5

10 minutes de lecture

  C’est cette nuit-là que j’ai recommencé à écrire. Tout. Depuis le début, depuis l’île. J'ai couru chercher mon papier dans les tiroirs grinçants, j'ai percé la surface séchée de l'encre, j'ai agité tous mes vieux mots, comme avant le débarquement d'Aritz. J'ai couru pour retourner jusqu'à la combe où il portait son radeau comme une fourmi minuscule qui ploie sous une brindille. J’ai écrit toute la nuit, prostrée contre un arbre, dans mon nid de ronces, les yeux errant vers celui qui tirait son fardeau. Mais cette fois, je ne voulais plus être simple secrétaire. Il me fallait certes tout agripper, tout retenir, comme on croit mieux se souvenir en gardant les yeux ouverts et fixés sur une image quelques secondes de trop, jusqu'aux larmes quand c'est vraiment important ; mais il me fallait aussi tout réorganiser, réinventer, parce qu'il ne suffisait plus d'inventorier. Le pouvoir de la liste a des limites. J'ai essayé, pourtant : j'ai commencé par écrire chaque détail, chaque souvenir, chaque geste, chaque parole dont j'ai gardé mémoire, mais sous chaque mot se déployait un univers que la liste cachait, que je ne sentais plus palpiter, qui ne vivait pas comme vivaient devant moi Aritz, Ondine et l'île, quand tout était vivant. Il y avait des faits sans signification particulière que je pouvais ignorer et des absences d'événements aux lourdes conséquences que je me devais de faire apparaître. Et ça bougeait sans cesse entre les lignes et toutes les listes du monde mentaient en fixant sur le papier les mains d'Aritz qui se meuvent encore dans ma tête, les consonnes d'Ondine qui résonnent, résonneront jusqu'à mon dernier souffle au creux de mon oreille. Quand l'aube est venue et qu'Aritz a disparu du coin de mon œil, j'ai déchiré les brouillons griffonnés pendant la nuit et j'ai écrit de mon mieux.

  Tout d'abord, une lettre pour Ondine. C'était pour excuser Aritz, pour dire adieu à sa place car je savais combien nous avons besoin d'adieux clairs et nets, d'un signe de fin honnête pour commencer à se souvenir en connaissance de cause. Impossible de regarder Ondine dans les yeux et de chercher à attraper les mots qu'il faut au vol. Je voulais donner cette lettre à ma sirène, au réveil, mais elle l'avait senti peut-être, car elle m’a demandé : « où est Aritz ? » et je l’ai enlacée en silence. Je n'ai pas osé lui dire que je ne l'avais même pas vu partir car, en écrivant, j'avais fini par oublier de le surveiller. J'ai senti la colère gonfler dans son souffle et, dans la panique, j'ai défroissé la lettre et j'ai lu :

  « Ondine, écoute-moi. Aujourd’hui, j’ai besoin de te parler de lui.

Je me demande s’il pensera parfois un peu à nous. Je sais qu’il avait besoin de partir, qu’il lui fallait voir les hautes montagnes dorées et les forêts de pierre. Il avait besoin de contempler les myosotis de l’autre bout du monde et de mesurer l’étendue des craquelures. Il étouffait avec nous, ici. C’était trop petit pour lui, beaucoup trop petit. Ses poumons étaient trop grands et ses yeux trop ouverts pour se satisfaire de nos abysses. Dans nos derniers moments ensemble, il avait une fêlure dans l'iris. S'il était resté, il serait devenu aveugle. Mais tu sais tout ça.

  Lui, il n’était pas de la mer, il était plutôt de la forêt, tu sais bien. S’il s’entraînait à naviguer, c’était pour parcourir tous les plis du monde et trouver un grand chêne où construire une cabane aux mille balcons et aux rideaux cousus de feuilles de bananier. Là-bas, il hypnotisera les serpent-fauves du bout de sa flûte !

  Il est parti. Il a suivi les oiseaux, comme toujours. Tu n’as jamais compris son amour des oiseaux. Tu as toujours été plutôt sous-marine.

  Je l’ai vu partir. Quand il a dit : « Il était temps », j’ai su. J’ai eu le droit à un semblant d'au-revoir. Je n’aurais pas dû te le cacher, mais j’avais peur. Je n'ai pas osé rompre le fil de l'avant et de l'après pour toi. Je n'ai jamais su dire adieu. Aritz n'a jamais pensé à ce mot.

  Si je l'avais suivi jusqu'au bout, il m’aurait saluée d’un grand geste, depuis la grève, avant de grimper dans son radeau rempli de fleurs. Il se serait mis à ramer en regardant le tigre s'endormir, bercé par les vagues. Je l’aurais vu prendre sa guitare, pincer les cordes et chanter. Une musique de clapotis de pluie. Et il y aurait eu à sa suite entre deux vagues des taches de vert bien trop vertes, bien trop feuillues. Oui. Dans la traînée d’écume, des nénuphars ! Et sur eux, comme sur des îles miniatures, d’immenses palmiers, des baobabs et des séquoias se seraient jetés à l'assaut du ciel.  Là, sur la mer, mon guitariste fou aurait tracé un chemin de forêt.

  J’ai rêvé cette forêt marine dans l'intervalle de ses mots : « Il était temps » ; mais on ne sait jamais, avec Aritz. Maintenant, il a vraiment disparu.

  Il parcourt peut-être déjà d’étranges pays à la recherche de failles à combler, de sécheresses à arroser et d’abeilles à nourrir. Il chante sans doute au milieu des déserts, sur les champs de bataille, dans les immeubles en ruines et j’espère qu’il couvre la voix des bombardiers. Peut-être qu’ils ont réussi à le traquer, qu’ils ont brisé sa guitare, tapissé le tigre et qu’il n’a réussi à trouver qu’un creux de tronc où dormir en pensant à la pluie. Peut-être qu’il est parti parce qu’il avait un trésor à cacher loin de tous, loin des colons et des conquérants, loin même de nous, et qu’il vit sur une autre île, plus belle encore et plus haute que celle-ci, dans une cabane aux fenêtres remplies de ciel.

  J’imagine parce qu’il me manque déjà et qu’il est loin dans un lieu que je n’ai jamais vu, jamais connu, jamais goûté.

  Si je t’écris tout ça aujourd’hui, Ondine (que j’aime écrire ce O rond et sonore comme un coquillage!), ce n’est pas pour te retenir. Pas vraiment. Si je t’écris tout ça, c’est que je t’ai vue l’autre jour, crier dans la grotte que tu voulais partir. Moi qui voulais de nouveau vivre des jours sans larmes, j’ai compris qu’il était déjà trop tard. Depuis ce moment, c’est comme le calme avant la tempête dans ma tête. Le tonnerre gronde, gronde, gronde, mais ça n’éclate pas, il fait lourd et chaud, le sol m’aspire et les secondes expirent une longue attente. Ce silence m’écrase. Alors je t’écris. Je t’écris pour te crier que j’ai compris, que je comprends.

  Et moi, je resterai. »

  Ondine m'a écoutée jusqu'au bout, m'a regardée comme si elle allait m'arracher les boyaux à mains nues comme elle avait déroulé les fils du téléphone et elle a craché quelque chose comme : « Tu déformes toujours tout, tu dis que tu écoutes mais tu vernis tout, tout, tout, derrière tes yeux bien fermés, et j'ai envie de te secouer et de te dire de vivre et d'oublier les mots, les mots, les mots qui se bousculent toujours dans ta tête, mais toi, tu ne t'accroches qu'à ça, qu'aux empreintes laissées, à laisser, toujours sans regarder devant toi ! Si tu avais pu, je le sais, tu aurais ramassé la carapace de la tortue ce jour-là, tu l'aurais nettoyée, polie, et tu l'aurais posée dans ta chambre pour pouvoir la contempler, car sans la carapace tu es incapable d'être sûre que les tortues ont vraiment existé ou si tu les as inventées, comme le reste, pour te raconter une belle histoire ! »

  Et d'autres mots encore qui m'accusaient de leurs pointes terribles. Je m'en souviens si bien parce que les mots d'Ondine étaient ceux que je me murmurais parfois pendant les nuits d'insomnie et qui s'effilochaient au matin comme un rêve. Elle avait raison de dire que je voulais avoir un petit monde tout entier là-dedans. Tout y mettre, tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que je sens ; tout dans les mots pour y garder bien à l'abri, bien pour toujours, ce qui pouvait s'effacer, ce qui ne pouvait pas manquer de s'effacer. J'avais peur d'être encore toute seule, encore ! dans ce monde où chacun est enfermé sur son île de mirages, de plastique ou de papier, peu importe après tout, sans se souvenir d'autrui ni de moi.

  Ondine n’a rien dit. Ondine est restée les mains vides. Ondine ne voulait même plus voir l’océan. Elle avait jeté la coquille de bulot avec tous ses souvenirs glissés dedans. Il n'y avait plus de trésor. Je l'avais dégoûtée des traces.

  Les jours ont passé. C’est comme ça, avec les départs. On croit que le temps va s’arrêter, que le soleil va se figer dans le ciel et attendre le retour, mais non. Tout a continué : l’eau qui montait, Ondine qui souriait tout en maugréant, moi qui écoutais. On s’asseyait côte-à-côte au bord des vagues. Elle plongeait, pour passer le temps. Le soleil nous brûlait. C'était l'été. Comme si.

  Un jour, elle est restée engloutie trop longtemps. J’ai attendu les bruits de remous qu’elle faisait en fracassant la surface de l’eau pour respirer. Je me suis levée, j’ai fouillé les reflets du soleil du regard et je n’ai pas vu son ombre. J’ai crié son nom. Ondine.

  Puis j’ai sauté. Je savais bien qu’Ondine nageait bien mieux que moi, qu’elle ne pouvait pas se noyer, non, impossible ! Mais il suffisait d'un doute... J’ai laissé le sel me brûler les yeux pendant que je nageais tout autour de l’île pour retrouver ma sirène.

  Rien, pas un éclat. J’ai lutté dans les courants, dans les algues, dans les filets, pendant des heures. Je me suis hissée, à bout de forces, sur l’ancienne falaise engloutie. Je me suis laissée tomber dans l’herbe, face contre terre, et j’ai pleuré tout le sel que j’avais bu. J’ai laissé les mouches piquer ma peau.

  Je n’avais pas su la retenir. Maudite lettre pleine de mensonges.

  Ondine nageait bien. Elle avait réussi à venir à la nage depuis le continent, sans manger et sans boire. Elle était peut-être dans le palais de cristal qu'Aritz aimait tant imaginer quand il était là, à ramasser des coquillages au fond des abysses. Elle reviendrait, demain, les bras chargés de perles. Mais alors, s’il y avait eu un filet, au mauvais endroit, au mauvais moment, et si son corps roulait au fond de l’océan comme un fantôme ? Si elle était finalement retournée à son errance ? Mais non, elle avait sûrement rattrapé Aritz, elle avait suivi les nénuphars, grimpé sur le radeau avec un air triomphant. Et ils riaient tous les deux, en pensant à moi sur mon bout de caillou.

 Belles histoires. Encore !

  Il ne me restait presque plus que la colère et la peur. Et si c'était mes mots qui avaient tué Ondine ? Si tout était de ma faute ? Les bombes et le déluge et les réacteurs et Ondine noyée et la haine des autres et la mienne propre, depuis le début ? Je me suis réfugiée dans mes blocs de papier, dans ma pyramide de bouteilles d’encre et j’ai gratté, gratté, gratté jusqu’à en avoir mal au poignet : « Je suis seule sur mon île. Ça a commencé, je crois, quand l'île était encore une colline... »

  Car maintenant, ils sont partis et je suis de nouveau seule sur l'île peuplée de fantômes, alors j'écris. Que puis-je faire d'autre ? Parfois, je regrette : j'aurais dû partir avec Aritz écrire des mots pour les autres, écrire pour changer, écrire pour un lendemain possible, un lendemain souhaitable, apprendre !

  Mais je n'ai pas de leçons à donner ni à recevoir. De l'héroïsme à la culpabilité universelle, il n'y a qu'un pas. Je suis restée là et je relis les manies d'Ondine et c'est presque comme si elle était là devant moi : j'évoque le grain de sa peau et l'étoffe du manteau d'Aritz avec lequel on se recouvrait la nuit, et j'ai moins froid. J'entends sa voix vibrer quand je trace le tiret de sa voix et je tombe amoureuse d'illusions mais au moins, ici, sur le papier où je décide, je suis presque heureuse.

  Malgré tout, j'ai si froid dans le cœur de l'été. Pourtant, si l'eau monte, c'est que les glaciers fondent dans l'incendie à l'autre bout du monde. Mais moi, j'ai vraiment froid. Je grelotte chaque jour et j'ai mal, si mal ! Mes mains se craquellent et le sang jaillit en tout petits traits brillants sur ma peau. Je suis rayée de rouge.

  Quand j’écris, ils sont peut-être encore là, un peu, presque assez. Alors, je regarde mes piles de papiers écornés remplis d'un peu d'Ondine, d'un peu d'Aritz, d'un peu de moi, de couleuvres et de grenouilles... Et j'ai froid. Parfois, je prends peur en me disant que ces papiers ne parviennent pas vraiment à les faire apparaître, là, devant moi, mais qu'ils me rappellent surtout à chaque instant que justement, ils n'y sont plus.

  Alors, je commence à espérer un lecteur. Peut-être qu'il est encore temps de rejoindre Aritz, de laisser mes mots sortir de leur gangue d'encre, de les laisser s'ébattre là-bas, pointer dans un autre esprit que le mien. Peut-être qu'ils peuvent encore changer quelque chose dans ces mondes morts et mourants, ne serait-ce que laisser une petite empreinte désirable pour donner envie d'en tracer d'autres entre les îles de tous les isolés. Mais je sens bien que tout cela sonne faux et que je tourne en rond. Je suis seule sur mon île. J'ai froid.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Dame Citrouille ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0