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Ondine dormait au milieu des pelotes de plastique à moitié déroulées dans la maison. Il y en avait partout, enroulées autour des pieds de la table, des chaises, grimpant sur les étagères de la bibliothèque, flottant dans l'évier, autour du combiné du téléphone et de ses fils emmêlés. On s’empêtrait les pieds dedans dans un bruit de confettis. Drôle de fête. Ondine avait déjà tricoté une grande couverture entortillée de fragments de filets bleuâtres, où perçait de temps à autre quelques éclats de couleurs. Elle s'était couchée à même sa création et on entendait le carré de fils crisser à chacune de ses respirations, comme une fourchette raclant tout doucement contre une assiette en porcelaine, ou comme un ongle verni glissant sur du papier pour le plier. Sur ce camaïeu de bleu, Ondine semblait flotter comme sur un lac. Paisible, pour une fois. C'était étrange de la voir ainsi, elle qui, d'habitude, était toujours agitée de mouvements brusques, d'une parole inarrêtable qui fluctuait comme la marée entre murmures de colère et cris de joie, et d'une frénésie du dessin éphémère. Il fallait toujours que son doigt peuple chaque surface de petites créatures inventées ; méduses à tentacules, baleines ailées, pieuvres sans yeux...
Là, sur le parquet recouvert de ce tissu informe, mouvant, malléable, dans lequel, à y regarder de plus près, Ondine avait glissé des algues encore gluantes, j'avais l'impression de voir ma sirène se noyer dans une image de mer mensongère. Ce flot, composé de petits carrés bleus et d'algues aussi sombres que les profondeurs dont elles avaient été tirées, ce flot qui voulait tant ressembler à l'océan, n'en rapportait en fait que la terreur.
Le téléphone a sonné.
Ce n'était pas un joli téléphone portable rectangle, noir, simple, sans attaches au sol, et qui faisait de la musique. C'était un de ces téléphones fixés dans un boîtier comme une épée magique dans son rocher, avec deux fils entortillés qui se perdaient quelque part dans une prise contre le mur au milieu de plein d'autres fils dont on avait oublié l'usage, car les appareils qu'ils étaient censés alimenter avaient disparu depuis longtemps, jetés par-dessus bord, donnés en sacrifice au dragon. Le téléphone était resté là, pierre levée en mémoire de ceux qui auraient pu se trouver à l'autre bout de la communication. Un mémorial couvert de poussière.
Le téléphone a sonné. Quelle sonnerie insupportable ! Une note blafarde, grelottante, qui résonnait comme un diapason frappé férocement contre un mur à intervalles réguliers. Et puis le silence entre chaque hurlement, le silence qui me déchirait les oreilles. Ça n'aurait pas dû arriver. C'était impossible : il n'y avait plus d'électricité depuis longtemps sur cette île, plus de courant au fond des prises poussiéreuses, plus rien de ce genre de magie.
Et pourtant, le téléphone a sonné. Le téléphone a sonné. Le téléphone a sonné.
Et nous avons couru, et j'ai dégainé le téléphone, et Ondine s'est réveillée tout à coup, s'est levée de son océan de pacotille, s'est précipitée... J'avais à peine porté le téléphone à mon oreille comme un coquillage qu'elle était tout près de moi et je l'ai regardée fracasser le boîtier contre le sol, détruire la prise et creuser le mur à coups de pieds. Ondine a tout arraché, tous les fils ! elle les a mordus à pleines dents, piétinés, et ses yeux disaient : « c'est du vieux tout ça, c'est du vieux, ça fait partie du vieux monde à détruire ».
Mais moi, je voulais encore parler aux morts. Je collais bêtement mon oreille contre le plastique noir en espérant entendre une voix grésillante, un clignotement, même un bruit blanc. Je n'entendais rien. Rien d'autre que les cris, les cris d'Ondine qui criait : « j'veux pas les entendre ! »
Toujours les consonnes.
Aritz était resté immobile, pétrifié devant le son du téléphone, devant les gestes d'Ondine. Lui, il avait l'air de vouloir les entendre aussi ; les morts, les lointains, tous les autres qu'il espérait réunir. Son regard passait de l'une à l'autre, étonné de nous voir échanger nos rôles, comme le sont toujours ceux qui croient à la permanence de l'identité. Il n'avait pas l'air de comprendre comment Ondine, qui aimait tant parler et regretter, pouvait se refuser à entendre des nouvelles de l'autre bout ; comment moi, qui ne voulais pas quitter mon île, pouvais m'accrocher si désespérément à une possibilité d'ailleurs. Parfois, je me surprends à penser qu'Aritz ne comprenait véritablement que ce qu'il était capable lui-même de ressentir : l'espoir, la joie, le deuil, l'envie de reconstruire... mais il ne saisissait pas les infimes mouvements des émotions en demi-teintes, les contradictions toujours changeantes, les revirements imperceptibles qui hantaient les gestes d'Ondine et les miens. Peut-être aussi que j'étais moi-même trop obnubilée par le déchiffrage de mon monde trouble et agité pour accepter que celui d'Aritz pouvait avoir sa propre complexité. J'avais peur de m'enfoncer trop profondément dans son regard, dans ses mots et ce qu'ils dévoilaient de ses pensées, comme si je risquais de me laisser convaincre en le comprenant mieux.
Nous sommes restés tous les trois hypnotisés par le carnage d'Ondine. Les fils dénudés du téléphone laissaient apparaître des traits de rouge, de jaune, de vert, couleurs enfantines qui juraient avec le bleu délavé du plastique tout autour de nous. Entre les doigts de la sirène se déversaient tous ces serpentins noirs plus ou moins tordus qui la reliaient au mur. On aurait dit qu'elle avait arraché les veines d'une créature inconnue et qu'elle tenait là dans ses mains les restes d'une étrange dissection. Un fil bouclé comme ses cheveux pendait encore entre ses dents. Aritz a éclaté de rire le premier en faisant tomber son chapeau. J'ai vu les épaules d'Ondine s'agiter, sa bouche se tordre, puis l'amusement gonfler dans ses yeux et dans sa gorge. J'ai ri à mon tour et je me rappelle avoir été surprise par le son de nos rires, mal accordés, comme tous les rires : les ressors graves de la voix d'Aritz se tortillaient vers les aigus, Ondine ne faisait qu'éjecter de grandes bouffées d'air en tentant de reprendre son souffle, à moitié noyée par la joie, et je ne pouvais m'empêcher d'émettre de drôles de trilles qui ressemblaient à un concert de triangles. À s'entendre rire, l'hilarité redoublait.
Et puis l'euphorie s'est calmée comme le font les tempêtes. J'ai souri à Aritz et j'ai serré Ondine dans mes bras. Je sentais, du bout de mes doigts secs comme du papier, les lignes de sa peau, sa peau brillante, chaude, douce, comme doit l'être une peau qui palpite encore. Mais même si je la touchais, il y avait encore comme une frontière entre nos deux corps, comme un vide impossible à combler, comme si la solitude était tressée à l'intérieur des fibres de mon être. Et elle m'a chuchoté qu'elle avait tant d'amour à donner. Qu'elle avait envie de caresser, d'embrasser, d'offrir, de lécher, de couvrir, de réparer, de rester, d'ouvrir les bras, mais qu'elle ne pouvait pas... qu'elle devait sans arrêt arracher, partir, s'arracher, se désosser, et se couvrir de sel si elle voulait vivre encore. Qu'elle était fatiguée d'aimer les morts ! Elle ne voulait plus les entendre, même en rêve, même en cauchemar ! Elle voulait seulement déposer tout son amour au creux de mains pleines de sang, vivantes et toutes proches. Et dans ma tête, il n'y avait plus qu'une pensée, qui remplissait tout l'espace, qui me mettait mal à l'aise, qui me faisait rougir de honte : « cet amour, donne-le moi. »
Je me sentais indigne, car Ondine débordait, et moi j'étais vide.
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