chapitre1

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 Je m’appelle Jëhn. Mon nom ne vous dit probablement rien, et à coup sûr vous êtes incapable de le prononcer. Je dois être le dernier à le porter. C’était pourtant un nom banal il y a encore quelques années, dans un endroit désormais disparu et oublié de tous. Nous savions depuis longtemps que la ville se rapprochait de notre forêt. Comme je pouvais le constater en grimpant tout en haut des arbres, le monde gris ne cessait d’enfler, telles les eaux du fleuve lors de la saison des pluies.

Et puis les visiteurs de la ville ont commencé à affluer. Ils ont offert aux villageois des cadeaux : tee-shirts Calvin Klein ou Metallica, barres chocolatées, téléphones portables. Les plus jeunes étaient très réceptifs à ces faveurs qu’ils nous faisaient, les vieux beaucoup moins. Ils se méfiaient car rien n’allait plus depuis que les citadins nous rendaient visite. Des pans entiers de la forêt avaient disparu, et le gibier se faisait de plus en plus rare.

Une maladie étrange avait contaminé certains membres de la tribu, qui n’avaient plus goût à rien. Ils restaient alités, inconscients, pendant que leur corps se vidait peu à peu de sa substance, comme une outre. Par chance, les visiteurs de la ville apportèrent le remède à cette maladie : le pump. C’était une bonbonne, contenant un gaz spécial, qu’on plaçait sur la bouche du mal-en-point et qui lui redonnait toute sa vigueur. Le remède était efficace mais son effet de courte durée. A la moindre contrariété, le malade se dégonflait à nouveau et devait avaler une nouvelle bouffée de pump.

Après quelque temps, la quasi-totalité de la tribu fut atteinte par cette maladie, qui était, disait-on, la conséquence d’une déprime profonde. Un homme de la ville nous apprit que ses congénères étaient presque tous atteints par la maladie du dégonflement. Là-bas, derrière les remparts de béton, tout le monde était drogué au pump. On ne sortait jamais sans sa bonbonne car on pouvait être victime d’une crise de dégonflement à tout moment. Voilà qui posait un problème inédit à notre tribu. Nous avions déjà consommé les quelques bonbonnes dont nos visiteurs nous avaient fait cadeau. Il nous en fallait d’autres et en quantité suffisante, mais nous n’avions pas d’argent pour les acheter. Vivant des ressources naturelles de la forêt, le concept même de monnaie nous était étranger.

Nous avons donc commencé à travailler dans ces exploitations non loin de notre village, où l’on cultivait des fleurs bleues, ces fleurs qui, justement, servaient à produire le pump. Avec l’argent ainsi gagné, nous avons pu acheter du pump au supermarché qui s’était implanté lui aussi tout près de chez nous. Prise en étau entre la ville qui ne cessait d’enfler, et les champs de fleurs bleues, qui s’étendaient désormais à perte de vue, notre forêt s’est vue réduite à une portion congrue. Les arbres dont nous mangions les fruits disparurent, ainsi que le gibier que nous chassions.

Heureusement, on pouvait acheter à manger au supermarché. Comme il était construit sur une île du fleuve, on pouvait accoster tout près avec sa pirogue et revenir ainsi facilement au village chargé de sacs de courses. Notre nouvelle vie était étrange. Travaillant toute la journée dans les champs de fleurs bleues, nous n’avions plus de temps à consacrer à nos activités habituelles, telles que la réparation des huttes ou la confection des objets utiles au quotidien : outils, bols, chaussures de cuir, pagnes.

Mais depuis que nous consommions du pump, d’autres solutions s’offraient à nous. La nuit, lorsque nous rêvions, des voix nous murmuraient des conseils d’achat: « Avec la gamme Coutal, les couteaux, c’est du solide ! » Ou encore : « Votre pagne se déchire ? Découvrez le pagne en Polyester Pagno. Pagno, la marque des pagnes increvables ! » Grâce à notre salaire, nous avons acheté tous les produits qui apparaissaient dans nos rêves.

Certains, qui avaient trouvé entre temps un travail mieux payé, ont même pu s’acheter une maison dans ces lotissements qui avaient remplacé la forêt. En fait, nous devions tous nous reloger car les derniers arbres étaient partis en fumée. Sur nos terres calcinées, ne poussaient plus que centres commerciaux et fleurs bleues.

Chiens errants désespérés, il n’y avait plus que le pump pour nous regonfler. Pendant que les autres flanchaient, je me suis accroché à mon travail au sein de Biotech-Corp, possédé par une seule idée : nous venger. Mais d’abord, il fallait apprendre et comprendre.

Mon obstination a fini par payer. J’ai franchi les grades les uns après les autres. De simple ouvrier cueilleur à mon arrivée dans l’exploitation, j’ai été accepté après quelques années dans l’enceinte du laboratoire comme assistant des meilleurs ingénieurs en biochimie que comptait l’entreprise. Je me suis mis à absorber les connaissances les plus pointues afin de mettre en oeuvre mon plan, un plan aussi simple que radical.



Tadeus tourne autour du téléphone depuis un moment déjà. Il triture de ses doigts maigres l’annonce qu’il a découpée dans le journal ce matin même.


« Allons, mon fils, tu ne vas pas travailler pour cette société criminelle ! »

« Mais il faut bien qu’il trouve un travail! »

D’un geste nerveux, Tadeus dissipe les pensées parasites qui le harcèlent. Cette fois-ci, vous ne m’empêcherez pas, pense-t-il, déterminé. Le voilà qui décroche enfin le combiné malgré les récriminations qui bouillonnent sous son crâne.

« Tu veux vraiment travailler pour les assassins de tes parents, fils indigne?! »

- Oui je le veux », articule Tadeus, ignorant la remarque de sa mère.

- Je le veux, je le veux, je le veux!!! » Pourtant, il est partagé.

« Mais laisse le un peu décider par lui-même. Il est majeur et vacciné après tout! »

La voix de son père lui a redonné un peu de courage. Il compose enfin le numéro de Biotech-Corp, mais le doute plane encore dans son esprit. Après cinq sonneries, il se prend à espérer que personne ne réponde. D’ailleurs, le poste a peut-être déjà trouvé preneur. Et puis, même s’il était convoqué pour un rendez-vous, rien ne dit qu’il serait pris. Au fond, ce serait mieux comme ça.

- Réfléchis bien à ce que tu fais », grogne sa mère.

- Ne te fie pas à ce qu’elle te dit. Ecoute ta conscience », tranche son père.

Ma conscience, pense Tadeus dépité. Ma conscience ne m’appartient pas! C’est vous qui décidez à ma place, depuis toujours!

- Biotech-Corp à votre service. » À l’écoute de la voix suave de la secrétaire, Tadeus sursaute... puis se ressaisit. Il demande alors, d’un ton parfaitement assuré qu’il ne se connaissait pas:

- Bonjour. Recherchez-vous toujours quelqu’un pour le poste d’agent d’entretien? »

- Tout à fait. Nous avons une session de recrutement mardi prochain, à 9h30. »

- Très bien, j’y serai. »

- Votre nom, s’il vous plait? »

- Tadeus Dermann. »



Par la fenêtre de mon mobile-home, je regarde les indiens qui traînent, désoeuvrés, sur le terrain vague entre les caravanes. Ils ont le regard injecté de sang, typique des accrocs au pump de contrebande, un mauvais pump, si tant est qu’il y en ait un bon. Ca me fait bizarre de dire « les indiens », comme s’ils m’étaient étrangers.

Pourtant, malgré mon faciès «typé» et ma couleur de peau, malgré le fait que j’ai vécu à leurs côtés pendant une bonne partie de ma vie - certains d’entre eux étaient mes compagnons de chasse il n’y a encore pas si longtemps - je dois admettre que je ne suis plus l’un des leurs. Je ne suis pas non plus un homme de la ville. Je n’en serai jamais un. Je donne le change, c’est tout.

Devant ma fenêtre, un type s’effondre et se dégonfle lamentablement au sol. Un compagnon de biture vient lui prêter main-forte et le regonfle à l’aide d’une bonbonne de pump. La déchéance de ceux qui furent mes frères me dégoûte. Contrairement aux gens de la ville, ils n’ont pas appris à consommer du pump « avec modération », comme dit la publicité. Le trou béant laissé dans leur vie par les bulldozers n’y aide pas non plus. Et au contraire de moi, ils n’ont pas un projet qui les fasse tenir debout.


Détournant mon regard du triste spectacle du dehors, je lève les yeux vers les lumières des premières barres d’immeubles, à quelques centaines de mètres. La ville a encore progressé. Qui des deux s’étend le plus vite? Le béton ou les cultures de fleurs bleues? Et qui perdra cette course stupide au final? Décidément, leur civilisation se mord la queue.


Il me suffirait d’exploiter cette faille pour précipiter sa chute. J’allume le plafonnier et observe mon atelier. Éprouvettes, tubes à essai, produits chimiques, sacs de toile contenant des pétales de fleurs bleues séchés. J’ai tout ce qu’il faut ici pour produire un pump de contrebande n’ayant rien à envier à celui de mon employeur. Avec mes connaissances et les quelques produits volés dans les labos de Biotech-Corp, je pourrais facilement faire fortune au marché noir, mais tel n’est pas mon but. Produire du pump, quel intérêt? D’autant plus que je n’en consomme pas moi-même. Je n’en ai pas besoin. Je suis l’un des rares chanceux à ne pas être atteints par la maladie du dégonflement. La rage que j’ai en moi est un excellent antidote contre cette cochonnerie.


Le pump, lui, n’agit que sur les symptômes, et son effet est temporaire. Il provoque un état de conscience qui vous booste un moment, savant mélange d’aveuglement, de confiance en soi, désinhibition. Le pump, c’est la meilleure drogue qui soit. Avec elle, vous ne doutez plus de rien. C’est pourquoi je m’évertue depuis tant d’années à pervertir cette petite merveille, mais sans succès jusqu’ici. J’ai bien tenté de saboter cette drogue en y intégrant les effets du virus de la maladie du dégonflement mais c’est un cocktail quasi contre-nature. Autant chercher à calculer la quadrature du cercle. Au fond, je sais ce qu’il me faudrait: du doute à l’état pur, mais je ne sais pas où le trouver.



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