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Ce matin-là, trois coups ont résonné à la porte. Trois coups qui n'avaient rien du son des griffes sur le bois, rien des bruissements et des froissements du dehors, rien du hasard ; trois coups de poing humains. J'ai laissé passer le silence en oubliant de respirer. J'avais peur, plus peur encore que des bêtes sauvages.
— Il y a quelqu'un ?
J’ouvris.
De l’autre côté du seuil, en tout cas, il y avait quelqu’un. Sous un manteau noir, une guitare dans le dos, une flûte dépassant de sa besace, il avait des allures de musicien itinérant, même s’il n’avait pas l’air d’être ici pour jouer. Il pleurait. Mon cœur cognait comme un marteau furieux sur un clou de travers. J'avais mal.
— Je m’appelle Aritz, laisse-moi entrer.
À ce moment-là, j’étais pétrifiée. Cette voix, ces larmes, ce regard qui ressemblait trop au mien, je n’y étais plus habituée. Pendant une seconde, j'ai même oublié comment fermer. J’ai donc tout laissé entrer. Ensuite, il m’a demandé :
— Comment tu t’appelles ?
— Je croyais que j’étais la dernière…
— Comment tu t’appelles ?
— Mnémosyne.
— C’est joli, ça. C’est un nom qui trébuche, un nom qui bafouille, pour mieux qu’on s’en souvienne. Tu es toute seule ici ? Les oiseaux, comment tu as fait pour les sauver ? J’ai même vu des fruits !
— Je croyais que j’étais la dernière.
Je devais rêver. Devant moi se tenait un autre, un autre qui m'écoutait et qui répondait avec des mots que je comprenais. Je voulais bondir, je voulais courir, je voulais m'enfuir : c’était trop de peur ou de joie pour mon maigre corps. La paupière de son œil gauche tressautait comme au bord du rire, son sourcil noir et épais, chenille poilue et menaçante, tremblotait.
— La dernière de l’humanité ? Non. Sur le continent qui reste, nous sommes nombreux. Ce sont les îles et les vallées profondes qui ont toutes disparues. En tout cas, c’est ce que je croyais : tu sembles avoir sauvé celle-ci.
— Je n’ai rien sauvé. Rien ne se sauve. J’ai laissé faire, je prends seulement soin du potager et du verger. Pour survivre.
— Bien sûr.
Il n’y avait pas de moquerie dans ses mots. On a sursauté tous les deux quand une branche d’arbre a toqué à la fenêtre. Elle se balançait devant la vitre comme pour saluer l’invité.
Aritz a séché ses larmes et il m’a raconté. Il m’a dit que je n’étais pas la dernière, loin de là. Je me souviens avoir cru un instant qu’ils allaient revenir, qu’ils attendaient tous en file indienne, derrière la porte, réjouis. Je me souviens avoir cru que je n'allais plus être seule, plus jamais. Et ça me faisait peur... J'entendais déjà les désaccords, les cris, les paroles entrecoupées... J'étais tellement abasourdie que j'en ai oublié de lui demander la raison de ses larmes, de lui dire d'enlever ses bottes pleines de boue, de lui offrir de l'eau. Je ressemblais à une enfant terrifiée devant un vieillard, alors que cet homme perdu devait avoir mon âge et que ses frissons rappelaient celui du petit garçon qui vient de faire un cauchemar. L'odeur âcre de sa sueur jurait avec la propreté nette de son visage rasé de près et de ses mains aux ongles blancs et polis comme la nacre. Dès les premiers instants, j'ai échoué à comprendre les contradictions du personnage.
Toutes ses paroles me donnaient le tournis. Je n’étais plus habituée à écouter. Il m’a dit que le monde était beau, mais sec, mais éteint, qu’il suffisait d’aller planter des graines dans le désert, mais que c’était la guerre, que ce n’était pas assez solide. Il répétait qu’on ne pouvait sans doute rien, rien réparer, et que tout le reste allait mourir : les sapins, les souris, les hommes. Il a dit qu’il avait l’impression de jouer de la musique pour les cailloux. Il savait bien qu’il n’aurait pas dû fuir, que c’était lâche, mais il était fatigué, les bombes le suivaient, et avant même de planter, il savait que ça ne pousserait pas ; avant même de crier, il savait qu’on ne l’écouterait pas. Alors il avait arrêté d’essayer, puisque tout meurt, sauf l’humanité, pour l’instant, plus pour longtemps.
La voilà, la raison de ses larmes. Il n'y a parfois pas besoin de demander.
Je lui ai dit de se taire. Je ne voulais pas savoir. Pour moi, une humanité sans fruits et sans oiseaux, ce n’était plus une humanité. Il a souri. Ses yeux brillaient encore.
— Tu as l’air de te souvenir, toi, Mnémosyne, des fontaines.
S'il avait su depuis combien de temps je n'avais pas pensé aux fontaines... Mais nous sommes sortis et je lui ai montré les traces. Je lui ai dit que je n’avais pas besoin de me souvenir. J'avais moi aussi envie de planter des graines, même pour de faux. Je lui ai montré les nids, les tas de feuilles, la bave des escargots sur les rochers. On s’est assis sans rien dire et on a écouté les roucoulements, les cris, les pépiements, la sève qui s’écoule, les pattes des mantes religieuses qui cliquettent. La voix d’Aritz a changé. Il parlait dans un sourire, il disait : « Il reste des traces ! Tu sais, il y a longtemps, je rêvais de faire renaître les forêts et les jungles, de ramener les tigres et les fauvettes, les ormes et les séquoias, de revoir les rats et les moutons. J’en avais assez de simplement les regarder dans les livres d’images, je voulais les voir bouger, les voir respirer et croiser leur regard. Je recommence à rêver. Cette île verte, toi qui te rappelles… J'ai eu tort de me décourager. »
Je me souviens avoir trouvé cette discussion étrange. Elle m'avait donné l'impression de devenir une enfant, de pouvoir rêver à des choses absurdes et d'oser dire n'importe quoi : nous étions encore des inconnus et pourtant les mots filaient tout seuls. Au bout de quelques minutes dans le regard l’un de l’autre, nous entremêlions déjà secrets et craintes, espoirs et rêves insensés. C’était tout simple, un peu risible même. C’était comme ça, avec Aritz. Il rêvait, il tissait des bouts de phrases, des morceaux de révoltes et de projets et il étendait son œuvre devant les premiers yeux venus. Et pendant qu’il me parlait d’arbres, de fauves et de déserts repeuplés, je me rappelais le renard qui rôdait dehors, presque squelette déjà, l’océan qui rongeait la terre et le pommier stérile. Je ne croyais plus à l'espoir ni aux donneurs de leçons. J'avais suffisamment essayé. Moi aussi, j'avais imaginé un moment être responsable de tout, en m'exagérant mon importance.
Il m’a demandé :
— D’où viens-tu ?
J’ai étendu les bras.
— D’ici. J’ai toujours habité là.
On a marché dans l’île. Je lui ai montré les clairières, les étangs, les arbres les plus vieux, les fleurs comestibles, desséchées, le verger, le potager presque vides. Je lui ai présenté les trois poules survivantes. Elles ont arrêté de picorer un instant pour contempler Aritz d’un œil circonspect. Elles ont caqueté entre elles, comme d’habitude. J’ai souri. Cette fois, je n'étais pas triste de ne pas comprendre. Je n'étais plus une étrangère en terre barbare : quelqu'un parlait ma langue à mes côtés.
Au rythme de nos pas, je lui ai raconté le fleuve, la boucle, l’océan. Il m’écoutait à peine. Je crois qu’il essayait d'identifier les arbres et le chant des oiseaux. Il n'avait pas l'air d'y connaître grand-chose. A la nuit tombée, je lui ai dit qu’il pouvait dormir chez moi, à l’intérieur. Il ne m’écoutait pas. Ses yeux étaient perdus loin, loin dans les étoiles. La tête renversée, la bouche ouverte, on aurait dit qu’il essayait de boire l’univers. Je l’ai laissé à sa soif et je suis rentrée. J'ai glissé un doigt sur la pomme que j'avais ramassée la veille. Posée au centre de la table, près du téléphone, sa peau luisait faiblement et j'ai résisté à l'envie de la lécher. J'avais soif, moi aussi.
Dehors, ça grognait et ça chantait plus que d’habitude.
Le lendemain matin, je l’ai trouvé couché sur le parquet, les yeux ouverts. Il scrutait les poutres du plafond en posant les doigts sur sa guitare, sans jouer. J’entendais le frottement de sa peau sur les cordes, mais pas de véritables notes. Le métal grésillait et la sueur tirait du nylon des cliquetis discrets. Sa manche caressait le corps de l'instrument, la poussière roulait dans l'instrument comme des cailloux dans un bâton de pluie. Tout cet ensemble de sons minuscules m'apaisait étrangement. C'était comme si Aritz cherchait à faire respirer la guitare, avec cet excès de tendresse qu'il faudrait pour en venir à enlacer un robot. Aritz aimait même ce qui n'était pas capable de recevoir son amour. C'était peut-être sa seule règle. Une règle et un pouvoir que j'enviais. Je me suis assise devant la fenêtre. Il s'est levé. On a regardé les moineaux danser dehors.
Je lui ai demandé :
— D’où viens-tu ? Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
Il a attrapé la pomme que j'avais laissée sur la table et m'a fait signe de le suivre. On n’a même pas fermé la porte. On a marché dans la forêt et je l'ai regardé grignoter la pomme morceau après morceau en me léchant les dents. Il a jeté le trognon au hasard en arrivant sur la plage. Je me suis retenue d'aller le chercher.
Aritz avait tiré sur la boue son radeau abominable. Je me rappelle avoir frissonné de rage. Cet animal débarquait sur mon île à bord d’un rafiot de plastique et mangeait la dernière pomme de mon verger sans le moindre scrupule. Il rêvait comme un enfant en proclamant un monde possible alors que tout était déjà en train de mourir. C'est pour ça que j'avais peur des autres. Ils ne comprenaient rien, et déjà, au milieu de nos discussions qui pépiaient, même devant ce visage que j'allais apprendre à aimer, je sentais en moi naître un soupçon. Cet homme était aussi aveugle que les autres, aussi aveugle que moi. Surtout, ce tas de plastique qu'il traînait sur le sol me rappelait un secret dont j'avais honte. Je me suis avancée, déjà prête à pousser l’embarcation dans l’océan ou à en détacher les bidons pour les mettre hors de ma vue.
Pendant qu’Aritz s’approchait du radeau, une mousse verdoyante poussait à vue d’œil sur les bidons et les barres d’aluminium.
— Aritz, regarde.
Il a caressé la mousse au milieu de laquelle semblaient déjà s’agiter des collemboles.
— Dis, Mnémosyne, c’est de la mousse, non ? De la mousse sur mon radeau !
Ce ton naïf, toujours. Je n'ai jamais compris pourquoi Aritz, Aritz et ses bras rayés, ses yeux fêlés, ses paupières tremblantes, s'exprimait toujours comme l'Enfant Suprême, l'enfant tel qu'il est conçu dans toutes les définitions et dans toutes les imaginations banales, avec cet émerveillement et cette innocence que rien ne semblait pouvoir altérer. Même quand il se disait découragé (affreux mensonge, puisqu'Aritz ne désespérait jamais), sa voix rebondissait sous des points d'exclamation enthousiastes. Il avait le vocabulaire des contes de fées et des catalogues de vacances, mélange bizarre de sincérité et d'excès, qui éveillait toujours à la fois mon admiration et mon doute.
Il s’est assis en souriant, il a tapoté la mousse qui recouvrait les bidons puis il m’a dit :
— Viens t’asseoir. Je vais te raconter une histoire.
J’ai grimpé sur son bateau de fortune comme si j’allais partir en voyage. Après tout, écouter Aritz raconter des histoires, c’était un peu se jeter à l’aventure. Il était contagieux.
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