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  Nous avons achevé tous les trois de tisser notre dénouement. Ondine a tricoté tous les fils de plastique que nous avions ramassés. Elle s'amusait à dérouler la longue étoffe rêche et raide dans la maison comme une longue mue de serpent. Je calfeutrais tous les fils du téléphone dans le mur plein de nœuds, tordant encore et encore les câbles récalcitrants. Aritz tressait nos cheveux pour les empêcher de nous couvrir les yeux. Entre nos doigts, tout ce tissage de cheveux, de métal et de plastique égrenait le passage des minutes. Ça grattait, ça chatouillait, ça griffait, et nos mains se couvraient d'entailles. Entre les rayures noires d'Aritz apparaissaient des cicatrices nouvelles. Il s'en moquait et courait dehors à la première occasion, sans prêter attention aux branches qui se courbaient sur son passage et aux empreintes fraîches qui se mêlaient aux siennes.

  Les animaux et la forêt suivaient Aritz, mais moi, j’ai appris à les écouter. Aritz ne remarquait pas les traces. Les oreilles pleines de souvenirs de bombes, il n’entendait plus. Il ne prêtait pas attention aux cris. Il semait des graines invisibles par-dessus son épaule et la vie poussait, petit à petit. Les animaux le suivaient peut-être parce qu’ils sentaient la nourriture revenir dans son sillage ; eux, ils voyaient les traces.

  Ce matin-là, j’ai entendu les oiseaux crier dans tous les sens. Ça sonnait comme des appels ou des listes d’inventaire. Ils énuméraient. Je suis sortie et je les ai regardés partir. Êtres libres à l’ancrage flottant, allez-y. Allez trouver la terre, trouver les fruits, allez trouver l’endroit où vos nids ne se mettront pas à flotter un beau jour. C’est ce que j’ai pensé, alors, en voyant les rouge-gorges suivre les alouettes. Ils partaient tous. J'ai regardé ces secrétaires compter à coup d’apostrophes dans le ciel la somme des souvenirs de printemps, les emplacements de nids, les rivalités incessantes et la faim si vicieuse.

  Tout à coup, j’ai remarqué le silence. Sans les oiseaux, l’île était presque muette. J’ai frissonné. J'ai dit quelques mots à voix haute, au hasard. Je n'ai pas reconnu ma propre voix. J’ai commencé à vouloir entendre autre chose que mes propres pensées qui résonnaient comme dans une boîte d’échos. J’ai voulu remplir ma tête des voix des autres, de tous ceux qui m’entouraient, pour sonner plus juste, retrouver quelque chose de vrai, apprendre à reconnaître ma voix parmi le reste.

  Lorsque le dernier battement d’aile a résonné, je me suis enfoncée dans la forêt. Je me suis couchée sur le trèfle, entre les arbres enlacés. J’ai écouté de toutes mes forces. Ça craquetait. La terre buvait à mon oreille : l’eau s’écoulait entre les mottes de boues, entre les racines serrées qui tissaient sous la terre tout un réseau de messages. Je crois même avoir entendu la sève monter et descendre à l’intérieur des fleurs sauvages : comme un minuscule bruit de rivière. Mais ça ne sentait pas la vase, ça sentait le champignon et la douce matière en décomposition. Les battements de mon cœur s’accordaient avec les gargouillis de la terre que j'avais envie de mordre, soudain, à pleines dents, pour sentir sur ma langue le parfum brun et acide du sol. Pendant un instant, j’ai cru sentir s’écouler dans mes veines une sève nouvelle. J'aurais pu disparaître dans les hautes herbes et devenir, au lieu d’une proie pour les tiques, un témoin invisible. Bien sûr, c’était mon imagination. La faim palpitante dans mon ventre s’est apaisée. Comme un creux, elle s’est remplie de cris, de sève, de sang, de fourrure et de plumes, d'écorce. Et je me sentais lovée là, prête à sinuer dans la terre, dans la roche, pour éclore au jour.

  Avant de m’oublier complètement, je me suis relevée. C’était ça. Peu importe les tiques, qui déjà fouillaient peut-être un endroit de peau à percer, j’avais raison d’être triste, j’avais raison d’être émerveillée. Je n’avais jamais bien pensé à elles qui attendaient sur les buissons avant de se laisser tomber avec espoir : maintenant, j’avais pitié de leur attente, de leur tragédie. Nous étions semblables.

  Je n’étais plus la seule à parler, à écrire, à chanter. Tout allait mal, mais le soleil dansait encore avec l’océan, mais l’escargot continuait de porter son abri, mais mes poumons donnaient leur bruit de vague. Et j’ai voulu m’arracher la peau : ça grattait, toute cette sève, toute ces bruits, tous ces insectes qui se permettaient de grimper à l’assaut de mon corps. Tous ces êtres qui venaient me dire que ce n’était pas mon île, que c’était une page sur laquelle on dessinait des traces bientôt englouties.

  Le soir venu, j’ai brisé le silence des oiseaux et j’ai raconté à Ondine et Aritz. Ils m’écoutaient tous les deux, recroquevillés, les oreilles au plus près de ma bouche, comme si, en récoltant les mots dès qu’ils tombaient de mes lèvres, ils seraient plus clairs. Ils étaient captivés par mes élans de folie. Je leur ai dit que ce n’était pas un grand pouvoir, même pas un pouvoir utile. J’ai dit : « C’est humble comme un pissenlit dans une prairie remplie de fleurs sauvages. Mais ça respire, mais ça palpite, mais ça exprime. Ça vit et je sais l’écouter. »

  J'étais folle alors, comme le monde, et je transformais mes cauchemars d'enfants (termites sous paupières, tiques sous ongles, cirons jusqu'au fond des oreilles) en rêves de communautés ; je prenais l'émotion pour un savoir et l'illusion pour un pouvoir, et je m'aveuglais pour devenir belle à mon tour, comme Aritz, comme Ondine. Car, avec mes mots si encombrants, je sentais bien que j'étais incapable de me dépouiller de ma propre peau. Si j'avais pu entrer dans l’œil de la grive ou de la foulque, j'aurais pu trouver les fruits cachés dans les buissons, me contenter d'algues et de vase, dévorer les insectes et les poissons rachitiques qui restaient, sentir leur jus dans ma gorge, leur peau craquelée éclater sous ma langue, leurs pattes et leurs arêtes cassantes éclater et se fondre. J'aurais pu remplir le vide en moi. Et il y avait peut-être cette forme de vérité étrange dans mes rêves alambiqués, dans mes renaissances imaginaires et mes fondus en vert ; cette vérité de l'incompréhensible porosité des choses que je ne pouvais pas m'empêcher de chercher à comprendre. Il n'y avait pas de frontières sous les apparences. Il fallait apprendre à s'en débarrasser.

  Aritz pleurait, mais je savais que c’était pour une toute autre raison. Mes mots tombaient dans son oreille, roulaient jusqu’à son cerveau, mais son imagination les tordait et mes phrases contribuaient à construire le monument qui grandissait dans son esprit et au-dehors.

  Pas de frontières : le rêve d'Aritz. Il m’a dit :

  — Il était temps.

  Et j’ai compris ce que ça voulait dire. Il a joué de la musique tard dans la nuit. On a ri ensemble. Ondine s’est endormie. Moi, j’écoutais. Quand la guitare s’est tue, j’ai entendu la porte grincer. Il partait. Ce soir-là, je l’ai suivi, encore. Je l’ai regardé travaillé toute la nuit. Je l'ai regardé comme si c’était la dernière fois que je le voyais, pour dire adieu. J'ai regardé ses mains moites, l'alignement de ses genoux et de ses hanches, si particulier, un peu de travers, la chenille de ses sourcils, ses bras tigrés, son front ridé de sérieux. J'ai fait la liste, moi aussi, comme les hirondelles, de ce qui allait disparaître.

  Et, au matin, il est parti.

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