6

5 minutes de lecture

  Aritz riait souvent en me rappelant mon nom. « Mnémosyne, la déesse de la mémoire. » Il souriait de me voir si oublieuse quand il me questionnait sur ma vie avant son arrivée. Je ne savais pas comment expliquer l'immortalité dans laquelle j'avais cru vivre, les jours et les saisons sans écoulement, arrêtés, et moi couchée dans l'herbe ou dans les ruisseaux, pour oublier que j'avais un corps. Un corps qui ne survivait que pour écrire la nuit venue les éblouissements du jour. Un corps affamé. Aritz ne me croyait pas, quand je racontais les heures passées dans l'eau, à me concentrer sur les gargouillis dans mes oreilles, les claquements des cailloux dans le fond de mon crâne, la caresse froide. J'essayais parfois de m'imaginer minuscule, aussi petite qu'un scarabée, avec une carapace brillante et irisée plus solide qu'un bouclier, à la dérive sur un morceau d'écorce, pour vivre les secousses, les rebonds, les vagues immenses qui manquaient à chaque seconde de m'engloutir. J'avais envie de vivre quelque chose, n'importe quoi. Mais je sentais le lit du ruisseau sous mon dos, sous ma tête, et je me rappelais mon corps tout vide. Je rentrais. J'écrivais des phrases sans suites. Je recommençais le lendemain.

  Face au doute d'Aritz, j'hésitais à mon tour. Et si j'avais rêvé ces années ? Mais il y avait, dans tous les recoins de la maison, les morceaux de papier sur lesquels j'avais tracés des listes, des morceaux de rêverie, des descriptions d'arbres, d'oiseaux, de papillons. Au milieu des vulcains, des machaons et des soucis, des primevères, des peupliers, des saules et des oliviers, des pinsons, des foulques et des bergeronnettes, mes hallucinations elles-mêmes se dotaient d'un corps. Le papier prenait garde à ce que chaque mot ait été incarné en os, en chair et en sève. Il y avait preuve. Tout avait bien existé.

  D'ailleurs, je trouvais de nouveau des plumes, des touffes de fourrure, des fleurs et des bourgeons. Ils étaient revenus avec Aritz. Le temps aussi.

  Et puis l’hiver est arrivé, gris et lourd de boue. Cette fois, les violettes tapissaient les sous-bois. Au fond des flaques brillaient des pâquerettes. Il y avait des couleurs, des couleurs dont je ne saurais plus dire le nom ! Les nuages avaient beau rouler dans un grand fracas d'éboulement, la forêt resplendissait d'anciennes fleurs et d'épines. Dans la terre de plus en plus épaisse, les empreintes animales devenaient floues, se repliaient sur elles-mêmes, s'écroulaient jusqu'à devenir indistinctes. J’arrachais dans le potager des bouquets de carottes à moitié dévorées. Avec les ruisseaux qui dévalaient les déclives, le brouillard du soir et le toit déversant son compte-goutte, l’île semblait se noyer.

  Pour oublier les vagues, je me couchais parfois dans les mares qui se formaient entre les arbres, comme avant. Les bouleaux se dressaient tout autour comme des sentinelles pour veiller sur moi. Dans mon œil, leurs troncs ressemblaient aux rayons d'une roue dont j'étais le centre. Ils me calmaient, pleins de sollicitude. J'aspirais le parfum, gris et frais comme un drap délavé, de l'eau douce. Mon visage surnageait et j’écoutais, au creux de mes oreilles submergées, la terre boire. À mon tour, j'avais soif et je léchais les gouttes de pluie qui glissaient sur les feuilles au goût de guimauve.

  Quand j’avais trop froid, je rentrais en zigzaguant entres les empreintes mélangées de mésanges et de renards. À l’intérieur, il faisait noir. Derrière moi, je laissais des flaques de boue qui mettaient des jours à s'évaporer. Aritz me chuchotait « folle » en me regardant grelotter, les lèvres bleues, et je ne répondais rien et nous souriions de nous savoir tous les deux hors du monde normal. Il apprit ainsi à me croire. Il me tendait des couvertures et je faisais semblant d'ignorer les larges zébrures noires qui striaient ses bras. La peau d'Aritz semblait se déchirer comme du papier buvard trop gorgé d'encre de Chine, comme des rayures de fauve qui ouvraient sur la nuit derrière le jour. Je n'ai jamais osé lui demander d'où venaient ces stries, ce qui lui était arrivé, si c'était marqué au fouet, ou tatoué pour la beauté. De toute façon, il aurait inventé. Ces marques m'empêchaient de croire tout à fait à l'innocence d'Aritz, à l'indéfectibilité de son espoir et de sa joie. Elles lui donnaient l'allure du chevalier qui cherche à couvrir sa fragilité sous une armure. Et moi, j'aurais voulu les effacer pour le consoler. Après tout, c'était aussi pour moi qu'il menait sa quête, avec cette foi qui était pure au point d'en être risible, en notre siècle résigné.

  Avant l'arrivée du grand froid, une pipistrelle avait élu domicile derrière un des volets : la fenêtre est dès lors devenue un domaine intouchable. Pendant ces longs mois d’hiver, je n’avais que deux peurs : découvrir l’océan au pas de ma porte et réveiller la chauve-souris. Comme elle, nous sommes entrés en hibernation. À la lumière du feu, Aritz me racontait le continent et je lui récitais les contes dont je me souvenais. Il chantait dans des langues inconnues en caressant sa guitare qui sonnait faux, tout doucement, pour ne réveiller personne. On dormait, on grignotait de temps en temps : nous avons survécu de racines, d’œufs et de champignons, d’histoires et de musique.

  Mon île avait bien changé. Il y avait Aritz, maintenant : un autre à qui parler, un autre que je devais écouter, parfois malgré moi. L'île paraissait plus grande, maintenant que je savais qu'il y avait, dans une clairière, à l'ouest, un buisson de chèvrefeuille, dont Aritz aimait particulièrement le parfum, un tigre caché à qui il avait donné un nom que j'ignorais, un virage du ruisseau où il aimait particulièrement tremper ses pieds. Ma maison paraissait beaucoup plus petite, maintenant qu'il y avait un corps d'homme couché sur le sol, un corps d'homme à enjamber pour m'échapper.

  Lorsque le feu mourait, on glissait nos têtes sous le rideau pour observer la pipistrelle dans l’ombre du volet. Elle était à peine éclairée par les rayons de lune qui s’infiltraient par une brèche du bois. Il fallait s'accoutumer à la pénombre pour la voir. La fourrure battait tout doucement. La petite créature remuait parfois les ailes, ouvrait un œil, se rendormait, sans prêter attention à nos regards captivés. À quoi pouvait-elle bien rêver ? En l'observant, il m'arrivait de me demander si son imagination était remplie de résonances et de bruits, plutôt que d'images et de couleurs ; si ses rêves ressemblaient à ce que je ressentais lorsque, plongée dans le noir, j'écoutais de l'autre côté du mur les grattements, les clapotis et les cris, et que se formait dans mon esprit un double de la forêt du jour. Une forêt tissée d'échos, chaque feuille renvoyant le murmure de mon cœur affolé. J'aurais dû passer plus de temps encore devant cette chauve-souris, à écouter son histoire. Car il y avait des nuits trop noires, comme pleine de fumée, et les arbres autour de nous dissimulaient toutes les étoiles. J'aurais eu besoin, alors, de savoir percevoir autrement. J'entendais souvent le chant d'une chouette, tout près, comme des sanglots. J'entendais, j'entendais, mais la chauve-souris comprenait peut-être, elle, ce que ça disait. L'île entière avait l'air de vouloir être consolée.

  Dehors, l’océan observait, murmurait, digérait. Loin d’ici, les derniers morceaux de glacier s’apprêtaient à fondre dès les premiers rayons du printemps.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Dame Citrouille ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0