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  J'ai guidé Ondine jusqu’à la maison, j’ai fermé la porte et j’ai souri devant les yeux ronds d’Aritz. Puis, j’ai saisi le panier qui contenait la récolte du jour (trois carottes maigrelettes et un peu de salade) et je l’ai posé devant Ondine en la forçant à s’asseoir.

  En une minute, elle avait tout dévoré. Nous la regardions en essayant d’ignorer le creux abyssal dans nos ventres. Tout en mastiquant, Ondine commentait tout ce qui l’entourait. Son sourire plein de dents était revenu hanter son visage. « C’est joli, ce tableau… Il y a beaucoup de livres, ici. Vous aimez lire ? » J’ai vite compris qu’Ondine n’aimait pas le silence. Elle en avait tant besoin.

  — Mnémosyne m’a dit que tu construisais un radeau pour retourner sur le continent.

  Aritz ne répondait pas. Je sais qu’il attendait une histoire. Et par la magie d’Aritz, l’histoire d’Ondine est venue, ses larmes aussi. Cette fois, elle n’a pas parlé du plastique ni de la faim, de l’océan disparu. Devant Aritz, elle a choisi une histoire plus douce, quelque chose de vert et de paisible qui ne fait pas frémir. Je crois qu'elle avait deviné qu'Aritz n'avait pas besoin de récits de voyage. Elle a évoqué les reflets de l’eau sur les murs de chaux blancs de son village du temps de ses grands-parents, la pêche aux crabes avec les filets cassés qu’il fallait sans cesse réparer, les goélands. Entre deux mots, nous avons vu apparaître dans la pièce les après-midis de soleil sans fin, les vieux à la peau tannée sur le banc en bois séculaire, les jeux dans l’eau : ricochets, chasse aux coquillages et dessins éphémères sur le sable. Les seaux et les petites pelles multicolores. Les crevettes à dépiauter en arrachant la tête. Le parquet se couvrait sous nos yeux de tas d’algues, de coquilles vides et de galets. L’écume jaillissait presque sous le pas de la porte. Devant l'homme, elle a tu les deuils et les blessures d'amour et de guerre.

  Aritz la regardait, émerveillé. Moi, j’avais la nausée, parce que dans sa voix résonnait l’habituel révolu : que l’océan avait dû être beau, là-bas, même plein de traîtrise… Mais aujourd’hui, les remous de l’océan n’avaient rien à faire sur le seuil de ma maison.

  Quand Ondine s’est calmée, rassasiée, Aritz a glissé sa main sur les livres de la bibliothèque. Au premier sourire de la nouvelle venue, il a dégainé : ce soir, il lirait quelques pages des contes d'Andersen. Aritz avait soif des mêmes métaphores que moi et il avait vu en Ondine, lui aussi, une ombre de sirène.

  Je me suis vite endormie, bercée de mots et de voix. Le lendemain matin, Aritz m’a dit qu’Ondine n'était plus là. Pour moi qui avais choisi la solitude, une journée et une nuit avait suffi pour que cette disparition sonne comme une annonce de catastrophe. Mon amour pour Ondine et Aritz avait pris racine à une vitesse miraculeuse et effrayante. Je n'ai jamais su me protéger de l'enracinement... J’ai couru jusqu’à la plage. Adossée à mes balbutiements de palissade, Ondine dormait encore, sa robe fanée remuant comme une flaque d’écume autour d’elle. Malgré tout, le bruit des vagues avait dû lui manquer. 

  L’œil d'Ondine s'est ouvert sur moi comme un fruit mûr qui se fend. Sous ses paupières lourdes et endormies, j'avais d'abord cru qu'il n'y avait rien à soupçonner, rien qu'une eau qui dort, mais dans son regard bordé de peau pelée s'agitait une rage aussi pointue et dure qu'un noyau d'abricot. Méfiance. J'avais envie de baisser les yeux vers l'interstice mouvant des vagues derrière elle, vers l'envol de la poussière sous ses pieds, comme si le fait de me rappeler le mouvement du monde, hors de ses yeux fixes, pouvait m'aider à échapper au harpon qu'elle dardait sur moi et qui ressemblait tant à celui qui me transperçait à chaque fois que j'avais le malheur de croiser mon reflet. J'avais cette peur, toujours, cette peur de l'abîme que recèle un regard que l'on tente de soutenir, et du vertige qui s'ensuit ; pourtant, ce jour-là, je me suis laissée faire. Le regard d'Ondine a agrippé le mien. Je n'ai pas imaginé de mur derrière lequel cacher ce qu'il y avait dedans. J'ai laissé sa rage me transpercer jusqu'au creux du ventre. J'étais impuissante, comme le poisson pris à un hameçon. Ondine m’a dit :

  — Tu sais, en venant jusqu’ici, j’ai vu les coraux morts. On m’en avait parlé, bien sûr, mais je ne l'avais jamais vu de mes propres yeux. Partout, partout autour de ton île, ce n'est qu'un grand cimetière. J'ai essayé d'attraper du poisson, ce matin. Ils étaient trop petits. Je n'ai pu trouver que quelques bigorneaux accrochés aux rochers, de quoi calmer la faim...

  En entendant ces mots, j'ai grimacé. Ondine savait que je ne mangeais pas de chair. Elle a froncé les sourcils.

  — Toi, toute seule sur ton île, sans personne pour te contredire, à ronger tes racines et tes fruits inexplicables, tu ne comprendrais pas si je te parlais de ces fois où il faut tuer pour manger. Et pourtant, tu meurs de faim et de soif ; je le vois dans ton visage creusé, dans tes gestes au ralenti. Je n'aime pas particulièrement tuer non plus, tu sais, mais, quand je mourrai, les bêtes se nourriront de mon corps comme je me suis nourrie du leur. C'est comme ça.

  J’ai entendu la colère dans sa voix. Elle grondait sous ses consonnes. Ses dents brillaient : en parlant de cannibalisme, la sirène retroussait un coin de ses lèvres.

  En attendant, je nourrissais l'illusion d'une discussion sous les mots, dans les espaces de silence que ménageaient ses allitérations. En plantant mon regard dans le sien, je la suppliais de comprendre ma peur, de comprendre ma tendresse, de comprendre mon envie de ne blesser personne et d'être à l'abri de tout ce qui fait mal. Je tendais un fil imaginaire entre son œil et le mien et j'y enfilais tout ce qui remuait en moi : souvenirs, émotions, boyaux tordus ; mais elle, elle roulait des coquilles entre ses doigts comme si c'était avec ma honte qu'elle jouait.

  Je lui ai demandé de me parler de ces coquilles. Parler de ce qu'on avait sous les doigts, juste à bout de nez, plutôt que de ce qui s'échappait tout autour, ou peut-être parce que ça risquait aussi de s'échapper d'un moment à l'autre, ça me rassurait. Mais Ondine n'avait rien de rassurant. Elle m'a montré la coquille de bulot en laissant dégringoler les autres et elle a secoué la tête.

  Il ne faut pas chercher à tout comprendre, à tout expliquer. C'est ce qu'elle m'a dit avec sa voix grave et cassée. Parfois, on préfère garder un souvenir secret. On peut cacher au fond de la spirale d'un coquillage quelque chose de précieux, quelque chose du passé qu'il faut emporter avec soi. Comme on croit entendre, en collant une conque à son oreille, le murmure de l'océan, on peut glisser son œil au fond d'une coquille de bulot et imaginer voir une ombre espérée. Comme toutes les ombres, comme toutes les mers imaginaires, ça disparaît dès que l'on en parle trop. Il faut croire à ce genre de sortilèges. Elle s'est tue et elle a dû lire la curiosité frustrée sur mon visage car elle a ri de bon cœur. Ça sonnait comme les clapotis, mais j’y cherchais la colère.

  Alors elle s’est levée, a épousseté le sable mou qui s’était glissé dans les plis de sa robe puis elle a marché droit vers l’océan. Elle oscillait dans les vagues, comme si elle essayait de deviner les mouvements de l’eau pour se glisser entre deux courants. La moitié du corps ballottée au milieu de l'écume, elle regardait la surface comme pour s'y oublier, hypnotisée par la lumière et le vent. On en oubliait d'agir ; qu'y avait-il à faire, à dire ? C'était seulement du temps continué. J'aurais dû m'avancer dans l'eau avec elle, chercher des yeux les cristaux de sel invisibles, compter les bouchons de plastique, raconter des coquilles, la prendre dans mes bras, l'embrasser peut-être. Mais je l’ai regardée s’éloigner et j’ai continué à construire mon mur. Il avançait, mètre après mètre. L’océan aussi. Devant ma palissade qui zigzaguait sur le sable, long serpent de bois aux écailles de branches pointues et de feuilles mortes, il patientait. L’océan poussait parfois contre le bois des morceaux de coquillages qui se coinçaient entre les branchages. La plage rétrécissait déjà. Il fallait que je travaille plus vite.

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