19 - Quatre mois après - Retrouvailles
Après des mois à mendier dans la rue, je me suis encore une fois endormie sur mon banc, dans le parc, comme une loque que je suis devenu. C’est mon fief, ce banc. Il est un peu à l’écart du reste du square, près d’un Sophora du Japon, un arbre aux branches tombantes sous lesquels je peux vite me cacher à l’arrivée des agents de police, et où j’ai aménagé une sorte de tipi pour les jours de pluie, avec des planches de palettes que je récupère ici et là, durant les déambulations ennuyeuses et désespérées de mes longues journées de SDF.
Ce matin, je suis réveillée par une voix féminine qui me semble familière, et qui me secoue vivement l’épaule par-dessus la couverture crasseuse que j’ai chourré dans un des squats il y a quelques semaines.
— Bryan ? Bryan ?!
— Hmmm… je ronchonne.
— Bryan ? C’est toi ?
— Raaaah, foutez-moi la paix, merde ! J’fais rien d’mal, j’fais que dormir ! C’est bon, là !
— Bryan ! C’est moi, Samia !
— Sam ?!?
Je me redresse d’un coup, les yeux écarquillés. Face à moi, je redécouvre une Samia resplendissante, habillée plutôt classe et féminine dans un jean slim et une chemisette légèrement entrouverte qui laisse deviner son soutien-gorge en dentelle fine. J’en reste béat d’admiration devant sa beauté naturelle qui me saute alors aux yeux, comme une évidence que j’ai toujours refoulée. Pour ma part, je tente de faire bonne figure en me passant rapidement la main dans les cheveux et sur le visage, pour débarbouiller ma barbe devenue imposante.
— Sam ! J’m’attendais pas à t’voir ! Je… J’suis pas très présentable, désolé… Je… J’ai pas… ‘Fin, je…
- Mon Dieu, Bryan… souffle-t-elle, l’air affligé. Mais dans quel état elle t’a laissé…
La honte…
— Ouais… C’est pitoyable, hein ?
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, bon sang ?!
— Tu l’sais très bien… J’pense que t’as d’viné depuis longtemps…
— Ouais, j’ai compris que ta belle Alice « la bombasse » t’a largué. Ça, je l’ai compris le soir où t’as débarqué à l’appart’. Mais comment t’as atterrit ici ? ‘Fin… Dans la rue, j’veux dire ?
— Comment tu sais ?
— Tu fais quoi là, à ton avis ? Et pis, j’ai reçu ta lettre de licenciement à l’appart’ y’a quelques temps… De toute façon, il me semblait bien t’avoir vu plusieurs fois trainer dans l'coin…
— Ah… Bah… Y’a pas grand-chose à ajouter, j’dirais… J’me suis fait gauler pour l’appart’ rue Saint Denis… Après tout s’est enchainé : Alice m’a largué quand elle a su que j’lui avais menti et que j’étais fauché, le proprio m’a évidemment mis à la porte donc plus de logement, et pour finir j’me suis fait virer d’la boîte pour faute grave, donc plus de taf non plus… Bref. Voilà… j’en suis là… Et… C’est trop la honte…
Je me sens tellement minable, tellement humilié… Je suis là, face à cette femme que je vois désormais comme une véritable bombe, alors que moi je ne ressemble plus à rien… A rien d’autre qu’un lamentable SDF…
Je baisse la tête, mortifié et misérable.
— Haaaaaaa, Bryan… soupire-t-elle.
— Ouais, je sais… J’suis qu’une merde, et tu m’avais prévenu… Tu peux l’dire…
— Depuis combien d’temps t’as pas mangé ?
— Hein ? je sursaute, surpris par sa question.
— C’est quand la dernière fois qu’t’as mangé quelque chose de décent ? Un vrai repas, j’veux dire.
— Oh ! Euh… Bah… A vrai dire… J’ai pas vraiment mangé depuis que j’suis passé t’voir à l’appart’…
— OK. Un burger, ça t’dit ?
— Un… Quoi ?
— J’t’emmène au MacDo, comme au bon vieux temps ! Ça t’tente ?
— Euh… Ouais ! Evidemment qu’ça m’tente !
— Bah allez !!! Qu’est-ce que t’attends ?? Bouge-toi l’fion, alors !
Je me lève d’un bond, et mes yeux se posent malgré moi sur mes pompes craquées et mon pantalon troué.
— Euh… Sam ?
— Ouais ?
— J’vais pas y aller comme ça, quand même…
— De quoi ?
— Mais regarde-moi, bordel !! je lui rétorque en montrant mon état défraichi. J’suis dégueulasse ! J’ressemble à rien !!
— Ah… Ouais…
En pleine réflexion, elle pose son index sur sa bouche fine, que j’ai subitement envie d’embrasser.
Hein ?! Mais ça va pas ou quoi ?? N’importe quoi, Bryan…
— Je sais !!! s’exclame-t-elle soudain. J’vais prendre à emporter et tu m’attendras dehors ! Comme ça, personne te verra. Pis après on s’pose quelque part pour manger. OK ?
— Euh… ouais, d’accord.
Elle me sourit, satisfaite, les mains sur les hanches. Puis elle me fait signe de la suivre et commence à s’éloigner. Je ne peux m’empêcher de la déshabiller du regard. Son fessier est bien moulé dans ce jean ! Ça lui va vraiment bien !
Elle s’arrête et se retourne vers moi.
— Bah alors ?? Qu’est-ce tu fous ? Tu viens ??
— Hein, ah, euh… Oui, oui ! J’arrive !
Et je la rattrape, en prenant soin de garder une distance réglementaire entre elle et moi, pour éviter qu’elle n’ait à subir mon odeur corporelle déplorable.
— Sam ?
— Oui ?
— J’ai plus un rond…
— Ça, j’m’en doutais un peu ! Mais c’est pas un problème. J’t’invite j’ai dit.
Comment j’ai fait pour me passer d’elle tout ce temps ??
#
On a fait comme elle avait dit : Elle est allée chercher notre commande et m’a rejoint ensuite. Mais à la place de me faire attendre dehors, elle m’a plutôt proposé d’aller à l’appartement, de prendre une bonne douche et de me refaire un semblant de beauté le temps qu’elle revienne, ce que j’ai accepté avec joie.
Dans la salle de bain de mon ancien logement, je suis étonné de ne trouver aucune trace des affaires de son nouveau mec. Mais je ne relève pas, et m’active plutôt à retirer la moindre trace de cette crasse tenace qui me colle à la peau depuis plusieurs semaines avant qu’elle ne revienne.
Putain qu’ça fait du bien de se laver !!
J’avoue que je prends plus de temps qu’il n’en faut sous l’eau chaude, et que je trainasse quelques minutes de plus, profitant de cette sensation de bien-être et de la couleur de ma peau retrouvée. Jusqu’à ce que j’entende le « C’est moi ! » de Sam lorsqu’elle passe la porte d’entrée. Ça m’avait manqué. C’était notre message codé pour indiquer la présence de l’autre, au cas où on serait en bonne compagnie, et afin de ne pas reproduire ma bévue de la dernière fois.
Sam m’a ressorti un de mes t-shirt et un short, qu’elle avait dû oublier de mettre dans mon sac lorsqu’elle m’a foutu à la porte. J’ai été étonné qu’elle ne les ait pas jetés. Et ils sentent bon le parfum pour femme, étrangement. Avant de sortir de la salle de bain, je passe un coup de peigne rapide dans mes cheveux, et ma barbe. D’ailleurs, je devrais la raser. Mais là, j’ai pas le temps. Et pas de rasoir. Son mec ne s’rase pas ?!
Lorsque je sors de la pièce, Sam est en train d’étaler les vivres sur notre petite table de salon ronde.
— AAAH ! s’exclame-t-elle en m’apercevant. C’est beaucoup mieux, non ?
— Oui, ça fait du bien, merci. Désolé, j’ai rien pour m’raser, mais je…
— Ah nan, laisse ! me coupe-t-elle aussitôt. C’est bien comme ça ! J’aime bien.
— Ah… Euh… OK.
— Allez ! Installe-toi, on va manger pour de vrai !
Je dévore mon hamburger et mes frites comme un mort de faim que je suis, assis en tailleur face à Samia. Je me sens bien mieux maintenant que je sens bon le savon de Marseille, et que je peux enfin me remplir la panse correctement.
— Eh bé ! s’enthousiasme Samia. T’avais faim, ma parole !
— Ouais… Merchi, ch’est chuper bon ! Cha faisait longtemps qu’ch’avais pas pris un vrai repas !
— J’t’en prie, c’est normal.
— Pas vraiment, non… je souffle, après avoir avaler ma bouchée. Après c’que j’t’ai fait… J’me suis comporté comme un blaireau avec toi, j’suis désolé…
— Mouais… Tout ça pour les beaux yeux de l’autre sale garce… Enfin, surtout pour ses nibards ! Mais bon… T’sais, c’est pas parce que j’t’offre le couvert aujourd’hui que je t’ai pardonné, hein ?!
— Ouais… J’me doute… J’le mérite en même temps…
Je me sens comme un con, d’un coup…
— Hm ! Ton nouveau coloc’ est pas là ? je lui demande innocemment entre deux nouvelles morsures dans mon burger, sans oser la regarder.
Son nouveau look me déstabilise, je dois avouer… Elle est vraiment jolie.
— Heum... Non.
— Tu sais… J’ai pas l’air comme ça, et c’est pas forcément évident vu c’qui s’est passé entre nous, mais j’suis pas totalement stupide ! J’ai bien compris que c’était pas juste un coloc’, hein !
— De quoi tu m’parles ?
— Arrête ! Je sais qu’il y a du « plus si affinité » avec lui, joue pas l’innocente ! Tu peux m’le dire, tu sais. Je peux l’entendre. Même si… J’avoue que ça m’a fait bizarre de l’voir ici, mais bon… Ça m’a un peu contrarié, même…
— Ah ouais ?
— Ouais... Faut dire que moi j’étais à la rue, et lui il avait pris ma place dans mon canap’... Enfin, bref ! J’suis content pour toi.
Elle marque un temps d’arrêt, soupire et pose son burger sur la table avant de prendre une grande inspiration.
— Bryan… C’était pas mon nouveau mec.
— Oui, bon… Tu joues sur les mots, mais j’ai compris, n’essayes pas d’me ménager ! T’as l’droit d’faire venir ton sexfriend ici, après tout. C’est pas parce que moi j’ai fait d’la merde et que j’me retrouve tout seul, que t’es obligée d’en faire autant, hein ! Et si ça marche pour toi, tant mieux ! Tu vis ta vie, et t’as bien raison…
— Bryan...
— Ah c’est p’t-être déjà fini, c’est ça ?! J’suis désolé pour toi... vraiment...
- Bryan !!! s’énerve-t-elle soudain. J’te dis qu’c’était pas mon mec ! C’était mon cousin Nassim.
— Ton quoi ?
— Mon cousin.
— Pfff ! J’les connais tous, les gens d’ta famille ! Et c’lui-là, j’l’ai jamais vu ! Alors essaie pas d’me la faire à l’envers !
— Merde, Bryan ! Écoute-moi, pour une fois !! Et nan, tu connais pas TOUTE ma famille ! Y’a une partie dont j’parle jamais…
— Ah bon ?!
— Bah ouais, tu vois, comme quoi… Tu sais pas tout d’moi finalement.
— Pourquoi tu m’en as jamais parlé, alors ?
— Parce que… Parce que c’est des snobinards, j’les déteste. Enfin… Tous sauf Nassim. Lui, c’est un mec bien. On s’entend bien aussi. On s’voyait souvent quand on était jeunes, mais ses parents ont eu honte de mon côté de la famille, et ils ont décrété qu’ils voulaient plus nous voir. Pis comme ils habitent loin… Enfin, on a quand même gardé contact, mais du coup, on s’voit quasiment jamais.
— Alors qu’est-ce que ton cousin faisait ici ??
— Il passait un concours de fin de formation. Il en avait pour trois jours en ville, mais ça lui faisait une trotte à faire chaque matin, alors il m’a demandé si j’pouvais l’héberger à l’appart’. Comme t’étais plus là, j’ai accepté.
— Ah. Mais… Y’a un truc qui m’chiffonne tout d’même… Il t’a appelé « ma puce », j’suis pas fou ?!
— Arf, oui… Heum… Ça, c’est ma faute… bredouille-t-elle en rougissant.
C’est la première fois que je la vois rougir ! C’est… Charmant.
— C’est que… En fait… poursuit-elle, hésitante. Il a voulu m’aider.
— T’aider ?? Mais t’aider à quoi ?
— Bah… j’lui ai expliqué la situation, tu vois ? Entre nous, j’parles… Ton départ, ta meuf et tout… Et pis… Le fait que… Bah que j’étais en colère contre toi, parce que…
— Parce que j’t’ai parlé comme d’la merde ?
— Parce que tu l’avais choisi elle plutôt que moi.
— Ah… Ouais, c’est vrai qu’j’ai pas été super sympa avec toi, sur ce coup-là… Après tout, on s’connait depuis si longtemps, j’aurais dû t’écouter, j’aurais dû t’faire confiance… J’ai oublié notre amitié, et j’comprends que tu l’ais mal pris… J’ai été con. Du coup, tu voulais te venger, c’est ça ? C’est pour ça qu’tu m’as laissé croupir dehors alors qu’tu savais qu’j’étais à la rue ?
— Ouiiiii, et non.
— Euh… J’comprends pas… Oui ou non ?
— Bah, en quelque sorte, oui ! J’t’ai laissé dans la rue pour te donner une leçon, c’est vrai. Mais concernant mon cousin… J’voulais surtout… Te rendre jaloux…
— Jaloux ?!
— Oui… J’en ai parlé avec Nassim, et il a compris…
— Compris quoi ?
— C’est lui qui a pris l’initiative de t’faire croire que c’était mon mec en m’appelant « ma puce », hein ! Moi, j’ai rien d’mandé !
— Mais… Attends, attends… Temps mort ! J’comprends plus rien, là… Pourquoi tu voulais me rendre jaloux ?
— Parce que… Je l’étais aussi… jalouse, j’veux dire.
— De ? Alice ?? Ah ouais, bah ça j’avais compris, ouais !! Ah ah !
— Nan, tu comprends pas justement… me répond-elle en baissant les yeux. Je suis vraiment jalouse. De toutes les meufs que t’as eues ou qu’tu pourrais avoir par la suite, en fait…
Elle relève la tête et plonge ses prunelles dans les miennes, intensément. Je n’avais jamais remarqué à quel point ses yeux sont beaux, d’ailleurs. D’un brun légèrement orangé qui donne l’effet d’un dégradé de couleurs sublime, dans lequel on se noierait facilement. On dirait un coucher de soleil sur les dunes de sable du désert. De magnifiques yeuxiris aux notes orientales.
— Quand t’as décidé de croire Alice plutôt que moi, continue-t-elle. J’étais super déçue, oui c’est vrai. Mais tu étais aveuglé par l’amour, c’est tout. Ce qui m'a le plus contrariée, c’est surtout que, quand j’t’ai foutu à la porte, t’as pas beaucoup insisté pour rester. Là, ça m’a énormément blessée. J’pensais que tu tenais plus que ça à moi. Pas seulement à notre amitié, mais... à moi, tout simplement…
Je n’suis pas sûr de bien comprendre…
— J’ai toujours été là pour toi, j’t’ai toujours soutenu quand t’étais amoureux, et j’ai jamais voulu m’immiscer dans tes histoires de cœur. Même si parfois j’ai dû intervenir, c’était uniquement pour t’protéger de ton côté fleur bleue. T’es un sentimental, et c’est trop mimi ! Mais parfois ça t’joue des tours aussi, alors j’voulais pas qu’tu souffres. Enfin… C’était l’excuse que j’me trouvais, parce qu’en vérité… Je suis juste jalouse de toutes celles qui ont eu la chance d’être dans tes bras, Bryan… En fait… J’voulais... être à leur place…
Ah bah là, c’est on ne peut plus clair !
— J’avais fait des efforts, pourtant !! s’agace-t-elle un peu. J’pensais que tu m’remarquerais plus si j’changeais d’apparence, de look... Si j’me comportais comme une vraie fille... Si je mettais plus en valeur mes formes, comme ton Alice, là ! Mais ça n’a pas eu l’effet que j’espérais visiblement…
— Quel effet ??
— Tu n’m’as jamais regardé comme une VRAIE meuf, Bryan !! Une meuf avec des nichons et une chatte !!
Vlan ! Prends ça dans les dents, Bryan ! En plus, elle n’a pas tort…
— J’me trompe ?? insiste-t-elle.
— Heum… Je… Nan… je finis par admettre en soupirant, honteux. Nan, t’as raison…
— Bah voilà… Enfin, bref… j’en ai conclu qu’t’es pas intéressé, et qu’tu n’dois apparemment pas ressentir la même chose que moi… Mais c’est pas grave, hein !! J’me contenterai d’notre amitié, c’est bien plus important à mes yeux que de te perdre complètement. Parce que, pendant tout ce temps sans toi… J’me suis rendu compte que… Tu m’as manqué, en fait…

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