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  Les spirales que suivait le temps semblaient ne pas devoir se terminer. Il n'y avait pas de début ni de fin dans cette catastrophe passée et à venir, dans cette stabilité en sursis. J'aimais ces journées et ces nuits sans cesse répétées. Un jour après l'autre, toujours et jamais le même. On écoutait Aritz jouer de la musique. Ondine chantait. J’écoutais. On a reprisé robes et chaussettes, semé les graines que j’avais conservées et dansé sur la plage au coucher du soleil. La nuit, on promenait sur les bords de l'île des lampes-tempêtes, et parfois je fermais les yeux, pour le plaisir de voir la lumière éclore dans le bleu des ténèbres, en les rouvrant. Même si j’avais faim, même si j’avais peur, j’aurais voulu que ça dure toujours. Je les aimais.

  Pendant des jours entiers, sous le soleil écrasant, nous nous asseyions tous les trois les pieds dans le vide, assis au bord de la falaise. Nous regardions les vagues se fracasser sur les rochers et Ondine pointait du doigt les fils électriques submergés qu'elle avait appris à reconnaître. Et derrière l'horizon, tout au bout de ces fils invisibles, j'imaginais d'autres îles comme la mienne, peuplées d'autres solitaires comme moi, des fantômes enfantins qui auraient peur du monde, peur des autres, peur de ce qui change trop vite et de la vie qui file, enfermés comme moi dans des maisons fendues et incapables d'en sortir. Et puis j'imaginais aussi d'autres îles encore peuplées de gens qui n'auraient pas peur du tout, pas une seconde, ou qui feraient semblant de ne pas avoir peur et qui parviendraient à agir. Il faudrait alors tresser des ponts entre nous, des ponts secrets, des ponts flottants comme le radeau d'Aritz, qui nous permettraient de voyager, d'île en île, de contempler le petit monde d'un autre, un autre toujours un peu semblable, toujours complètement différent. Dans ces connexions impalpables, je me sentais moins seule. Pour la première fois, j'avais envie de faire continent. Du temps de ma colline, avant l'océan tout autour de moi, avant le débarquement de mes intrus, je vivais déjà en insulaire.

  En écrivant tout cela, je me rappelle surtout de la joie, de l'immense joie. Aritz pleurait, tout mourrait tout autour et nous aussi mais comme tout, et depuis toujours ; nous savions que tout allait passer. La peur et la peine, la colère et les heures, les frissons du soir et la morsure du sel. On se sentait sourire presque malgré nous en observant la démarche chaloupée du blaireau, qui s'enfuit dans le crépuscule après avoir creusé son trou puant, les querelles des corneilles bruyantes à en faire oublier toute solitude, les manies d'Aritz devant les quelques livres malmenés de ma bibliothèque. Il caressait toujours la cote de chacun des romans avant d'en choisir un, comme pour les réconforter de prendre la poussière un jour de plus. Il ouvrait au hasard, reniflait le papier, grimaçait, se grattait la barbe et retournait à la première page. Il se mettait à lire pendant qu'Ondine et moi nous installions sur le sol, près de lui, couchées sur le parquet ou adossées au mur. Ondine roulait entre ses doigts l'ourlet de sa manche et les fibres grises s'amoncelaient sous ses ongles trop longs. Je caressais distraitement le bois couleur de café et la tête d'un clou qui dépassait, tout froid. Je les regardais tous les deux me regarder au fond des yeux. Je veux me rappeler de la délicatesse de ces regards, de cette envie de se toucher sans jamais franchir la barrière. J'aurais voulu, au moins une fois, caresser la joue craquelée d'Ondine et les cheveux ébouriffés d'Aritz. Bien d'autres choses encore. En leur présence, j'oubliais, parfois, combien il était difficile d'aimer. Et tout passait, et je me demandais parfois si je n'étais pas trop sérieuse dans ce monde, s'il ne fallait pas seulement me mouvoir avec plus de légèreté, avancer sur la pointe des pieds, cesser avec mes questions, mes froissements incessants.

  Car je me froissais encore si facilement... Quand je voyais Ondine et Aritz côte à côte sur la plage regarder l'horizon en échangeant des paroles inaudibles, quand ils riaient tous les deux loin de moi, quand leurs mains se frôlaient, je pâlissais de savoir des mots importants perdus pour moi à jamais, des gestes insoupçonnés disparaître pour toujours... Surtout, je ne pouvais m'empêcher de remarquer entre eux, par ces mots et ces gestes mêmes que je ne partageais pas, la construction d'un monde dont j'étais nécessairement exclue. L'idée même qu'Ondine et Aritz existaient l'un pour l'autre en-dehors de moi m'était insupportable. Ils m'échappaient, comme toutes les autres bêtes. En écrivant ces mots, je rougis de penser qu'il n'y a qu'aux arbres que l'on puisse faire véritablement confiance. Avec les autres, il n'y a pas de réconciliation possible.

  Un matin, j’ai découvert ma palissade en ruines. Ondine en jetait les derniers morceaux dans l’océan. Je suis restée figée. Encore aujourd’hui, alors que l'eau approche, j’accuse le choc.

  Sur le coup, mon cœur a bondi à faire mal dans ma poitrine. La palissade m’avait hantée. Je n’étais pas un fugitif comme Aritz, une combattante comme Ondine. La palissade, c’était ma manière de me révolter. Un peu trop tard, un peu trop doucement, mais tout de même. J’y avais travaillé dur. Elle m’avait donné l’espoir de sauver l’île et ceux qui y vivaient encore. Elle avait peuplé mes cauchemars, aussi. À voir ce balbutiement de mur sur la plage, qui grignotait peu à peu l’horizon et nous empêchait de courir jusqu’aux vagues, j’étais sans gloire.

  J’ai poussé Ondine dans les vagues en criant. Elle est tombée, un bout de bois à la main. Nous nous sommes regardées.

  — Pardon, Mnémosyne.

  Elle a jeté le dernier bout de bois. Je me suis laissée tomber dans l’eau, tout près d’elle. Comme il est facile de dire pardon après avoir piétiné toutes frontières ! Ondine, Aritz, je vous ai aimés autant que je vous ai détestés. Et maintenant ?

  — J’ai fait ça pour les poissons. Tu ne le voyais peut-être pas, mais ta palissade était un filet. Les quelques survivants nageaient jusqu’à la forêt, à marée haute, puis restaient coincés entre tes branchages, quand l’océan reculait. Ta prison de sauvetage restait une prison.

  Ondine s’est relevée, soulagée, comme après le devoir accompli. Ridicule, la cannibale offusquée devant un filet rempli de poissons, un filet qui aurait pu atténuer sa faim. Mais Ondine n'était pas cruelle. Elle a tendu la main. Je l’ai prise. Je ne sais pas pourquoi je me suis laissée faire. On est allées s’asseoir sur la falaise et j’ai regardé Ondine plonger tout l’après-midi. Elle m’a dit :

  — Tu sais, ta palissade, elle me mettait en rage. Quelle idée d’aller défigurer une plage en sursis, pour quelques semaines ou quelques mois de plus à survivre sur une île qui mourra dès qu'Aritz prendra le large… Une révolte minuscule. Tu es capable de plus beau.

  — Pardon...

  Les consonnes d’Ondine m’attaquaient comme des couteaux. Je ne savais pas quoi répondre. Et au moment où je prononçai ce mot, le mot pardon, si lâche, si fragile, ce mot qui sonne comme un aveu, comme une insulte, ce même mot qu'elle avait employé après sa transgression, j'ai vu le sol onduler sous mes pieds. C’était comme si, en voyant les débris de la palissade flotter au loin, l’océan que j’éloignais m’avait envahie. Il tournoyait à l’intérieur, remplissait mon ventre et ses remous me rendaient malade, malade… Le cerveau plein d’écume, le sang plein de sel, je sentais que mes phrases aussi partaient à la dérive d’un bout à l’autre de ma langue, avant de se fracasser entre mes dents.

  Moi qui n’arrachais jamais la moindre fleur, j’ai cueilli des pâquerettes. Quand Ondine est remontée à la surface pour la centième fois, empêtrée du plastique qu’elle avait pêché, je lui ai tendu le bouquet ramolli.

  Ça signifiait : tu n’as pas le monopole de la colère. Ça signifiait : je sais bien que tu te moques des fleurs, que tu n’as jamais pensé aux hérissons, que tu as la tête remplie de coraux, d’étoiles de mer et de poisson-lanternes. Arrête de me frapper à coups de consonnes. Si tu savais la colère et la peur qui s’enroulent dans ma gorge et me rendent muette, si tu savais écouter, peut-être que je pourrais te dire et que tu pourrais comprendre. Alors, tiens, voici une pâquerette qui vaut résignation, voici une fleur contre ta destruction. Devant toi qui attaque, moi, moi ! je donne. J’invente mon propre langage et tant pis si tu ne comprends pas tout, et même rien du tout. De toute façon, c’est sans doute à moi que j’ai envie de parler, à l’océan qui déborde, même à l’intérieur. Ça signifiait : pense un peu aux mauvaises herbes, pense un peu à moi, à moi qui m’enracine jusqu’au bout. Et aussi : je ne dirai plus pardon, mais j'écouterai, promis.

  Je note tout cela avec autant de honte que de fierté, car en cet instant, j'ai tellement pensé à moi que j'ai fini par penser aux autres et à l'importance de faire l'effort de les comprendre comme j'aurais aimé que la sirène le fasse.

  Ondine a attrapé maladroitement les pâquerettes. Quelques fleurs sont tombées, ont roulé sur sa robe, dans l’herbe. Elle a souri. Les sirènes n'ont pas besoin de comprendre. Elles sont là pour chanter, fortes de la certitude que le monde n'existe que pour les écouter. J'avais envie de l'étrangler.

  — Merci.

  Les bras chargés de plastique, elle s’est éloignée en semant derrière elle les pâquerettes fatiguées. Je les ai récoltées, une à une, en suivant Ondine comme une ombre. Je l’ai vue jeter le plastique dans une des grottes. Je l’ai vue contempler le monticule de filets, de tubes de dentifrice et de chaussures déchirées qui pourrissait dans le noir. Je l’ai vue crier en donnant un coup de pied rageur à un bidon d’essence.

  J’ai ramassé la dernière pâquerette. Ondine avait découvert mon secret et elle avait décidé à son tour de nourrir le dragon souterrain. Elle découvrirait bientôt qu'il n'y avait pas de limites à son appétit.

  En marchant sur le reste de plage, j’ai aperçu Aritz lutter dans les vagues pour récolter les débris de ma palissade écroulée. Il disait que le tigre l'attendait, derrière l'orée des bois. Ma palissade servirait de radeau. J’ai marché au hasard dans la forêt, avant de rentrer faire sécher entre les pages de mes livres les pâquerettes muettes.

  J’ai souri.

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