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  Je n'étais pas habituée à tous ces élans de proximité. L'animal sauvage que j'avais laissé entrer à l'intérieur et qui me poursuivait, avec son odeur de fourrure et ses bruits inconvenants, c'était peut-être moi. Les bottes d'Aritz et son manteau luisant n'étaient pas aussi coupables que je l'avais cru d'abord.

  Quand Ondine a dormi pour la première fois dans mon lit, j'étais à l'affût. Je n'osais pas remuer et à peine respirer de peur de troubler son sommeil. Sa présence toute proche m'écrasait de tout son poids. Je regrettais presque d'exister. Je ne m'en sentais pas le droit. J'aurais voulu sortir et me tapir dans l'ombre des bois, à ma place. L'odeur de ma propre sueur, la moiteur gelée de mes pieds, le bruit de voile de mes poumons remplis d'air doucement, tout doucement pour les faire taire, me faisaient battre le cœur comme un tambour. A côté de la sirène, je tremblais en écoutant ses os fins comme des arêtes grincer dans son sommeil. Et puis, par la magie de l'habitude et de l'enchaînement des insomnies, il est venu une nuit où sa main frôlant mon dos ne m'a plus réveillée. Au bout de quelques semaines, nous nous réveillions en démêlant nos jambes engourdies d'avoir trop couru dans nos rêves. Ondine n'avait rien du scarabée. Nulle fourmi ne lui tournait autour dans le noir. Elle n'avait pas de lourdes bottes. Elle était légère, aussi légère qu'une bulle, trop légère. Je parvenais à dormir, mais je savais que l'animal sauvage restait là, dans un coin, à me guetter. Il fallait le faire sortir. Consolider les murs.

  Un jour, pendant que je tissais ma palissade sur la plage et qu'Aritz s'acharnait avec son marteau, un cri a résonné. Mon cœur s’est mis à battre très vite. C’était Ondine. Elle criait, criait, criait et l’île entière en tremblait. J’ai vu Aritz surgir des bois à toute allure, j’ai couru à sa suite, jusqu'à Ondine.

  Elle était là. Elle serrait la mâchoire. Silencieuse.

  J’ai vu, devant elle, une carapace de tortue. Une tortue ! J’ai souri. Mais la carapace n'avait ni queue, ni tête, ni pattes. Aucun sens. Ça puait. Ça ne bougeait pas. Aritz s’est approché. Il a retourné l’immobile, lentement, comme pour ausculter. La carapace a remué de gauche à droite comme une coquille de noix éclatée sur une table. Le vent a sifflé dedans pour mieux faire entendre le vide. Sinistre instrument.

  Je me suis agenouillée près d’Ondine pendant qu’Aritz déposait délicatement la carapace sur le ventre, comme si elle était prête à ramper vers l’océan et à vivre.

  — À l’eau, a dit Ondine.

  Alors nous avons soulevé la carapace comme un cercueil et nous avons marché lentement jusqu’à la barrière d’écume, en silence. Nous avons avancé dans l’eau, jusqu’à sentir autour de nous les vagues prêtes à nous dévorer. Elles nous secouaient, nous palpaient, nous lapaient, avec une curiosité mortifère. Elles nous tiraient vers le large. C’était la marée basse. Nous avons déposé notre fardeau trop léger à la surface de l’eau en retenant notre souffle. Pas de mouvement, pas de magie au contact des vagues. Nous l’avons lâché. Les vagues l’ont emporté doucement. Nous avons regardé l'ombre de cadavre s’éloigner.

  J’ai essayé d’écouter mais tout était silencieux. Alors, j’ai pensé à tous les disparus. Baleines et bélugas, méduses et hippocampes, coraux et poissons-lunes, et puis tous les autres, les invisibles, les oubliés, les monstres des grands fonds dont ils avaient miné jusqu’au dernier caillou. Ondine n'avait même plus le cœur à la colère. Elle n'a rien dit.

  Quand la carapace s'est gorgée d'eau et qu'elle a sombré dans les vagues, nous sommes rentrés. Quelqu’un a claqué la porte. On a glissé au sol. On s’est recroquevillés les uns contre les autres, front contre front, bras entremêlés, pieds mélangés, souffles tissés. J’ai senti leur peau contre la mienne, l’odeur salée de nos vêtements trempés, les frissons de froid qui nous agitaient dans l’ombre de la maison muette. Tout à coup, j’étais ahurie. J’ai cru que nous allions rester ainsi pour toujours. Un corps, trois cœurs qui y habitent. Alors j’ai chuchoté.

  J’ai chuchoté mon regret de la chauve-souris, mon regret de l'hiver. J’ai dit que ça parlait, que ça murmurait et que ça criait tout autour de nous, que ça vivait, et nous aussi, même à l’intérieur, mais que nous étions sourds. J’ai dit que ça ne s’arrêterait jamais, ces battements, ces mouvements, ces désirs. Aritz ne pleurait plus. Pour moi, c'est à ça qu'ont toujours servi les mots : je voulais être consolée. Alors j'ai fait grimper mes phrases jusqu'au plafond, jusqu'au ciel ; elles bruissaient tout autour de nous, comme des feuilles de tremble, comme la forêt lorsqu'il pleut doucement et qu'il n'y a pas de tigre possible et que l'on peut toucher l'écorce, se blottir dedans. Inconfortable refuge. Chacun de mes mots prenait pour moi une silhouette de vieux chêne.

  Et j'en crevais, parce qu'entre moi et tous les humains que j'ai rencontrés dans ma vie, j'ai toujours senti comme une barrière que je ne pouvais pas franchir ; même ces deux corps que je tenais serrés contre moi résistaient comme les arbres que je sentais pousser dans mes histoires. Ils m'entouraient, ils me protégeaient, il y avait au ras de leur peau une inexplicable chaleur qui faisait fondre en moi la méfiance, mais il y avait tout de même leur peau, dure écorce qui me séparait de leurs pensées et de leurs secrets. J'y tambourinais avec mes mots. Peu importe ce que ça racontait. Dans la résonance de ma voix qui rebondissait sur les joues des autres, dans mon haleine enfermée au creux du cercle de nos têtes, dans nos sueurs mélangées, se cachait quelque chose qui comptait plus que la signification des mots eux-mêmes : tout à coup, l'envie de toucher ces autres, la possibilité de les attraper enfin, de les garder tout près. Pour une fois, je me sentais à l'abri. J'espérais avec les mots percer les limites, les écorcher peut-être, puis retourner la chair recto-verso, lire ce qui était écrit dessous. Alors j'ai parlé, j'ai raconté tous les détails, les fourmis noyées dans les taches de lumières, les bonds du merle entre deux taillis, le rat si furtif, précédé de ses moustaches, car je guettais dans leurs yeux la fêlure. J’ai parlé jusqu’à ce qu’on se mette à sourire ; idiots.

  Ondine a dit que j’étais magique. J'en ai oublié mon désir de possession.

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