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L’île a changé petit à petit. D’abord, je n’ai rien remarqué. Puis, de semaines en semaines, j’ai vu les signes. La mousse et le trèfle poussaient plus verts et plus drus. Les buissons auparavant rachitiques me griffaient les bras et, dans mon étang préféré, les quelques nénuphars qui vivotaient d’habitude recouvraient toute la surface de l’eau. C’était comme si le printemps était revenu en plein automne.
Un soir, j'ai aperçu en rentrant un hérisson dévorer quelques limaces devant la porte. Je me suis approchée doucement pour ne pas lui faire peur. J’ai vu ses yeux hallucinés disparaître sous ses piques puis son ombre se précipiter vers la forêt en se dandinant. Je suis restée immobile. J’avais presque oublié la démarche du hérisson.
Ils ont commencé à surgir de partout, comme par magie, tous ces animaux dont j'observais les traces et dont j'écoutais la présence, la nuit, mais qui ne se montraient jamais. Même si rien ne séparait ma maison de la forêt qui l’encerclait, il était rare que les animaux sauvages se montrent autant. J’apercevais des yeux briller, parfois, dans le noir, et j’entendais les grattements, les cris, les murmures qui rôdaient autour de moi. Un oiseau téméraire se posait parfois sur le rebord de ma fenêtre. C’était tout. Ce hérisson qui attendait devant la maison, comme invité, c’était nouveau. C’était Aritz.
Il dormait chaque nuit dans son nid de plus en plus moussu, de plus en plus doux. Des files de fourmis se faufilaient sous la porte et lui tournaient autour pendant son sommeil. Quand la lune brillait fort à travers les rideaux, je me couchais sur le flanc et je regardais la lumière se refléter sur les insectes et sur les joues de l'homme. On aurait dit une planète encerclée d'étoiles lointaines. Son manteau noir déposé sur son corps luisait doucement comme la carapace d'un scarabée. À cause de ses bottes abandonnées dans un coin, ça sentait la sueur salée et le cuir croupi. Depuis son arrivée, les bêtes étaient partout dedans. J'avais peur. En dormant, je rêvais de montagnes et d'oiseaux de paradis, de pommes lourdes comme des melons, de villes peuplées de termites. Et je me réveillais en grattant sur mes bras le chemin de créatures imaginaires.
Un matin, en ouvrant les yeux, j'eus la surprise de ne pas voir Aritz recroquevillé dans son nid. Il était sorti. J'ai attendu, anxieuse, comme si cette disparition inattendue ne pouvait être que définitive.
Aritz est revenu en me racontant que, de l’autre côté de la porte il y avait, assis dans un cercle de fougère, un tigre à l'air triste. Un tigre comme dans les images d'autrefois. Un vrai tigre, avec des rayures, des griffes, des yeux couleur de sable... Tout tremblait : ses mains, sa voix, ses doutes. Il m’a demandé si je savais parler aux animaux, si c’était moi qui les faisais venir, qui ressuscitais les arbres morts de l’île, et par quel sortilège ! Et j’ai soupiré, parce qu'une pâquerette était en train d’éclore dans ses cheveux.
— Laisse-moi tranquille. Je ne comprends pas non plus et je ne veux pas savoir.
J’ai honte d’avoir répondu ainsi à Aritz. Je commençais de nouveau à croire que tout pouvait renaître. Peut-être même qu'il y avait de la magie sous ces mystères, que j'avais eu tort de me résigner. Mais je me répétais qu'il y avait trop de risques à espérer naïvement. Après tout, je n'avais pas vu ce tigre moi-même.
Déjà les yeux d'Aritz se fixaient sur chaque objet comme pour y trouver de quoi construire les fondations de ses projets. Et moi, je ne sais pas construire, je ne sais que me souvenir. Face à ma résistance, Aritz s’est tu, il a ouvert la porte et il est parti droit dans la forêt. Dans les futaies, le tigre devait l'attendre.
Peu après, j’ai cueilli une pomme grosse comme mon poing. J’étais déjà stupéfaite quand une deuxième pomme est tombée droit dans mon panier. Puis une troisième. Il me semblait que le pommier penchait ses branches vers moi, comme pour mieux me confier ses fruits après les avoir jalousement cachés tout ce temps. Je me souviens avoir pensé : « Ce n’est que le vent », mais j’avais tort et je le sentais déjà. J’ai pensé à Aritz pendant que les pommes pleuvaient autour de moi. Mes joues brûlaient et j’avais envie de hurler. J’avais passé une éternité à prendre soin de ce verger et de cette île. Pleine de sollicitude, jour et nuit, j’avais surveillé les maladies, guetté le gel, versé ma propre eau quand j’étais presque morte de soif, taillé, caressé, parlé… pour des fruits rabougris. Aritz était arrivé avec sa flûte et sa guitare, sans rien connaître que les déserts et les villes de plastique, et il pleuvait des pommes, et il poussait des nénuphars, et il apparaissait des tigres. J’aurais voulu moi aussi avoir le pouvoir de soigner ma maison, de grossir les fruits, de protéger les poules, de faire partir les arbres à la conquête du ciel, afin de boire une eau pure et de dormir sans inquiétude dans un nid douillet. Mais moi, je n’avais rien de magique. Et, tout à coup, j’étais intranquille.
Ce jour-là, j’ai ramené un panier plein de pommes, je l’ai posé sur la table et je l’ai surveillé tout l’après-midi, comme si j'avais eu peur qu’il ne s’échappe. Depuis Aritz, je vivais à la lisière entre le rêve et la réalité. Les lois de l'univers s'étaient comme distordues, le temps s'écoulait par à-coups, par bonds, à droite, à gauche ! comme un lièvre paniqué dont les pattes s'entrecroisent parce qu'il aimerait fuir de tous les côtés à la fois. Mon île n'était plus assez île : de nouveaux animaux semblaient apparaître de nulle part, des animaux qui n'avaient rien à faire ici et qui n'auraient pas dû y survivre. J’ai attrapé une pomme, reniflé son parfum de foin, caressé sa peau rouge et verte, pleine de bosses, pleine de fissures. Magnifique, délicieuse sans doute. Aritz est entré au moment où je croquais dedans. Il a regardé le panier. Ses lèvres ont tremblé. Le jus sucré dégoulinait sur mon menton.
Je me souviendrais toujours de son sourire. À cet instant, Aritz n’avait plus rien du musicien itinérant. Une fois ses yeux fixés dans leurs certitudes, ses mains à leur tour cessèrent de trembloter, ses épaules de se hisser.
— S’il te plaît, Mnémosyne, révèle-moi tes secrets…
Il m’a attrapé les épaules et il a dit quelque chose comme : « Le continent n’est pas si loin en bateau, on peut reconstruire un radeau et tout réparer. On ne peut pas se contenter d’une petite île qui sera bientôt engloutie, d’une forêt minuscule, et survivre de quelques fruits, de quelques fleurs, en attendant le désert. Il faut combler la faim des autres. Ils attendent. Tous les deux, on arrivera à faire taire les bombes, à faire repousser les forêts et les champs. L’humanité mangera des fruits, bientôt. Ils reviendront tous ! Ça bourdonnera, partout. Ça chantera ! Et toi qui sais tout faire pousser, toi la magique, toi la gribouilleuse, tu dois venir avec moi, et m’aider à tout repeupler, à nourrir tout le monde. »
Ses mots étaient beaux et pleins de pirouettes et j’ai failli espérer avec lui. Mais j’ai brisé le silence en mille morceaux parce que j'avais honte de ne pas posséder le pouvoir qu'il me prêtait. J'ai crié. Il devait bien savoir que c’était trop tard, que l’océan était presque entièrement mort, que l’air brûlait les poumons, que le désert et le sel recouvrait tout, qu’on était entrés dans l’ère des cailloux, qu'il n'y avait plus ni arche ni « bientôt » qui tienne. Il n’a pas vu, lui, ce qui se cache dans les grottes de l'île, il n’a pas mesuré l’océan qui grignote encore, il n’a pas vu les fruits minuscules d’avant son arrivée et, surtout, il n’a pas vu que, moi aussi, j’avais faim.
Et quand j’ai dit tout ça, Aritz était furieux et son regard s'est agité de nouveau. A chaque souffle, les mèches de ses cheveux frissonnaient, ses mains cherchaient un instrument à faire chanter. Je crois qu'il craignait le bruit atone du vent qui s’immisçait par toutes les fissures des murs. J’ai eu peur devant ses yeux hagards, devant l'espoir qui s'allumait en moi et que j'avais eu tant de mal à étouffer, et j’ai couru dehors.
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