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  Aritz nous a regardées sans rien dire. Il s'est levé, m'a souri, et il a franchi le seuil. Je ne sais plus combien de fois j'ai vu son dos s'éloigner ainsi, à la fin du jour, toujours. La répétition a gravé cette image dans ma mémoire : son large dos couvert de noir, ses épaules tombantes, sa tête que l'on devine tournée vers le ciel à l'orientation de son chapeau, ses pas francs, comme près à franchir tous les chemins du monde, ses mains tremblantes, la clarté mourante du dehors, et l'encadrement sombre de la porte. C'était toujours la même chose. Une ombre engloutie dans la lumière qu'encadre une ombre.

  Cette fois, j'avais guetté toute la nuit. Aritz n’était pas rentré du tout. La gorge nouée, je me demandais s’il était parti comme ça, sans rien dire, sans aveu d’au-revoir. J’ai couru jusqu’à la combe. Il bâtissait son radeau. Sur les arbres, quelques mésanges piaillaient, comme pour lui donner des ordres, ou lui intimer le silence.

  Aritz m'a parlé du tigre, encore. Il m'a parlé de ses yeux bordés de blanc, de sa fourrure terne comme les herbes sèches, de la lumière glissant sur son museau et de ses dents jaunes qui le terrifiaient. Si Aritz faisait tant de bruit et tant de musique, c'était aussi pour avoir l'air plus grand et plus fort. Entourée de sons, sa présence gonflait, bulle ronde de protection qu'il pensait impénétrable. Lui aussi avait peur du tigre. Sans s'arrêter, comme si le silence pouvait le rendre proie, il m'a parlé en un seul souffle de ses rêves de villes de bois vivant et de toits comme des corolles où se percheraient les oiseaux, de son radeau en forme de petite boîte, des êtres qu'il espérait revoir, là-bas, de l'autre côté, même s'il fallait franchir les barbelés. Moi, je ne disais rien. Je savais qu'il avait besoin de sa rengaine.

  J’ai senti quelqu’un me frôler. C’était doux et chaud. Un souffle précipité sur mon bras : j’ai baissé les yeux. Dans le coin de mon œil, un museau, un peu de roux. J’ai entendu des pas s’éloigner sur la mousse de la forêt. Enfin, je me suis retournée.

  Il n’y avait plus personne.

  En rentrant, j’ai vu près de la maison un écureuil fureter sous la fenêtre. Il m’a regardée, l’œil fatigué, avant de s’enfuir dans la forêt, si vif.

  Je les remarquais de nouveau, comme à l’arrivée d’Aritz. Tous ces animaux qui nous observaient et nous tournaient autour, comme s’ils attendaient un signe, une opportunité… J’ai vu le hérisson guetter sous un buisson, les escargots s'amasser sur les murs de la maison, comme autant de témoins, en attente, en mission. Je suis allée vérifier le niveau de l'océan.

  Déjà, les premiers arbres de la forêt trempaient les pieds dans l’eau. La falaise n’était plus qu’un promontoire. J’ai eu peur. Je suis retournée en courant dans la maison, j’ai jeté un coup d’œil aux animaux qui me scrutaient, qui me dévisageaient, qui m'espionnaient. J’ai eu envie de leur ouvrir la porte, mais je n'avais pas encore assez peur, je n'étais pas encore assez seule. J’espérais encore que l’eau allait s’arrêter là, que les branches les plus basses allaient la retenir comme on retient un enfant qui escalade les barreaux de son berceau.

  Les jours suivants m’ont détrompée.

  Ondine dansait sur la mousse submergée, entre les troncs de l’orée, pour oublier. Elle bondissait pour faire jaillir l’eau jusqu’aux branches. Elle dessinait sur l’écorce, avec les gouttelettes salée du bout de ses doigts, d’étranges méduses. Je note tout cela et quand je ferme les paupières, les mots résonnent suffisamment pour que je voie son image affadie trembloter dans le noir rougeâtre comme une flamme de bougie. Quand je pense à elle, il me vient des séries d'images décousues, des répétitions de moments, des discussions entières interrompues et reprises comme si de rien n'était de jour en jour... et je peine à rattraper les fils de temps partagé qui nous reliaient : quand l'ai-je vu danser pour la première fois ? Quand ai-je remarqué que ses dessins de baleines faisaient toujours face au soleil ? Et tel moment, était-ce avant, était-ce après tel autre ? Ces jours filaient dans un étrange tourbillon qui m'empêchait de rien fixer dans ma mémoire. Il y avait l'eau qui montait. L'urgence.

  Le marteau d’Aritz égrenait les minutes les plus tardives de la nuit. Boum. Boum. Boum. Ce son hante encore mes oreilles aujourd'hui. Parfois, je me réveille encore en pleine nuit parce que quelque chose tambourine trop fort contre mes tempes et je reproche doucement : « Aritz ! ». Et je m’assois, démunie, les mains échouées sur ma couverture, dans la nuit bleue. Avec le marteau, j’ai commencé à comprendre qu’Aritz ne dormait véritablement jamais. Il ne rentrait, au petit matin, que pour me réveiller d'une caresse de la main avant de retourner au radeau du tigre. Il avait toujours été comme ça, Aritz. Un peu étrange, comme en visite, comme de passage. Aujourd’hui, je me demande s’il a un jour été là pour de vrai, ou si je l'ai inventé, lui et ses bras rayés d'encre, lui et le tigre invisible. Quand je voyais les arbres en bourgeons, les fruits qui pliaient les branches, je n’en doutais pas. Il y avait des preuves. En tout cas, je n'en doutais pas autant : mais je crois que quand je le voyais s’éloigner dans la forêt, je me demandais tout de même si je le reverrais au matin.

  Alors j’imaginais le suivre. Et si je courais, si je l’appelais, si je grimpais sur son radeau ? On partirait à l’aube, on caresserait chaque arbre en emportant toutes les graines, toutes les spores de la forêt. On les entortillerait dans mes cheveux. On franchirait les vagues, et puis, là, à l’horizon : Terre ! Terre en vue ! C’est le continent ! On dépasse la barrière de bidons, les fils barbelés, les plages minées, on contemple un instant les édifices de verre et de tubes qui s’élancent jusqu’à chatouiller les nuages pour les faire pleuvoir. On marche en suivant les mauvaises herbes, comme c’est tout ce qui pousse encore. On évite les bombes. On se cache, la nuit, entre deux pneus crevés. C’est long, on a les pieds plein d’ampoules. Mais on se sourit, Ondine est là avec nous, qui râle comme elle sait si bien le faire. Aritz joue de la flûte et on fuit les hommes qui cherchent à la briser en chantant. On leur tire la langue en passant. Flûte ! On court ainsi jusqu’au désert, et là, on se met au travail. Ondine effraie les bombes et les colons chercheurs d’huile, pendant que j’écoute Aritz planter une forêt nouvelle, graine après graine. La voilà, la jungle dont il avait rêvé, et pour moi une famille... Entre les lianes qui s’enroulent autour des cacaoyers géants et sautent d’acajou en acajou, on plante nos cabanes. J’y pose un peu de papier et d’encre, j’y invite quelques araignées. Ondine et Aritz me rendent visite, on se raconte des histoires et on rit tellement en pensant au temps où on croyait à la fin du monde.

  Mais tout à coup, j’entends un froissement. C’est la chauve-souris de l’hiver qui est là. Je l’ai laissée sur un morceau d’île abandonnée, sur un morceau d’île oublié. Un morceau d’île qui coule. Mon île. J’ouvre les yeux : tout s’évanouit. Le voyage, le continent, le désert, la jungle et la cabane rêvée. Je suis revenue avant d’être partie. Et tout à coup, les histoires ne consolent plus. Le pouvoir des rengaines n'a rien d'infaillible. Les jungles brûlent, je n'ai pas l'innocence des enfants imaginaires ni la tendresse des familles parfaites qui n'existent que dans les abécédaires.

  J'ai ouvert les yeux et je me suis souvenue d'exclusions lointaines et de départs à répétition, de journées entières à parler à mon reflet, de ceux qui étaient partis avant moi. Abandonner cette île m'apparut comme un crime abominable. Je ne m'en rendrai pas coupable, pas comme eux.

  Et qu'y avait-il à espérer là-bas ? Ici même, il y avait entre Ondine, Aritz et moi, une pelote de barbelés qui ne faisait que se dérouler de jours en jours. L'amour même que j'avais pour eux me rappelaient mes détresses passées, les liens tissés et brisés d'autrefois, les abandons successifs. Leur arrivée et leur beauté n'avait fait que révéler la fin du monde que j'avais ignorée. Leur départ l'achèverait. Je ne voulais plus me raconter de fausses histoires. L'amour des autres n'a jamais rien eu d'éternel.

  C’était bien ici, ma place. Si je les avais suivis... je n'aurais pas survécu à la déception.

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