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Je suis seule sur mon île. Ça a commencé, je crois, quand l'île était encore une colline et l'océan un fleuve qui lui tournait autour, quand la terre tremblait sous les coups des réacteurs, des tracteurs et des machines de fils et d'aiguilles, quand le ciel grondait sous les appels au secours, les alarmes, les bombes et tout le reste. Ça a commencé, peut-être, parce que je n'ai rien fait. Je me suis cachée au sommet de ma colline. J'ai crié une fois, deux fois, que tout s'arrête et que je puisse y comprendre quelque chose, mais ma voix n'était pas assez forte. J'avais peur de ces autres qui n'avaient peur de rien. Ce n'était pas que je croyais savoir ce qu'il fallait faire pour sauver le monde et je ne prétends pas donner de leçons. Je criais comme on crie quand on est pas encore habitué aux cauchemars. J'ai fini par me rendre compte que c'était inutile. Alors quand le fleuve a grimpé à l'assaut des collines, je n'ai rien dit. Quand il a grignoté les premières maisons, avalé les premiers arbres, je n'ai rien dit.
J'insiste : je n'ai vraiment plus rien dit. Emmurée dans le silence, j'ai cessé de regarder les autres dans les yeux et de leur répondre. Aucun mot, aucun son, aucun signe ; rien. J'ai vécu parmi les autres comme parmi des fantômes qu'il vaut mieux ignorer pour éviter d'attirer l'attention de l'outre-monde. Il y a eu des cris. Il y a eu des coups. Les fantômes ont des poings solides, des voix de tonnerre. J'ai donné deux tours de clés supplémentaires dans chaque verrou.
Indignes de moi. Ils avaient toujours ri devant mes manies, ils avaient souri devant mes craintes « ridicules, ridicules », ils n'avaient rien d'autre en tête que leurs mesquineries courantes. Peu à peu, ils ont cessé de tambouriner contre ma porte, de toquer à ma fenêtre, de demander pardon. J'étais enfin tranquille avec mes inquiétudes et les amis que je m'inventais dans les oiseaux et les chenilles. Je les avais aimés, pourtant ; je m'en souviens un petit peu maintenant. Il y avait la façon particulière de celui-ci de sourire en ne remontant qu'un coin de la bouche, les mains rêches et sèches qui me réchauffaient de celle-là, l'enthousiasme pour les papillons de tel autre. Mais il y avait tellement de bruit et ces gens ne savaient pas m'aimer. J'étais fatiguée des voix articulées et du cynisme de leurs opinions toujours divergentes, fatiguée de devoir toujours expliquer, m'expliquer. J'ai choisi de m'enfermer. Le temps a passé.
Alors quand le fleuve est devenu lac et qu'il a menacé de dévorer le continent tout entier, personne ne m'a rien dit. Peut-être qu'ils m'avaient oubliée, dans mon silence, peut-être qu'ils savaient que je ne les suivrais pas, peut-être que tout amour était mort entre nous. En tout cas, ils sont partis. Derrière eux, il ne restait que quelques valises oubliées, deux ou trois barques échouées sur le chemin du continent. Disparus, ils m'ont laissée seule tout en haut de ma colline, avec les oiseaux et le papier. Ils allaient continuer à conquérir, ailleurs ; et moi, je n'étais qu'une rescapée.
Au début, j'entendais parfois, la nuit, des alarmes retentir au loin, des claquements qui faisaient résonner jusqu'aux nuages. À la radio, ils parlaient d'extinctions, de désert et d'hypocrisie. Le téléphone tout emmêlé de fils sur ma table avait cessé depuis longtemps de sonner. Tout a fini par se taire. Il n'y avait plus que les bruits de mon île et que ma voix toute seule parmi tous les bruits. Le fleuve a continué de dévorer les champs, la boucle s'est refermée autour de moi : ma colline est devenue une île. Alors, je me suis dit : « ça y est, c'est fini. Je suis la dernière. »
C'était une illusion, bien sûr. Mais, avant de le comprendre, je vivais seule sur mon île. Il n'y avait plus ni cloche ni alarme, ni phare ni voisin ; seulement une maison mal en point, des bêtes affamées et des arbres rabougris. Il faisait chaud et j'avais froid, plus encore que maintenant peut-être. Je passais des journées entières couchée au bord de l'océan, en rêvant à avant, en imaginant après, et surtout à tenter de comprendre maintenant. Maintenant sentait le sel et la sève. Je promenais mes doigts sur les plumes des oiseaux malades. C'était doux et fragile, ça tremblait sous mes mains qui, déjà, ne savaient pas réparer. J'observais parfois dans les ruisseaux quelques truites danser entre les courants. Leurs flancs d'écaille, traits de soleil, transperçaient les bulles, ondoyaient comme des rubans de carnaval, s'effaçaient tout à coup dans le reflet des branches sur l'eau. J'écoutais le hibou, les grognements et les clapotis dans les buissons. J'écrivais, le soir, dans le noir, tout ce que j'avais vu sous le soleil. J'ignorais les grattements et les cris du dehors, de l'autre côté de la porte, les sifflements du vent sous les tuiles. Le monde du jour revivait dans mes gribouillis. La lumière entrait dans ma chambre. Tout à coup, je léchais sur mes lèvres le jus de pastèques imaginaires, j'entendais le chant du merle et de la tourterelle d'autrefois. Partout autour de moi, dans les courants d'air, nageaient des poissons disparus. Et, dans les mots, ça me paraissait plus important que dans la réalité, peut-être parce que dans l'encre noire, je voyais bien que tout ceci ne palpitait plus, que tout était déjà perdu, alors que ça aurait dû vivre pour toujours ou en tout cas pour longtemps, comme les mots tracés sur un papier bien à l'abri. J'écrivais contre le temps.
C'est aussi pour ça que je suis restée quand tous les autres sont partis. Parce que dans cette maison séparée du monde, sur mon île comme je l'étais déjà sur ma colline, j'étais chez moi, loin des autres dont j'avais peur, loin de tout ce qui faisait disparaître ce que j'aimais et qui peuplait mon monde à moi.
Sans leurs menaces, j'étais immortelle.
En somme, quand la rivière s'est transformée en océan et que les montagnes ont disparu, j'ai vécu sur une île ordinaire comme il y en avait des tas autrefois. La forêt la recouvrait et, tout en haut, ma maison se dressait tant bien que mal contre les intempéries.
Elle importe, dans cette histoire, cette petite maison fragile. Je l'imaginais ancienne cabane de berger, veillant sur toute la vallée d'un œil protecteur, parce qu'elle était ronde, minuscule, perdue dans les hauteurs. J'ai besoin de la décrire maintenant. C'est peut-être par ça qu'il faut commencer, avant qu'il ne soit trop tard, car elle a été pour moi le décor de tout ce qui a compté. Un toit de tuiles remplaçait l'ancienne voûte de pierraille qui s'était écroulée. Il n'y avait qu'une pièce, mais j'aimais parler de ma chambre pour désigner mon lit, de mon salon pour parler de ma table et des deux tabourets instables glissés dessous, de ma cuisine pour décrire la cheminée et l'évier bouché qui me servait surtout d'étang intérieur... L'eau ne s'y écoulait plus et j'observais seulement un drôle d'écosystème se former là-dedans. Quelques algues et des remous mystérieux clapotaient contre les rebords de porcelaine. C'était une sorte d'aquarium rustique qui me faisait rire. Je n'ai sans doute pas assez aimé cette maison. J'aurais dû renifler plus fort encore l'odeur de vieille cire qui émanait du bois, lorsque le soleil chauffait le parquet à travers les fenêtres bien astiquées. La lumière glissait au fil de la journée de rainures en rainures comme un faux cadran solaire. Il y avait cette latte, la deuxième en partant du bord droit de la porte, qui, laquée d'un brun de café, différait des autres à la teinte de miel. Lorsque j'y posais mes pieds nus et que se déroulait à chacun de mes pas le craquement fatidique, lourd et grave d'abord, puis léger comme une étincelle de feu de cheminée, je souriais de cette particularité en buvant de l'eau bouillie la veille. Cette eau avait alors un léger goût de cannelle et je faisais glisser le bout de mes lèvres sur la fissure de ma tasse ébréchée. Dans cette maison, j'appréciais, surtout, le fait que tout soit à sa place : le téléphone parallèle au chandelier, chaque livre bien aligné sur l'étagère, au centimètre près, et jusqu'à la poussière sur les poutres, qui prouvait bien que j'étais seule ici à respirer, comme le souhaite toute personne qui s'enferme volontairement sur une île.
Une île ordinaire. Comme sur toutes les îles, il y a eu des secrets, des tempêtes et un morceau de palissade. Comme sur toutes les îles, il y a quelqu'un qui attend.
J'ai attendu très longtemps et je croyais attendre toujours. J’ai oublié de tenir un calendrier : je ne savais pas que le temps partirait avec les autres. Je ne sais combien de mois, combien d’années se sont écoulées depuis la naissance de mon île... J’ai vécu comme un fantôme jusqu'à leur irruption.
Pendant mon attente, les fruits du verger rabougrissaient d'année en année. Je ne voyais plus le renard. J’attendais impatiemment la venue des oies sauvages, mais les automnes passaient ; et le ciel restait toujours vide de messagères. Les oiseaux eux-mêmes se taisaient. Je croyais être la dernière, mais, un jour, ils sont arrivés. Il est venu d'on ne sait où, à bord de son radeau de mousse. Elle est arrivée à la nage du pays de plastique le plus proche, en tenant dans sa main une coquille de bulot. Une autre que moi aurait pu trouver ces débarquements ridicules et ces gens fous, mais voilà. C'était un temps pour la folie, je n'avais pas non plus de barque, je n'ai jamais voyagé. Moi, j'avais toujours été là, perdue au milieu de mes feuilles blanches et noires, sur mon île. J'étais chez moi, eux aussi : nous n'avions pas suivi les cloches et les mitraillettes.
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