais qui disparait aussitôt qu’elle m’aperçoit. Une fois la transaction terminée, elle fait signe à son patron, qui lui donne l’autorisation de prendre une pause et vient la remplacer derrière le comptoir. D’un signe de tête, elle m'invite à la suivre dehors. J’obtempère et nous nous rejoignons sur le banc, en face de la boutique.
Les bonnes vieilles habitudes ont la vie dure ! Instinctivement, je m’assois sur l’assise et elle sur le dossier, comme lorsque nous étions au lycée.
— Sam… je tente, un peu hésitant, en me passant la main dans les cheveux. Sam, j’voulais m’excuser pour hier. J’voulais pas t’blesser, c’était pas l’but...
— Ouais... Bah c’était réussi pourtant...
— Tu sais, j’te trouve très bien comme ça. Ça t’va bien, ton nouveau look. Mais ça veut pas dire que j’te trouvais moche avant, hein ! C’est juste que, avec ce nouveau style, bah ça t’met plus en valeur.
— OK... C’est tout ?
— Non. J’voulais qu’tu saches que j'm’en fiche de comment tu t’habilles en vrai, l'important c'est qu'tu restes toi-même. Parce que c’est pour ça qu’on est potes. Et... Dans tout cas, j’serais toujours là pour toi, peu importe ton style.
— Moi aussi, j’s’rais toujours là pour toi, frérot.
— Tu m’pardonnes ?
— Excuses acceptées.
— On est toujours amis alors ?
— Amis pour la vie !
Et nous voilà partis dans un de nos fou rires complices. Cette phrase, c'était notre délire quand on était lycéens. On l’a toujours trouvé nian-nian quand on l’entendait chez les autres, et ça nous faisait marrer de la dire aussi pour se moquer.
Alors qu’on rigole encore tous les deux, je crois apercevoir une silhouette familière qui vient d’apparaitre au coin de la rue et qui s'engage dans la direction opposée à nous.
— Ah tiens ! Mais c’est ma belle, là-bas ! je m’exclame en me levant d’un bond pour aller l'interpeler.
Mais avant même que je ne fasse un pas, elle est rejointe par un homme grand et mince, plutôt classe, à qui elle fait une bise prononcée sur la joue avant de s’engouffrer avec lui dans le bistrot adjacent. C’est qui celui-là ?!
Je reste quelques instants immobile, le regard figé sur l’emplacement où elle se trouvait, incrédule. Lorsque je me retourne vers Samia, elle semble mal à l’aise, les lèvres pincées dans un rictus embarrassé.
— J'suis désolée, mec... commence-t-elle à me dire. J’suis là, si t’as b’soin... C’est nul d’apprendre ça comme ça...
— De quoi ??
— Bah... Qu’t’es cocu.
— Hein ?! Mais non, voyons !! Qu’est-ce que tu racontes ?!
— Bah... C’était plutôt clair, non ?? C’était un rencard...
— Mais pas du tout ! D’où qu’t’as vu qu’c’était un rencard ?? Elle a rien fait d’mal après tout ! Elle lui a juste fait une bise, c’est tout. C’était professionnel, je suppose... Y’a sûrement une explication logique en tout cas...
— Elle te l’avait dit ?
— De quoi ?
— Qu’elle avait rendez-vous aujourd’hui ?
— Non... Mais en même temps, elle va pas me dire à chaque fois qu’elle a un rendez-vous pour le taf non plus ! J’imagine qu’elle en a souvent, alors bon...
— C’est quand même chelou qu’elle retrouve en s’cred un mec beau-gosse dans un bistrot, qu’elle lui fasse la bise comme ça, la main sur l’épaule, et que lui il l’enlace par la taille, limite à lui caresser le dos... Tu trouves pas ?
— Tu imagines toujours le pire, toi ! J’te parie qu’c’est un client, ou un fournisseur j’sais-pas-quoi, c’est tout...
— Mouais... Admettons... Ou alors, t’es juste aveugle. Bref ! On verra ça plus tard. J’dois y retourner, moi. A c’soir ?
— Ouais, salut...
J’ai beau faire genre, j’avoue que moi aussi j’ai eu un doute en voyant Alice aussi tactile avec ce type. Faut que j’en ai le cœur net ! Je sors aussitôt mon smartphone et m’empresse d’écrire un SMS à ma dulcinée.
De BigB. :
Salut ma belle, ça va ? Tu fais quoi de beau ?
De AliceBella :
Hello darling. Désolé je peux pas te rép, je taf là.
Ah bah voilà ! C’est bien ce que je disais : Elle travaille !
Je vais lui faire la surprise, tiens ! J’suis sûre qu’elle sera contente de me voir en sortant de son rendez-vous qui doit probablement être d’un ennui mortel. Je me poste donc contre un lampadaire proche du café, et l’attend patiemment.
Au bout d’une demi-heure, elle finit enfin par passer le seuil, toujours en compagnie de l’homme svelte et bien habillé. Me tournant le dos, elle ne s’aperçoit pas de ma présence. Pas grave, je vais attendre, je n’veux pas déranger. Elle discute quelques instants avec lui, la tête penchée comme si elle minaudait pendant qu’il lui sourit niaisement en lui faisant les yeux doux. Enfin, elle lui fait de nouveau une bise, que je trouve encore plus prononcée et plus proche de sa bouche cette fois-ci. J’en ai un frisson.
Lorsqu’elle se retourne, un sourire béat encore aux lèvres, et qu’elle se retrouve nez-à-nez avec moi, je perçois rapidement un éclair d’angoisse dans ses prunelles bleu saphir.
— Bryan ?! Mais qu’est-ce que tu fais là ??
— Je t’ai vu tout à l’heure, mais pas toi à l’évidence. C’était qui ce type ?
— Heum... Un potentiel client. Pourquoi ? T’as l’air bizarre. Tu m’espionnes ?? Me dis pas qu’t’es jaloux, quand même ?!
— Je devrais ?
— Nan mais sérieux, Bryan ! Tu crois vraiment que j’te trompe ??
— Bah j’sais pas, t’étais vachement proche de lui, pour une relation professionnelle...
— Quand tu négocies, faut aussi savoir séduire, Bryan ! C’est la base du boulot de commercial, il me semble ! Tu devrais l’savoir, toi aussi, avec ton job, non ?
Eh bam ! Prends ça dans tes dents... J’me sens un peu con maintenant...
— *Soupir* Bryan... Tu sais que je t’aime pourtant. Y’a que toi qui comptes pour moi, tu le sais bien.
— Hm... Ouais, j’sais mais... C’est que j’t’aime comme un fou, et j'ai toujours peur qu’tu trouves mieux qu’moi...
— Mooooh ! T’es trop chou ! Allez, arrêtes de faire ton jaloux et embrasse-moi, idiot !
Nous sommes repartis tous les deux, enlacés, vers la rue Saint Denis, pour une réconciliation sur l’oreiller. Si j'avais encore des doutes, ils sont tous évanouis après ça !

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