chapitre2

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Dans sa tenue de travail toute neuve, poussant son chariot, Tadeus arpente nonchalamment les couloirs de Biotech-Corp. Avec son manque d’assurance habituel et son allure placide, il a passé haut la main l’entretien d’embauche. Il est conscient d’avoir été choisi pour ses faiblesses plus que pour ses compétences. Un employé qui manque d’assurance est malléable et corvéable à merci. Pour la société, c’est un investissement rentable, quant à Tadeus, il est prêt à jouer le jeu. Il se cache depuis des années dans sa coquille et serait prêt à tout pour trouver enfin une place dans la société. Même si cette place n’est qu’un strapotin.

Depuis qu’il a commencé à travailler ici, les voix envahissantes de ses parents se sont tues. Il est seul maître à bord, maintenant. Tadeus arrête son chariot devant l’immense baie vitrée du hall d’entrée. Il avise le balai avec manche télescopique puis se baisse et jette un oeil aux différents bidons stockés à l’étage inférieur de son chariot. Saisissant les deux bouteilles de liquide lave-vitre, il se demande laquelle il va utiliser. Laquelle est la moins néfaste pour la santé et pour l’environnement? Comparant les étiquettes, il lit sur l’une dérybosophtalmide de soude, et sur l’autre dyxylophtalmide de bunzène. Bah, c’est du pareil au même, pense-t-il. Et il ouvre une bouteille au hasard.

« C’est du poison! », hurle une voix dans sa tête. « Maman? », s’inquiète Tadeus, qui dès qu’il entend cette voix, se sent redevenir un petit garçon. Décidément, elle ne le laissera jamais tranquille. - Tu peux les laver avec du vinaigre blanc, tes vitres! »

- Mais ils n’ont pas ça ici! », grogne Tadeus.

- Bah, si c’était mauvais pour la santé, ça se saurait », réplique son père.

- Ah, tu peux parler toi, monsieur produits chimiques! »

Et voilà que ça recommence, se lamente Tadeus ! Sa mère s’insurgeait toujours quand son père pulvérisait ses produits chimiques sur les plants de maïs. C’était un sujet de dispute récurrent entre eux. Elle le suivait dans toute la ferme pour lui lire à voix haute, chiffres à l’appui, les études faisant le lien entre l’utilisation des pesticides et la multiplication des cancers.

« Vous êtes vraiment trop chiants à la fin! », s’énerve Tadeus. Puis il repose ses deux bidons de liquide lave-vitre et va s’asseoir par terre, le dos au mur. Il ramène ses genoux contre sa poitrine et se met à bouder. Les voix se sont tues, à nouveau, suite à son coup de colère et Tadeus se calme peu à peu. Il essaie de ne pas penser à eux. A sa mère, qui critiquait tout, à juste raison parfois, et à son père qui fuyait les discussions en se plongeant dans le travail, car celles-ci ne menaient jamais nulle-part.

Depuis son écran de vidéo-surveillance, le DRH observe Tadeus depuis un moment. Il pensait avoir embauché un type facile à gérer, ne demandant qu’à exécuter des tâches simples mais le comportement du nouvel agent d’entretien commence à le rendre nerveux. Il parle tout seul, crie après des fantômes, quand il ne reste pas prostré dans un coin comme un ado dépressif. Il irait bien lui tirer les oreilles pour qu’il se mette à bosser mais le DRH n’aime pas le conflit et aujourd’hui, Tadeus Dermann est loin d’être aussi placide que lors de son entretien. Laissons le tourner en rond un moment et voyons comment les choses vont évoluer, décide-t-il.

Au distributeur de boissons, Jëhn attend patiemment son tour. Devant lui, le nouvel agent d’entretien se parle à lui-même à voix basse, menant une conversation intérieure à bâtons rompus à propos du choix de la boisson qu’il va prendre. Jëhn tend l’oreille, curieux.

« Le café, tu n’y penses pas?! Le plastique surchauffé du gobelet dégage des substances toxiques. Non, ce serait mieux de prendre une boisson froide, un jus d’orange par exemple. » Puis Tadeus change à la fois de ton et de timbre de voix, comme si quelqu’un d’autre en lui se mettait à parler:

- Bah, lâche-le avec tes sornettes! » Comme il reste planté devant le distributeur, indécis, Jëhn s’approche de Tadeus et lui montre la pièce d’un cent qu’il a dans la main.

- Excusez moi, si vous le permettez, je prendrai bien un café empoisonné », dit-il en plaisantant. Tadeus fait alors un demi-tour sur lui-même et découvre que derrière lui, six personnes font la queue au distributeur.
- Oh pardon! », dit-il d’un air confus, avant de repartir vers le local ou l’attendent sa serpillère et son balai.

Jëhn regarde Tadeus s’éloigner, intrigué, pendant que ce dernier tente d’adopter une démarche décontractée. L’agent d’entretien imagine des milliers d’yeux braqués sur lui. Il a toujours eu conscience de sa bizarrerie, mais ce sentiment est plus aigu encore lorsqu’il intègre un nouveau milieu. Tadeus déteste travailler sous le regard d’un si grand nombre d’inconnus. A l’heure d’affluence de la pause café, réalise-t-il, il vaut mieux éviter les couloirs. En attendant que le personnel se disperse, autant s’attaquer au nettoyage de la salle de réunion n°27. Là au moins, il sera seul.

- Tu n’auras qu’à t’occuper des couloirs peu après midi. Les employés seront tous sortis manger », propose son père.

- Sauf que les couloirs représentent 60% de la surface à nettoyer. Il n’aura pas le temps de tout faire entre midi et deux », réplique sa mère sur un ton implacable.

- Mais pourquoi tiens tu tellement à le décourager », souffle son père?!

- Pour qu’il démissionne, pardi! Tu trouves ça normal qu’il travaille ici? »

- Ici ou ailleurs, Tadeus a fait un choix, et nous devons le respecter! »

Tadeus tente d’étouffer les voix dans sa tête en appuyant ses mains sur ses tempes, mais ses parents continuent de se chicaner. Leurs disputes étaient moins fréquentes quand ils étaient en vie, car ils s’évitaient. Après tout, la ferme était grande. Mais la tête de leur fils est trop petite pour eux. Ils se marchent sur les pieds et Tadeus n’y a plus sa place. Il saisit les poignées de son chariot et commence à le pousser en direction de la salle de réunion n°27, pendant que ses parents jouent au ping-pong avec son prénom - Tadeus par-ci, Tadeus par-là - , son prénom qui se cogne aux parois de son crâne, à l’infini, comme une réverbération en pleine montagne.

Après avoir parcouru quelques mètres, il entend sa mère dire: « Tu nous dois le respect, Tadeus. Après tout, nous sommes morts pour que tu vives! » Puis, sa vue se brouille et son coeur s’emballe. Il sent ses mains devenir froides et ses jambes ramollir. Au moment de perdre connaissance, il voit l’image d’un jouet dont le mécanisme est entraîné par un élastique. Ce jouet c’est lui, et l’élastique vient de rompre. Son corps s’effondre alors, perdant toute consistance, comme une poupée gonflable vidée de son air.

« Ah, enfin! » souffle le DRH, toujours posté derrière son écran de vidéo-surveillance. Les dépressifs, les hyper-anxieux et les timbrés en tous genres le rendent nerveux, mais travailler avec eux présente un avantage non-négligeable: une fois regonflés au pump, ils deviennent des employés modèles, efficaces et obéissants. Le DRH sort enfin de la salle de vidéo-surveillance et traverse le couloir central en direction de l’enveloppe corporelle qui gît par terre, dans la combinaison rouge et verte réservée aux agents d’entretien. Il se penche vers le visage de Tadeus, faciès de caoutchouc dégonflé avec deux billes sombres en guise de regard, entrouvre de ses mains la bouche de plastique qui n’est qu’un trou, et y place un masque relié à une bonbonne de pump qu’il vient de sortir de sa poche. Il appuie quelques secondes sur le pressoir et un souffle continu se fait entendre.

Le corps de Tadeus a repris forme humaine. Après un instant, une lueur froide illumine ses yeux. Il se relève sans attendre, sans dire un mot, avec des gestes mécaniques, saisit d’une main le seau rempli d’eau et de l’autre le balai-brosse accroché au chariot. Puis il commence à balayer le couloir, frottant et frottant inlassablement. Il travaille sans relâche toute la journée, nettoyant les salles, les couloirs ainsi que les toilettes. Lorsque la dernière poussière du dernier recoin du bâtiment a été emportée par le déluge d’eau javélisée, Tadeus s’arrête et contemple le sol brillant, satisfait. Puis une fatigue s’abat sur lui alors qu’il retrouve ses esprits, et il pense : « C’est moi qui ai fait tout ça ? »


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