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La chauve-souris est partie mais je n’ai jamais rouvert le volet. Aritz chantait. On est sortis pour admirer les perce-neige puis j’ai osé m’aventurer jusqu’à la plage. Elle était toujours là. L’océan rongeait sagement son sable et ses cailloux en ronronnant. Calme. Tubes de dentifrice, fragments de filets de pêche, morceaux de câbles éventrés, bouts de bois, comme autant de fantômes de villes et de forêts, parsemaient le rivage. J’ai serré les dents et j’ai ramassé les débris pour les jeter dans une des grottes de l’île. Aritz dormait encore. Il ignorait tout de ces réseaux de déchets sous la terre. Je lui avais crié au visage cette ignorance, mais il n'avait pas compris. On comprend rarement les cris. Dans chaque grotte, dans chaque interstice, je poussais les rebuts que l'eau m'apportait.
Au début, je n'avais vu que ce moyen pour m'en débarrasser en nuisant le moins possible à l'île et à l'océan qui l'entoure. Et puis, très vite, l'arrivée sans limite de ces témoins d'un autre monde, ce monde peuplé de choses que j'avais aimées autrefois et dont j'aurais encore eu cruellement besoin (chaussures neuves, savons, parfums et médicaments, vêtements à peine troués...), m'a emplie d'une rage aveuglante. Le compromis s'est transformé en obsession : il me fallait tout cacher. J'ai pris le moindre morceau de plastique en haine, le moindre fragment d'ordure venu du dehors comme le signe d'une agression. Ce vieux monde qui croulait encore sur moi, je voulais l'oublier tout entier, le faire disparaître, émerveillements et dégoûts confondus ! Alors je ramassais tout, je fourrais tout dans les grottes de l'île en poussant un peu plus fort à chaque fois, comme lorsque les habitués du train s'asseyaient sur leurs valises trop pleines pour pouvoir les fermer avant de partir. Chaque débris ajoutait une pierre au monument de ma honte : je plissais les yeux dans le noir pour distinguer les contours du monstre de déchets, monstre endormi sous mon île de mousse et de mots, monstre à qui j'imaginais des yeux et un souffle fétide, les soirs d'orage, quand il me semblait que le monde était prêt à m'engloutir. Parce que ce monstre n'avait justement pas de contours, pas de limites fixes. Où commençait ce collage de barbelés et de bidons défoncés, où finissait l'immense corps qui semblait s'enfoncer dans les profondeurs de l'île comme dans un long sommeil ? La plupart du temps, je m'efforçais de détourner rapidement le regard et de présenter mon dos aux ombres. La plupart du temps... car il m'arrivait parfois de rester face au monstre et de l'observer pendant de longues heures en cherchant le chemin des câbles sur son squelette, comment se tordait cette bouteille, comment se dévidait ce clavier... Je crois que j'avais envie de voir les objets mélangés s'animer, le téléphone enfiler une chaussure de bébé et se dresser face à la mosaïque de bouchons de colles, par exemple, ou les capuchons à voiles se gonfler de vent et s'envoler au-dessus du cimetière de rasoirs. Mais chaque élément distinguable finissait par se dissoudre dans la masse en une écume grisâtre et informe qui sentait l'algue en décomposition. Le monstre alors n'avait même plus de corps.
Mais il y avait Aritz, désormais, et avec lui le monde du dehors avait une voix, des mains, des pieds qui laissaient dans la terre leur empreinte. Il y avait désormais pour moi un secret à garder. Je crois que j'avais peur : je ne voulais pas qu'il voie que j'étais peut-être aussi coupable que les autres, que l'île n'avait rien d'un réel refuge. Ce n'était pas le dernier bastion du monde vivant. Elle ressemblait à ces flaques étincelantes qui se forment après la marée et où s'asphyxient lentement les poissons pris au piège.
Ce jour-là, en jetant tous les déchets accumulés pendant l'hiver dans les grottes, j'ai eu l'impression de sentir le regard du tigre triste sur ma nuque. Invisible. J'ai couru vers la lumière, comme si elle pouvait réparer la flétrissure. Peut-être qu'elle le pouvait.
J’ai senti la caresse du soleil et le vent chaud sur ma peau, le sable qui s’engouffrait dans mes chaussures trouées. Le printemps. C’était si doux que j’ai failli oublier la menace, toute cette eau qui guettait aussi le moindre de mes mouvements. J’ai commencé à rassembler le bois flotté et à parcourir l’île à la recherche d’arbres écroulés. Aritz, debout devant la porte, les yeux mi-clos, m’a observée traîner chaque arbre mort à travers l’île. Je le voyais parler à quelqu'un, s'adresser à une ombre. Le tigre. Au moins, sur la plage, je n’entendais pas leurs chuchotis. C’était ce que je me disais, alors. Je ne pensais qu’à me renfermer. Vieux réflexe.
Enfin, j’ai planté. Face à l’océan, là où le sable se mélange à la terre, j’ai posé les premières branches de ma palissade. Ce n’était pas une jolie palissade de planches toutes droites et bien vernies, un mur solide et franc, mais un entrelacs de branches et de roseaux tressés, comme une haie. J’espérais qu’Aritz, en se promenant sur la plage, lui ferait prendre racine. Ainsi, l’île deviendrait indestructible. Je croyais encore en la force des arbres. Je ne savais pas qu’Aritz ne viendrait pas sur la plage à temps. Je ne savais pas que le tigre et lui avaient un plan et que c’était pourquoi il disparaissait plusieurs jours parfois, jusqu’à ce que je coure au hasard en l'appelant. Je croyais connaître l’île par cœur mais il avait trouvé une cachette, un endroit rien qu’à lui où se préparer. Le tigre. C’était le tigre qui l’avait trouvé. Aritz me l'avait avoué plus tard. Car ce n'était pas un endroit pour l'homme.
Un matin, avant qu’Aritz n’ouvre la porte et ne disparaisse à nouveau, je lui ai rappelé ses propres avertissements :
— Sois prudent : c’est un tigre et il a faim. Un jour, il te dévorera. Plusieurs poules ont disparu.
— Ce n’est pas un tigre parmi d'autres. Ce tigre, ce tigre... Je crois qu’on se comprend, lui et moi.
Comme je ne voulais pas le contredire, je lui ai demandé de m’aider à construire la palissade. Je lui ai expliqué mes espoirs de racines. J’ai tu mon deuil de poules. Aritz voyait le tigre comme une personne à part entière, mais les poules qu'il avait à peine regardées ne comptait pour lui que comme une large famille à laquelle chaque membre participait indistinctement. J'ai compris ce jour-là que, pour lui, une poule, sans doute, était remplaçable. Il en restait des millions sur le continent. Les poules, contrairement au tigre, n'avaient pas eu le bonheur de disparaître.
— Bientôt, Mnémosyne, tu n’auras plus besoin de palissade. Ni toi, ni tous les animaux, ni tous les arbres.
Et il a claqué la porte derrière lui. C’est à cet instant que j’ai commencé à soupçonner. Il avait dû fouiller dans mes livres à la recherche de contes et de légendes, il avait dû lire l’histoire d’une arche qui sauvait l’humanité, qui sauvait les éléphants, les chevaux et les chiens. Il pensait déjà à l’île engloutie, aux fleurs noyées et au tigre gonflé d’eau de mer. Il pensait encore nourrir le continent. Et je ne comprenais pas ce qu'il comptait inviter sur son radeau sans rebords, ce qui faisait pour lui du tigre triste un meilleur passager que l'escargot. Aritz ne ressentait pas l'attrait familier de ces chênes verts, leur ombre bienfaitrice. Il n'avait jamais eu le temps de s'attacher à un arbre. À moi, il me semblait qu'il aurait fallu emporter l'île entière, avec ses fougères asséchées, ses cailloux, et jusqu'à ses moustiques. Mais l'île n'avait rien d'une boîte bien étanche où protéger le monde jusqu'à ce qu'il se calme.
J’ai senti la colère s’allumer dans mon ventre et me ronger comme un feu. Après avoir tourné en rond en essayant d’éteindre les étincelles, je suis sortie en furie. J’ai couru derrière les traces d’Aritz : une marque de botte dans la boue, l’herbe couchée, un pissenlit écrasé, une branche cassée sur un buisson. Ses traces n'avaient pas de subtilité, pas de piège. Il s’était aventuré dans la partie la plus dense des bois, où je n’allais jamais. La cachette du tigre. Il y avait là une combe miniature remplie de fougères, de toiles d'araignées et de buissons d'épines qui dissimulaient les tunnels empruntés par les animaux et les entrées de multiples terriers. Je ne sais pas si c'était à cause de la soie tendue partout, des enchevêtrements de feuilles et de tiges, mais tous les sons étaient assourdis. On entendait à peine les disputes des oiseaux ou le ruissellement de l'eau sur les troncs. On entendait sa propre respiration de l'intérieur, comme lorsque l'on se bouche les oreilles. C'est là qu'Aritz passait ses journées, plongé dans la pénombre et les ronces jusqu'aux cuisses, loin de toute voix humaine ; là où je ne pouvais pas le suivre.
Aritz coupait un arbre, à la hache, les yeux fermés. Derrière lui, les morceaux de troncs s’amoncelaient, s'enfonçaient peu à peu dans le tissu épais des broussailles. J’ai crié. Aritz a lâché son arme. Aritz a bredouillé, a hoqueté, il a parlé de radeau et de sauvetage. J'ai cru entendre un soupir de tigre. J'ai soupiré moi aussi. Combien d’arbres comptait-il abattre pour aider l’île à s’enfuir ? Sans arbres, quelle île resterait-il ? Je lui ai dit : « Tu ne construiras pas d’arche. » Et je tremblais dans ce lieu où il faisait presque nuit.
Aritz a baissé les bras.
— Mnémosyne, il n’y a pas que cette île. Au-delà des continents de plastique, il existe peut-être encore des pays où les arbres poussent, où les fruits mûrissent, où les animaux grouillent comme ici, mais sans faim, mais sans limites. Le tigre ne peut pas rester ici. C’est trop petit pour lui, beaucoup trop petit ; il finira par tout dévorer. Il veut partir. Et d'autres aussi. Les renards, les rats, les corneilles... Il faut revivre ailleurs, éclore encore. Tu ne peux pas obliger tout le monde à rester ici en attendant le déluge.
— Et tu ne peux pas obliger tout le monde à te suivre au désert. Je ne te suivrai pas. J’aime mon île, j’aime ma maison, les étoiles que je vois, le plastique caché, les empreintes, les fruits, les souvenirs qui tissent autour des arbres un édredon imaginaire où je peux me blottir quand j’ai peur. Si je m’éloigne, tout cessera d’exister. Si je pars avec toi, je devrais traverser les villes plastiques, les déserts, les plaines de sel, tout ça pour des rêves de myosotis ! Tu veux partir, sauver ce tigre… Non. Ce tigre veut partir et te sauver ; tu ne fais que le suivre. Il te dévore déjà. Aritz. Aide-moi à construire la palissade. Avec une palissade, on peut garder le danger dehors, sauver les cœurs battant sous la fourrure, protéger les pas des crabes sur la plage, défendre l’île contre l’eau qui l’envahit. Les oiseaux peuvent voler jusqu’au continent. Mais la chauve-souris, elle… Elle ne survivra jamais sur ton radeau. Il lui faut une palissade. À moi aussi. Nous n’avons pas besoin de fuir, grâce à la palissade. On peut rester chez soi. Il suffit de fermer, tout fermer.
Aritz a soupiré à son tour. Dans ses yeux, j’ai lu : « La palissade, toujours la palissade... »
— Mnémosyne, je partirai. Ceux qui voudront vivre me suivront. Viens avec moi.
Depuis notre rencontre, Aritz n’a jamais changé. Son doute s’est mué en espoir, son espoir en projet, son projet en résolution. Mais lui... Il est resté toujours le même, les yeux au bord des larmes, les pensées vers l’ailleurs, les mains dans le faire. Jamais là. Et moi, je regardais son monument se construire devant mes yeux, dans une musique enthousiaste dont j’étais la dissonance. Une dissonance discrète mais répétitive.
— Je construirai la palissade. L’eau restera dehors, les racines iront creuser jusqu’aux fonds marins et l’île, fermée, poussera vers le ciel. Je te ferai rester.
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