2.5 Dernière chance

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— C'est vraiment une mauvaise idée, chuchota Haqim.

— Tu l'as déjà dit, grinça Ravik. On n’aura peut-être pas de plus belle occasion.

— Silence ! On va se faire repérer ! gronda Ellen.

Ravik grimaça. La jeune femme avançait quelques pieds devant eux, à pas de loup. Il la discernait tout juste dans les ténèbres ambiantes. Ils devaient se contenter des faibles éclats d'une lune qui brillait haut dans le ciel. À peine de quoi éviter les chausses trappes les plus évidents.

— Stop ! commanda la soldate.

Accroupis, épaule contre épaule, le trio observa sa cible en contrebas. Deux sanmajs qui avaient profité d'être à l'écart du campement pour allumer un petit feu. Visiblement, ils transportaient également du petit bois.

Un fumet de viande grillée parvint aux narines du jeune Abelam, lui faisant monter l'eau à la bouche. Il en avait soupé des potées de légumes et des fruits séchés.

— Vous voyez la nourriture ? questionna-t-il.

Ses compagnons hochèrent la tête en silence. Le dos d'un des fêtards reposait contre deux grands sacs de jute.

— Les provisions voyagent bien avec le groupe partis en éclaireur... concéda Ellen.

— On a juste à se servir. Ça suffira largement pour atteindre la sortie du tunnel, estima Ravik.

— Il faudra tout de même la retrouver, tempéra Haqim. Dans cette fichue galerie... Et s'ils nous poursuivent ?

— Les sanmajs ont clairement hâte d'arriver à destination, quelle qu'elle soit. Je doute qu'ils prennent ce risque, pronostiqua Ravik. Moi, en revanche, je suis prêt à le prendre.

— Si vous avez fini, on peut y aller ? conclut Ellen.

Sans attendre, la soldate se laissa glisser vers les gardes insouciants. Ravik et Haqim échangèrent un petit sourire, puis suivirent le mouvement.

Ils devaient bel et bien se dépêcher de prendre le large, car le jour viendrait bien trop vite. Pour atteindre cet emplacement distant du camp d'à peine quelques centaines de pieds, ils s'étaient contraints à une difficile progression sur les bords glissants de la galerie de verre. En avançant au centre, le risque était trop grand. Dans le noir, cela leur avait pris bien plus de temps que Ravik ne l'avait envisagé. Par ailleurs, cette épée de Damoclès restait au-dessus de leurs têtes que quelqu'un vérifie leurs couches et donne l'alerte. À moins que les ronflements de Piotr ne donnent le change.

Après avoir glissé le long de la pente en silence, le trio termina sa progression en rampant. Le jeune Abelam songea un instant à la tête qu'aurait fait Jarol, le maître de maison de sa famille, en le voyant maltraiter ainsi ce qu'il restait de sa tenue de cérémonie. Alors qu'il s'apprêtait à se redresser, Haqim posa une main sur son épaule.

— Je peux le faire... souffla son ami.

— Non, c'est mon plan et il est temps que j'acquière cette expérience, riposta Ravik exaspéré.

Les sanmajs voyageaient avec d'autres boissons que du jus de goyave et d'ananas. L'un des gardes chantonnait d'une voix passablement avinée. Des fausses notes plus que bienvenues, à croire que le ciel était avec eux.

Ravik croisa une dernière fois le regard d'Ellen, puis ils bondirent de leur cachette dans un même élan. Il se concentra sur sa victime, ignorant tout le reste. Le jeune Abelam l'attrapa par derrière, plaqua une main sur sa bouche, puis l'autre sur sa nuque. Il enchaîna avec une brusque torsion, saluée par un craquement sinistre. Cette manœuvre, il l'avait répété à maintes reprises sur des mannequins. La nuque d'un homme se révélait étonnamment fragile, en vérité. Il rattrapa le poids du sanmaj dans son étreinte, puis laissa lentement glisser son fardeau à terre.

Ce n'est qu'alors que le jeune homme s'accorda un instant pour souffler. Ses yeux retombèrent vite sur le corps désarticulé. Sa victime était grande et musclée. Il s'agissait pourtant d'une femme. Il la connaissait, elle s'appelait Aïna. Cette sanmaj passait son temps dans les pas de Ferran, elle ne le quittait pas d'une semelle. Que ce soit durant les distributions de nourriture ou pendant la marche, elle était toujours dans son dos. Si le guerrier ne s'adressait jamais à elle, il avait forcément remarqué son manège.

Il fallut qu'Haqim pose une main sur son épaule pour que Ravik se rende compte qu'il avait cessé de respirer. Combien de temps était-il resté immobile ? Pour la première fois il avait pris une vie humaine.

— Ça va aller ?

L'inquiétude était perceptible dans la voix de son ami. Le jeune Abelam acquiesça, se forçant à se tenir bien droit. Non, ce n'était pas une vie humaine. Il avait agi en en ashaan. Tuer un sanmaj n'était pas différent d'abattre un animal sauvage ! En conséquence, pourquoi avait-il tant de mal à faire le tri dans ses émotions ? Peut-être parce qu'il avait entendu parler l'animal en question. Il l'avait entendu rire, l'avait vu son sourire en épiant Ferran tout en se croyant discrète. Il avait admiré l'éclats de ses yeux verts.

Je dois me ressaisir ! se sermonna-t-il.

— Si ça ne vous fait rien, je ne serais pas contre un peu d'aide, grogna Ellen à point nommé.

La soldate inspectait le contenu d'un des grands sacs, le second sanmaj reposant quelques pieds derrière elle. Sans surprise, ils découvrirent des fruits secs et des légumes rabougris. Ceux qu'on leur servait quotidiennement. Pas de viande, mais impossible de faire la fine bouche. Avisant une flasque laissée à terre, Ravik s'en saisit et la porta à ses lèvres. Un liquide brûlant lui coula dans la gorge, brutal et sans saveur. Il ne le lâcha pas avant d'en avoir avalé plusieurs lampées.

— Je vais chercher les autres, souffla Ellen.

— Non ! l'arrêta Ravik en lui barrant aussitôt la route.

Ses deux compagnons le regardèrent, surpris. Il secoua la tête de dépit.

— On ne peut pas revenir vers le camp.

— Quoi ? Comment ça ? s'étonna Haqim.

— Combien de temps ça nous a pris de venir jusqu'ici ? Combien de temps nous reste-t-il avant le lever du jour ? Et puis, on ne peut pas prendre le risque de se faire prendre !

— Alors quoi ? Tu comptes laisser tomber les autres ? s'énerva Ellen. Attends... Ne me dis pas que c'était ton plan depuis le début ?

— Ils n'auraient fait que nous ralentir et nous faire repérer, se justifia Ravik. Mieux valait les laisser dormir. On leur enverra de l'aide...

La soldate avança vers le jeune Abelam d'un pas menaçant, mais Haqim s'interposa aussitôt.

— Attends, il a raison.

— Toi aussi ? explosa Ellen.

— Ce n'est pas si simple, réfléchis ! continua Haqim. C'est du sort de tous les prisonniers qu'on parle. Si on trouve les traqueurs impériaux, tous seront sauvés. Si on se fait prendre juste pour sauver nos camarades...

— "Juste" ?

Ellen serra les poings, toute proche de s'en prendre à Haqim. Ravik se tenait prêt à bondir. Si la soldate pouvait encore se révéler utile, il était prêt à la maîtriser et la laisser là. Ellen fit cependant demi-tour et frappa plutôt un des sacs. Il laissa échapper un léger soupir de soulagement.

— Comment vous comptez emporter ça ? On vide la moitié d'un et on le porte à tour de rôle ? proposa la jeune femme.

— À ce sujet... reprit Ravik.

— Quoi encore ? s'agaça la soldate.

— J'ai une meilleure idée. Regardez.

Ravik désigna un coin dans l'ombre. Deux prunelles dorées les observaient discrètement.

— Qu'est-ce que... Ne me dis pas que c'est... commença Haqim.

— Belark, oui, confirma le jeune Abelam. Avec lui, pas de problème pour transporter un sac plein.

— Tu oublies que cette bête n'est plus ton compagnon bestial, contra Ellen. Ta gemme...

— Il a été lié à moi le jour de ma naissance, répliqua Ravik. Ce lien ne peut pas être brisé si facilement ! Belark m'appartient !

Il fit un pas dans la direction du tigre bleu, mais Haqim s'interposa.

— C'est trop dangereux, tu sais très bien de quoi il est capable !

— Je dois prendre ce risque, Haqim. Laisse-moi passer.

Tous deux se défièrent du regard, mais l'ami d'enfance de Ravik céda rapidement. Ils se connaissaient trop bien, Haqim savait qu'il ne le ferait pas changer d'avis. Le jeune homme s'écarta en secouant la tête et Ravik le dépassa sans hésiter. Ellen se contenta pour sa part de croiser les bras en le regardant d’un œil noir.

À mesure que Ravik approchait, les rayons de lune révélaient davantage le poil scintillant du fauve bleu. La massive créature attendait sans faire un geste, allongée, mais le regard fermement attaché à celui auquel elle avait été liée durant près de deux décennies. Au moment du lien, Belark venait d'être arraché à ses parents. Âgé de quelques mois, il était alors deux fois plus grand et plus massif que son nouveau maître. Cela n'avait guère changé.

Le jeune Abelam s'arrêta à une dizaine de pieds de son objectif, qui se leva lentement. Les muscles parfaitement galbés de la créature apparaissaient sous la lueur de la lune, de même que ses pattes massives, sa mâchoire puissante et ses yeux fendus. La créature se tenait sur ses gardes, mais elle ne fit pas mine de vouloir bouger.

— C'est moi, Belark. Tu me reconnais ?

Ravik fit un pas de plus, en réponse de quoi les griffes du fauve crissèrent sur le verre qui couvrait le sol. Elles s'ancrèrent dans la roche.

— Il est temps de reprendre ta place à mes côtés, annonça le jeune homme.

Ayant fait un pas de plus, la créature mystiques mystique révéla ses crocs le temps d'un grognement menaçant. Pas de quoi affoler le jeune Abelam, habitué à cette attitude. Belark avait toujours été rétif au travail. Il se contenta de froncer les sourcils.

— Ça suffit, maintenant ! tança-t-il. Il est temps de te souvenir qui t'as nourri toutes ces années ! Qui s'est occupé de toi lorsque tu te blessais, ou lorsque tu étais malade !

Certes, les soigneurs avaient leur rôle. Mais ces derniers suivaient scrupuleusement les ordres de Ravik, qui se tenait très au courant de tout ce qui concernait Belark.

Il avança encore. Cette fois, le félin battit en retraite d'autant et le jeune Abelam sentit la colère monter. Tant de temps passé avec cette créature et voilà qu'elle prétendait faire comme si tout avait changé ?

— Ça suffit maintenant ! On a plus de temps à perdre, tu vas venir avec nous !

Accélérant subitement, le jeune homme tendit la main pour attraper le fauve par le cou. Belark cessa de fuir et baissa la tête. Puis il chargea.

Ravik ne comprit qu'il avait quitté le sol qu'en y atterrissant brutalement, sur le dos. Le souffle coupé, sa vision floue, il se redressa pourtant aussitôt. Il devait réagir, vite. Il devait se lever. Des exclamations résonnèrent dans son dos, mais ne pouvait se permettre de s'en soucier. Une forme s'imposa au-dessus de lui.

Merde ! eut-il tout juste le temps de penser.

Il reçut une gifle magistrale qui propulsa sa tête en arrière, si fort qu'il crut qu'elle allait se détacher. Ravik heurta violemment le sol de verre, s'y étala de tout son long. Des sons inquiétants résonnaient dans son crâne, qu'il ne pouvait qu'espérer en un seul morceau. Au moins, il demeurait lucide. À peine. Il sentait du sang dans sa bouche et sur ses trempes et il ne voyait plus que d'un œil. Peut-être pas une si mauvaise nouvelle, vu combien le monde tournait autour de lui...

Le jeune homme se passa la main sur le visage, sur son œil resté clos. Il la retira poisseuse de sang. Mais où étaient Haqim ? Et Ellen ?

Je dois... Je dois...

Le sol semblait vibrer sous ses doigts, ou peut-être était-ce lui qui tremblait comme une feuille. Ses bras refusaient de le soulever. Au prix d'un immense effort, il parvint tout juste à se faire basculer sur le dos. Belark était là, tel un Dieu de la mort venu moissonner sa vie. Le fauve rugit et le monde trembla devant lui.

Belark leva sa patte droite, un geste très familier pour Ravik, même diminué comme il l'était. L'attaque finale, celle que le félin réservait à sa proie lorsqu'il en avait assez de jouer avec elle. Des bêtes mystiques célèbres pour leur robustesse n'y avaient pas survécu. Personne ne pouvait plus l'arrêter. C'était fini. Ses yeux se fermèrent d'eux même.

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