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  La palissade avait fait un travail invisible. Elle avait tenu le siège, modeste et silencieuse. Après sa destruction, la plage a disparu en l'espace de quelques jours. L’océan a grimpé à l’assaut de la colline. Les vagues ont emporté la falaise, bloc d’argile après bloc d’argile. J'avais l'impression d'être dépecée avec l'île. Les dernières oies sauvages passaient au-dessus de nous, droit vers le Nord. Aritz semblait hypnotisé. Au milieu d'une conversation, les cris répétés des oiseaux résonnaient dans le ciel et le voilà qui levait la tête, la bouche ouverte comme pour répondre. Inutile de continuer : il ne nous entendait plus. Il était loin, là-bas, dans le grand espace tourbillonnant du ciel. Je me taisais au milieu de ma phrase, un soupir. Je suivais son regard et, à mon tour, j'entrais dans l’œil-abîme de l'oie meneuse. J'imaginais le souffle sous la plume, la buée au bout du bec et les muscles qui se tendent sous la peau. Il y avait autour de moi des explosions de cacardements que je peinais à comprendre au milieu des bourrasques et surtout l'horizon courbé qui m'hypnotisait. Alors, je n'avais plus envie d'écouter les choses terrestres moi non plus : à perte de vue, l'eau s'étendait comme une flaque croupie dans laquelle se reflète une mosaïque de soleil. Je ne savais pas ce qui se décomposait là-dedans, là-dessous, peu importe, ça scintillait comme le mica de l'autre bout du monde. Le froid me réveillait. Et je me prenais à rêver de forêts, car le contraste entre les étincelles blanches de la lumière et l'étoffe noire de l'océan me rappelait les minuscules feux d'artifice que le lichen foliacé dessinait sur les troncs de mon île. L’oie rêvait aussi sans doute aux forêts lointaines qu'il fallait espérer atteindre avant l'épuisement. Aritz aussi.

  Toutes les oies sauvages ont fini par disparaître derrière l'horizon. L'eau s'agrippait aux premières racines et je restais muette des jours entiers. Il n'y avait plus de mots en moi. J'étais comme une plaque de boue sur laquelle s'inscrit le passage du vent et des bêtes en des lignes indistinctes.

  L'eau a englouti les grottes, une à une, et leur secret s'est déversé dans l'océan pernicieux. Au matin, on a regardé tous les trois une mare de plastique flottante s’éloigner vers le large. Agrippées aux bidons cabossés, quelques chauve-souris désorientées tombaient dans l'eau en tentant de s’envoler. Ondine s'est précipitée vers elles pendant qu'Aritz et moi, les pieds dans les vagues, grignotés par les tourbillons de sable, nous ne savions plus quoi faire de nos corps. Ça ne servait à rien. Ondine est revenue trempée, la peau encore couverte d’écailles de sel. Elle n’avait pas pu les sauver. Face au vieux monstre de plastique écartelé dans l'eau tiède, aux cadavres de chauve-souris et de blattes prises au piège dans les filets à moitié dégarnis, Aritz a fini par darder sur moi son œil noir et la chenille de ses sourcils a trembloté comme si elle allait se métamorphoser. Il avait l'air de penser que j'étais celle qui avait libéré le dragon. Comme si c'était mon silence qui lui avait donné naissance. Comme si en avoir gardé le secret valait complicité. Je n'ai rien dit, malgré la colère et la honte, et j'ai commencé à ramasser les brins de plastique qui s'entortillaient autour de nos chevilles. Il se trompait, Aritz. Il était sourd.

  L'eau tout autour de nous resplendissait d'éclats multicolores. Hors de ses grottes, la bête que l'île avait couvée s'était transformée en long serpentin de fête. Malgré tout, c'était presque beau, et si Aritz n'avait pas été à côté de moi, je me serais peut-être couchée au ras des vagues pour regarder le plastique onduler et briller comme de l'essence sur le goudron. Je ne sais pas pourquoi, dans ces moments-là, mon œil avait toujours tendance à chercher le point de vue oblique qui me permettait d'apercevoir sous la destruction, malgré elle, derrière elle, un petit éclair d'émerveillement. Alors même qu'une aile morte frôlait ma cheville, ballottée par le courant, c'était le petit réseau de veines sous la peau noire de l'animal qui attirait mon attention. Sur l'arbre de sang se superposaient les entrelacs de la lumière que l'eau quadrillée d'écume réfractait. J'étais obsédée par ces effets d'impression, ces contrastes de couleurs et de formes, cette étrange répétition de phénomènes qui ne parvenaient jamais tout à fait à s'aligner et à se fondre complètement les uns dans les autres malgré leur ressemblance. Comme nous.

  Je n'oubliais pas, pourtant, les cadavres... Et j'avais un millier de cris coincés dans la gorge. Seulement, rien ne pouvait sortir de moi. Tout entrait, même le minuscule grain de joli collé sur le gros dos de la catastrophe et qui la révélait peut-être plus sale et plus cruelle encore.

  Le plastique s'est déversé à l'intérieur de la maison. C'est là que nous avons déposé notre récolte. Aritz me regardait en poussant du pied les débris, comme pour m'accuser et me punir avec ses yeux d'ange. Je crois qu'il ne parvenait pas à comprendre notre échec à sauver le monde. Il ne comprenait pas le désespoir. Ondine découpait tout doucement le plastique qu’elle avait ramassé pour en faire des pelotes. Elle espérait nous tricoter des couvertures pour l’hiver. C'est ce qu'elle a chuchoté tout bas et notre dispute silencieuse s'est calmée pour mieux l'écouter. Je sais qu’Ondine ne croyait pas vraiment à cette promesse d'hiver prochain ni au pouvoir des couvertures acryliques, que c’était simplement sa manière de s’excuser, de dire qu’elle allait rester et nous aimer (ou du moins essayer). Ils étaient bien loin déjà les soirs de froid où, blottis tous les trois les uns contre les autres, nous lisions tour à tour à voix haute pour la millième fois l'un des dix livres écornés de ma bibliothèque, où nous écoutions les gouttes tomber du rebord du toit, où nous allions danser n'importe comment devant l'océan, où nos voix hésitaient à gronder. Les airs de guitare d'Aritz s'effaçaient déjà de ma mémoire, tout comme les dessins d'Ondine sur la buée des vitres, sous les striures tracées par les gouttelettes que son doigt faisait dégringoler.

  J’essayais d’ignorer le crissement des fils assassins entre ses mains. Sur le parquet tout autour d'Ondine, les débris entrelacés formaient peu à peu un écran de bleu.

  Après un silence gluant, Aritz s'est frotté les yeux, a ouvert la porte et s'est enfoncé dans la clarté du jour sans se retourner.

  Par la fenêtre, on voyait encore quelques pipistrelles qui striaient le ciel, paniquées, éblouies, rapides comme des bourrasques d'orage... La nuit venue, j'ai regardé les étoiles disparaître par intermittence derrière les ailes bruissantes des chauve-souris et le reflet de ma bougie sur la vitre. Il y avait là-haut une nouvelle carte du ciel : des chemins d'ombre tracés par les bêtes sur le fond des étoiles, et ma petite flamme, boule de lumière qui remplaçait le soleil et engloutissait les murins, les chouettes et les papillons de nuit.

  Je suis sortie. Le renard a jappé dans les fourrés. Quelques oiseaux m'adressaient encore leurs brèves questions. Je n'avais rien à leur répondre.

  J’ai attendu quelques minutes. Il faisait doux. L’air sentait la résine, la terre humide et le brouillard ; quelque chose d'amer et de sucré à la fois, comme les filaments de peau blanche sur les quartiers d'une mandarine. Puis, entre deux bruissements, j’ai cru entendre une musique. Elle ne venait pas de la maison. Malgré ma peur de la nuit, je me suis enfoncée dans la forêt à la suite de la flûte qui m’hypnotisait. J’ai louvoyé entre les arbres, caressé les yeux des bouleaux, trébuché sur les racines. Mon cœur battait jusqu’au fond de mon crâne. J’avais peur, mais je voulais savoir.

  Je me suis blottie entre deux racines pour oublier quelques instants le noir tout autour. L’arbre m’embrassait. Comme dans une coquille de noix, je me sentais à l’abri. J’ai écouté la musique.

  J’en étais sûre, désormais. C’était Aritz, bien sûr. Il jouait là, au beau milieu de la forêt, sous les étoiles. Peut-être que c’était sa musique qui donnait envie aux arbres de fructifier, aux animaux de vivre. Parce qu’à cet instant, j’ai cessé de désespérer. Pour une minute seulement, ses rêves fous me parurent possibles. Je sentais le jus frais des arilles de grenade exploser sur ma langue, les grains de figue éclater entre mes dents, le raisin gorger mon cou, et même l'orange et la pêche teinter mes doigts et mes joues d'un rouge sanguin. Dans l'obscurité des bois, j'ai sucé chacun de mes doigts à la recherche du goût fantomatique de la cannelle et de la poire, de la liqueur poisseuse de l'abricot et de la rhubarbe, de tout ce sucre interdit, aussi brun que des pommes trop cuites, que le musicien promettait de ressusciter. J'avais dans mes mains l'image de cerises cueillies à pleines paumes et qui s'écrasaient d'être trop mûres. Leurs noyaux jaillissaient avant de pouvoir être roulés sur la langue pour en extraire jusqu'au dernier bout de goût et je croquais à pleine dents ces fruits imaginaires sans penser aux vers. Il me fallait, ces zestes de couleurs, cette chair de soleil, les mastiquer longtemps. Absorber la pâte visqueuse et lourde toute entière dans mon ventre et en remplir mes joues jusqu'à la douleur. En écrivant, je salive à nouveau de cette musique qui, pendant un instant, m'a rappelé le festin. Aritz jouait et, jalouse et affamée, j’écoutais. Soudain, un bruissement dans la mélodie. Mes fruits s'évanouirent dans la nuit, mirages arc-en-ciel, tout parfum effacé, sans une trace ; seuls mes doigts salés, mouillés de salive, et, à mes pieds, un hérisson qui me regardait. J’étais sur son passage. J'ai laissé retomber mes mains piteuses.

  A la maison, Ondine tricotait en récitant sa haine contre les hommes. Et l’eau gravissait.

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