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  Je n’ai pas couru longtemps. À quoi bon ? Sur une île, on ne va jamais bien loin. Je me suis couchée dans une clairière, au milieu des herbes hautes et des pissenlits. J’ai regardé les branches se balancer au-dessus de ma tête, et puis le ciel tout vide, beaucoup trop bleu pour un automne. Une fourmi m’a chatouillée en explorant mon bras. Le chemin qu’elle traçait sur ma peau aurait pu m’indiquer une nouvelle voie, mais j’ai fermé les yeux. Sous mon corps lourd, les pissenlits résistaient. Ils ployaient, se brisaient, s’écrasaient sous mon poids mais je les sentais prêts à s’élancer vers le ciel à nouveau, presque prêts à m’y porter. Encore un peu et ils m’auraient jetée dans l’azur pour me dire : « Vas-y, va y flotter, peut-être que les perce-neiges poussent encore sous d'autres nuages ; sinon, c’est de ta faute. Va t’y noyer. » J’ai pris peur, je me suis relevée et j’ai chassé sans prudence la fourmi qui me grimpait sur l’épaule. Un simple revers de la main. Je le regrette aujourd’hui : je me demande si je l’ai tuée. À ce moment-là, j’étais encore sourde à leurs voix. J’entendais les cris, les chants, les sons qui se formaient au fond de leurs gorges, sous la fourrure, sous les plumes, à travers les squelettes, mais je n’écoutais pas. Quand je voyais, aux quatre coins de la maison, des araignées tisser leurs toiles comme Aritz tissaient ses récits, je les chassais dehors : je me croyais envahie. Ces jours-ci, je me demande si ce n'était pas moi, l'invasion. Je n'entendais pas mes propres gargouillis.

  Dans l'air brûlant, j'ai pensé aux larves qui grouillaient dans la terre, grimpaient à l’assaut des brins d’herbe et contemplaient peut-être mes pieds comme une montagne à gravir. J’ai imaginé les tiques fouiller ma peau vers la vie. J'ai transpiré à grosses gouttes.

  Aritz est arrivé dans la clairière à son tour. Essoufflé. Dans ses yeux, j’ai remarqué une première fissure. Sans rien dire, il s’est assis à côté de moi puis s’est couché dans le trèfle en souriant, comme pour dire « tant pis pour les tiques ». Les oiseaux se sont tus. Ils observaient, je crois.

  Les yeux perdus dans les nuages qui s’amoncelaient, il a commencé à raconter une histoire. Une histoire vraie. C'était son plus ancien souvenir, croyait-il. Son premier souvenir, ou en tout cas un moment marqué comme étant le premier, parce que c'est difficile de distinguer dans le temps de l'enfance ce qui vient de l'avant ou de l'après, de l'enregistrement ou du récit imaginaire. Il a parlé d'un jardin à flanc de falaise, où les arbres penchés et tordus ressemblaient à des navires en partance vers des pays inconnus, vers des mondes possibles et plus beaux... C'était un jardin... L'eau du ruisseau en contrebas s’accumulait dans d'immenses cuvettes, si profondes qu'il aurait fallu empiler trois girafes pour tenter d'en atteindre le fond ! On appelait ces gouffres les Marmites de Géant et tout dans ce jardin avait ainsi un nom secret, un nom à partager dans le creux des oreilles attentives et qui n'était pas écrit sur les cartes.

  Je me suis laissée emporter, oubliant la colère et la faim qui tambourinaient dans mon ventre.

  Dans les mots d'Aritz, je voyais bien qu'il n'y avait en réalité aucun souvenir, qu'il inventait tout à partir de miettes d'idées, que ces arbres vaisseaux et ces marmites au milieu des torrents ne répondaient pour lui qu'à un appel vers l'avenir. Même ses histoires vraies étaient inventées. Pour lui, peu importe à vrai dire d'où il venait et ce dont il rêvait enfant, peu importe ses révoltes adolescentes toujours avortées et le nom de ses propres parents, il n'y avait dans sa tête que l'image de ces mondes imaginaires qui peuplaient sa tête depuis toujours. Et je ne comprenais pas pourquoi Aritz échappait ainsi constamment à ses souvenirs personnels, pourquoi il les remplaçait toujours par ces fables communes, s'enfuyant et courant toujours droit, droit devant, jusqu'au paradis. Et je me reconnaissais dans ces trahisons, je crois.

  Sur mon île, comme ailleurs sans doute, Aritz se voulait de passage, et je me suis souvent demandé s'il s'était un peu attaché à moi, parce qu'il approchait les lieux et les êtres en évoquant sans cesse leur perte imminente. Il répétait : « ça aussi, ça disparaîtra ». Celui qui ne prend pas racine ne connaît pas l'exil.

  Je crois aujourd'hui que, pour me parler de l'avenir, Aritz essayait d'inventer un passé désirable, un passé qu'il imaginait ressembler au mien et qu'il aurait été capable de faire renaître. Il comptait sur mon amour des fantômes. J'étais pour lui celle qui se souvenait des fontaines, après tout.

  Mais moi, quand je pense au souvenir que je pourrais considérer être mon premier, je ne vois rien de beau. Je me souviens d'une fente géante au creux d'un arbre, de mes jambes serrées contre moi, de mon squelette plié en deux, de l'odeur humide de l'écorce pourrie, des termites qui grouillaient près de mes yeux, des galeries qu'elles creusaient dans le noir et qu'il me semblait deviner, du goût de sciure brûlée dans ma bouche pâteuse, de mon envie de faire des listes, pour compter chaque termite, parce que j'éprouvais la peur, la très grande peur que l'arbre ne s'effondre sur moi d'une minute à l'autre, avec toutes les bêtes obligées de se mettre à l'abri dans l'ombre de mon oreille, sous mes ongles, sous mes paupières même. Je me rappelle mon corps lourd, incapable de bouger, malgré le risque d'être étouffé là, sous le poids de toutes ces vies qui me dégoûtaient et que j'avais pourtant envie de préserver avec moi. Je crois qu'il y avait le silence du dehors, l'horrible silence qui voulait dire que personne ne me cherchait. Quand Aritz appela ma mémoire, je pensai aux termites. Les fourmis du présent exploraient ma peau pendant que la voix d'Aritz m'enveloppait comme une écorce tendre. Je suis restée immobile.

  Ensuite, il m’a dit ce quelque chose  : « Le tigre triste est revenu. Il attendait à l’orée des bois. Il ne se cachait pas, il n’avait pas l’air d’avoir peur de moi, ni de vouloir me dévorer. Je ne sais pas. J’ai attendu moi aussi. On ne peut jamais être sûr de savoir ce qui se cache derrière l’œil du tigre. Mnémosyne, dans son regard, j’ai cru voir mon reflet et un peu du tien : lui aussi avait faim. Il a tourné le dos. Je l’ai suivi. Il m’a guidé jusqu’à un étang où flottait du bois mort. Il a sauté sur un tronc d’arbre échoué près de la berge. Il s’est assis pour mieux me regarder. Là, en pleine lumière, j’ai enfin remarqué combien sa fourrure était terne, ses griffes usées. Il allait mourir. J’ai sorti la flûte de ma besace et j’ai commencé à jouer pour lui. Quand j’ai relevé la tête, il n’était plus là et j’ai couru pour te retrouver. Je me suis inquiété pour toi, perdue dans cette île affamée. »

  Je lui ai dit qu’ici je n’étais jamais perdue et que je n’avais pas besoin d’un magicien pour me protéger du tigre.

  — Je crois qu’il essayait de nous aider et de se sauver lui-même. Ce bois flottait mieux que mes bidons de plastique. On pourrait construire un autre radeau, plus solide, plus confortable que le mien. On pourrait trouver un autre lieu où les fruits poussent encore et plus gros. Tu n’auras plus faim, le tigre non plus. C'est comme s'il avait essayé de me montrer la solution, comme s'il voulait dessiner pour moi les plans, pour me forcer à construire mieux.

  Je n’ai pas osé lui répéter que je ne croyais ni aux arches ni aux tigres architectes, alors j’ai souri.

  — Viens avec moi, Mnémosyne.

  Les oiseaux ont recommencé à échanger leurs messages secrets.

  — C’est toi le magicien, le bâtisseur. Les fruits sont revenus avec toi ; les animaux, ce sont toi qu’ils cherchent à hypnotiser ; les arbres, c’est toi qui les encourages. Tu crois que les bombes te suivent. En vérité, les bombes suivent les plantes qui fleurissent sous tes pas. Derrière toi, la vie existe.

  Aritz n’a rien répondu.

  Pendant qu’il imaginait ramener les forêts, je me suis demandé quel était mon pouvoir. À croire que je n'étais bonne qu'à me souvenir.

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