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  Je ne me souviens plus de ses mots exacts. La voix d’Aritz, c’était comme un courant souterrain. Il racontait par bribes, par poussées, comme un arbre avec sa vieille écorce. La plupart du temps, Aritz était intraduisible. Assis sur son radeau moussu, voici ce qu’il m’a raconté ce jour-là.

  Il a commencé en disant qu’il était comme moi autrefois : qu’il savait grimper aux arbres, qu’il courait dans les ruisseaux, qu’il faisait des ricochets dans l'estran quand il allait à la mer, qu’il avait peur des tiques, des loups et des pendules à coucou. Il faisait des batailles de bâton, comme un vrai chevalier. Il jouait, il riait, il étudiait, il était sage, il était méchant, il ne savait rien ; comme tout le monde. Il avait toujours vécu avec les oranges emballées, les étangs remplis de carpes une fois par mois et les avions en forme d'oiseaux blancs. C'était normal. Il m’a raconté l’herbe jaunie, les chardons séchés, les arbres déracinés, comme si le ciel s'était retourné. Tout ça, je le savais déjà. Mais il a aussi décrit les bombes, les feux de forêt, les hôtels qui recouvrent les cadavres et les autoroutes sur les grenouilles. Tout ça n'avait plus l'air normal. Je n'ai pas bien compris où il mettait la limite, alors j'ai souri avec amertume.

  Il a suivi les oiseaux. Au fil des déserts, il s’est perdu. Il avait faim. Il a commencé à rêver de forêts et de fruits. On lui a donné une flûte parce que ça ne sert à rien, alors il a planté des graines et il a joué de la musique. Il m’a parlé d’une vieille légende. Il a dit : « Tu savais, toi, que les plantes aimaient la musique ? Je ne sais pas si c’est vrai. J’ai essayé, mais je pense que c’est trop lent, par rapport aux explosions. » Il a dit que ses poches remplies de graines de fleurs sauvages se sont vidées, qu’il avait tout planté, dans toutes les failles, sans y croire, parce que les bombes le suivaient, et surtout parce qu'il était tout seul. De l'autre côté, dans les chambres aux murs de crème, il y avait des rires enregistrés, des dormeurs, des gens comme lui qui vivaient en pensant au week-end et à leurs anniversaires. Tout allait bien, mais ça le dérangeait. Il a volé les bidons d’une maison, quelques barres de clôtures, de la ficelle et il a construit son échappée. Il a marché jusqu’à l’océan. Il a traîné son radeau sur le banc de plastique qui flottait entre la plage et le large. Il a jeté son navire à l’eau et il a ramé avec sa guitare. Il a dit qu’il avait lutté dans les tempêtes, qu’il avait rongé les algues qui poussaient sur les bidons du radeau. Un matin, il a vu mon île. Il a ramé, ramé, ramé, les algues du fond des mers ont poussé son embarcation jusqu’à la plage. Il y a vu un coquillage et il a voulu grimper tout en haut de l’île pour voir l’horizon. « Voilà d’où je viens ». C’est ce qu’il a dit, à peu près. C'est ce que j'ai retenu. Ce que j'ai reconnu. Je voyais mon reflet dans certains accents de son récit. Cette envie de vivre l'héroïsme. Le naufrage.

  Je n’ai rien répondu. À l’endroit où Aritz avait posé sa main, de minuscules fougères commençaient à pousser entre ses doigts.

  — Je pense que ton île est magique, que tu as un pouvoir ou un savoir secret, qui t’a permis de conserver cette île presque intacte, ces arbres, ces animaux... Il y a même des fleurs, ici ! C'est comme si le monde était sauvé, un petit bout du monde.

  C'était faux, bien sûr. Ici, ça mourait comme partout ailleurs, moi la première, mais les autres n'étaient pas là pour accélérer la catastrophe. On s'éteignait doucement, si doucement que la plupart des jours, j'arrivais à l'ignorer. Presque tous les poisons sont invisibles. Alors je pouvais imaginer que tout était comme avant, que l'eau était bonne à boire, l'air délicieux, que les fruits avaient toujours été aussi petits, et que, de toute façon, tout allait finir par s'arranger. Je parvenais à être heureuse. Étrangement, devant Aritz, je n'y croyais plus du tout. C'était dans ses yeux, dans ses mots, quelque chose qui m'obligeait à me regarder moi-même et à me dire la vérité. Mais j'avais encore envie de préserver Aritz parce que, depuis toujours, j'aime protéger ce qui est beau et ce qui a l'air fragile. Je lui ai parlé du langage des fleurs. Je lui ai dit que c’était un langage que personne ne savait parler et que c'était peut-être mieux, que les fleurs se taisaient ou qu’elles parlaient entre elles dans une langue secrète à laquelle nous sommes sourds. Je lui ai dit que, parfois, je me couchais au milieu d'elles pour tenter de les surprendre. C'est ce que l'on m'avait raconté enfant.

  Aritz avait l’air émerveillé, évidemment. Alors j’ai tiré sur sa manche pour l'obliger à me suivre. Je lui ai appris à grimper aux arbres, à marcher pieds nus dans la mousse, à plonger la main dans les ruisseaux, les pieds dans les flaques, sans lui parler des poisons. Je lui ai appris à imaginer le destin des crevettes et à se méfier des sangliers.

  La forêt était déjà étrange, ce jour-là. Les feuilles frémissaient sans que le vent ne les agite, les troncs semblaient se courber sur notre passage. Quant à Aritz, je ne savais pas encore qu’il ne pensait qu’aux déserts, qu’aux forêts à y planter, au point qu'il voyait à peine celle qu'il était pourtant en train de parcourir.

  Avant de pousser la porte de ma maison, ce soir-là, j'ai entendu, au loin, une rumeur dans le ciel. C'était les oies sauvages qui criaient. Aritz et moi, nous nous sommes retournés vers l'horizon. Au-dessus de l'eau trouble et plate, elles arrivaient depuis le soleil. J'ai regardé Aritz et ses larmes qui coulaient si facilement. Il m'a parlé de son adolescence trop sage, de tous les automnes passés à attendre le passage des oies sauvages, avec lesquelles il avait espéré partir tant de fois pour le Sud, afin d'éviter l'hiver où tout semble mort. Il m'a parlé de ce que provoquaient leurs appels aigus dans son corps, des ailes qu'il regrettait de ne pas savoir faire pousser dans son dos. À chaque fois qu'il partait, à chaque fois qu'il errait sur les routes, il pensait aux oies. Il se sentait léger, il volait presque, mais au ras du sol ; « mais au ras du sol... » J'avais comme une pierre dans la gorge.

  On a regardé les poules grimper au grand chêne qui poussait près de la maison. Aritz voulait dormir dehors. Je lui ai parlé du froid et des bruits de bêtes. Il m'a parlé de son espoir de voir, enfin, les étoiles. La nuit se couvrait de nuages. Pas d'étoiles possibles. Dans un soupir, Aritz construisit dans mon salon un lit de branchages et de mousse pendant que je démantelais son radeau pour en dissimuler le plastique, en cachette. Quand je suis rentrée, Aritz se blottissait dans son coin feuillu comme dans un nid. Il ne voulait pas d'oreiller, pas de tapis, pas de couverture. Seulement des morceaux d'arbres et de feuilles. Dans la pénombre, il me semblait voir poindre entre les branchages de sa couche de nouveaux bourgeons. Cette nuit-là, j'ai cessé d'écrire. Le sommeil a regagné mes nuits. Il y avait quelque chose à vivre.

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