3.5 La ménagerie impériale

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Assa était agenouillée dans une cage, devant une grande torulak. Cette créature mystique se confondait avec n'importe quel rocher du désert. Les irrégularités de sa carapace massive - près de six pieds de haut - ainsi que sa solidité donnaient parfaitement le change ses rares prédateurs. La torulak gardait le plus souvent ses membres souples mais écailleux en sécurité à l'intérieur : quatre pattes plates, une queue rachitique et une tête ovale dotée d'une sorte de petit bec.

Dans l'esprit de Jaem résonnaient de vieilles leçons : une torulak sur un champ de bataille était une aberration. La créature se déplaçait lentement et ne savait que se replier dans sa carapace. Un lien avec elle n'offrait pas non plus d'atout physique, à part une résistance accrue à certaines maladies. Ce talent suffisait néanmoins à certaines lignées soucieuses de leur frêle constitution.

— Passe-moi la pommade d'achillée, réclama Assa.

Le jeune esclave releva les yeux sur elle. La sanmaj examinait une patte de la torulak, qui souffrait probablement d'une blessure consécutive à sa capture.

— La quoi ?

— Le pot bleu, dans la sacoche.

Se baissant pour fouiller la gibecière à ses pieds, Jaem écarta des bandages - des morceaux de tissus usés -, puis souleva un à un de multiples bocaux au contenu peu ragoutant. Il finit par repérer un petit éclat métallique et se saisit de l'objet : un surin. La lame fine et longue comme sa main était maintenue de façon sommaire, entre deux bouts de bois maintenus par une ficelle. Le regard du jeune homme se porta sur la sanmaj qui lui tournait le dos.

— Si tu as l'intention de te servir de ça, tu vas devoir t'approcher très vite pour frapper avant que je ne dégage mes mains, commenta Assa sans tourner la tête. Tu t'en sens capable ?

Le jeune esclave grimaça, ses yeux se déplaçant sur la tête de la torulak qui le regardait d'un air absent, ses grands yeux complètement vides. Aucune menace et pourtant, il le savait, s'il essayait de s'élancer vers Assa, son corps le trahirait.

— Qu'est-ce qui me prouve que tu ne t'en serviras pas contre moi ? riposta-t-il.

— Il y a des milliers d'ashaans dans cette ville, des milliers de gorges qui attendent le tranchant de ma lame.

Cette évocation fit naître un sursaut de colère chez Jaem, mais la torulak continuait de l'observer, avec curiosité désormais, lui semblait-il.

— Pourtant, continua Assa, toi je ne te toucherai pas. Si je te tuais, au mieux je te suivrais dans la mort, au pire Benvik me revendrait. Et j'aime bien cet endroit. J'aime la proximité des créatures mystique, leur venir en aide. Elles, elles ne dissimulent pas les démons qui les habitent.

Incapable d'établir un jugement sur ce discours, pas plus que d'attaquer avec succès la jeune femme, Jaem finit par s'emparer d'un pot - plus brun que bleu, selon lui - et le brandit.

— C'est celui-là ?

— Oui. Apporte-le-moi.

— Je...

— Avance doucement. Tu n'auras pas d'autre choix, de toute façon, et il y aura bien pire qu'une torulak. De quoi as-tu peur ? Qu'elle te morde ? Elle n'a pas de dents.

— C'est juste...

Il restait pétrifié, cloué au sol devant l'une des créatures mystiques les plus paisibles jamais recensées. Assa le jeta un nouveau regard empreint d'impatience et il serra les dents, puis avança. Il fit un pas, puis un autre. La tortulak bougea sa patte endoloris et il recula de trois.

— Ramène moi ce récipient ! s'énerva Assa.

La colère revint dans le cœur de Jaem, mais il ferma les yeux et inspira longuement. Lorsqu'il les rouvrit, il s'élança, décidé. Il tendit le pot à la jeune femme, qui ne fit aucun effort de détente, puis recula aussi vite. La tortulak ne lui prêta pas la moindre attention, concentrée sur Assa qui débouchait le flacon. La jeune femme entreprit d'étaler la mixture malodorante sur sa blessure, ce faisant elle murmurait des paroles apaisantes. Avec cette créature, elle semblait complètement différente de la tueuse sans pitié, ce n'était plus la même personne.

— Tu sais ce que deviennent ces créatures quand elles sortent d'ici, quand tu as fini de les soigner, n'est-ce pas ? attaqua Jaem.

— Je l'imagine.

— Les plus chanceuses selon liées à un nouveau-né. D'autres seront vendues et dépecée pour leurs organes les plus précieux. Dans le cas de cette torulak, elle finira sûrement au fond d'une cave où un esclave viendra quotidiennement prélever sa bave, qui a des vertues thérapeutiques. Elle ne pourra jamais bouger, ne reverra plus la lumière du jour.

— C'est depuis l'attaque, pas vrai ? rétorqua la jeune femme.

— De quoi tu parles ? s'étonna Jaem, pris au dépourvu.

— De l'attaque du tigre bleu, pendant notre voyage. C'est depuis ce moment-là que tu as peur ?

Le jeune esclave serra les dents. Evidemment que son problème était lié à Belark ! Mais comment avouer qu'il craignait les créatures mystiques - toutes les créatures mystiques -, lui qui était né ashaan, maître de ces êtres inférieurs ?

— Tu sais, j'avais un ami d'enfance, Mat, qui avait un problème similaire, reprit Assa en se redressant. Un jour, il s'est retrouvé nez à nez avec un champa. La rencontre improbable des deux êtres les plus peureux au monde. L'un a fui en hurlant, l'autre s'est enfoui sous terre.

— Si tu as fini de te foutre de moi, ferme-la un peu ! s'agaça Jaem.

— Dans les jours qui suivirent, continua la jeune femme imperturbable, le champa est revenu au village à plusieurs reprises. Il émergeait constamment dans le dos de Mat, qui ne manquait pas de sursauter et de s'enfuir à chaque fois. À la longue, Mat a commencé à s'énerver plutôt. Et puis, ça l'a amusé. Finalement, le champa et lui sont devenus des amis inséparables.

Jaem soupira, il commençait à voir où elle voulait en venir.

— Alors quoi ? Tu proposes que je m'occupe d'un champa ? Il y en a un ici ?

— Quatre, mais pour dépasser ton problème, tout ce que tu as à faire c'est d'apprendre à connaître ces créatures. Comprend ce qu'elles ressentent, ainsi tu comprendras peut-être que la seule hostilité entre l'homme et eux, c'est celle qu'ont inventé les tiens.

— Je ne suis plus un ashaan, statua le jeune homme.

— Des mots. Tu es un ashaan jusqu'aux tréfonds de ton être. Si tu veux vraiment changer, devenir autre chose, tu vas devoir apprendre.

— Apprendre quoi ?

Assa sourit, puis elle se baissa pour saisir un outil.

— Commence par ramasser le crottin des mouflons.

***

La première journée fut harassante. Le travail de Jaem se limita essentiellement à la récupération des déjections des créatures les plus paisibles et au remplissage des mangeoires des herbivores. La nourriture et le matériel étaient entreposés dans une pièce souterraine, semblable à leurs appartements mais pourvue d'une trappe. Bien évidemment, cette dernière était dépourvue de système d'ouverture depuis le bas.

Jaem fit d'innombrables allers et venues dans les allées de la ménagerie impériale, qui devait s'étendre sous une grande partie du quartier marchand. S'il était ne pouvait pas s'y perdre véritablement, il arrivait régulièrement que le jeune esclave ne retrouve pas la créature qu'il venait de visiter.

Assa n'avait pas été en reste. Entre chaque consigne qu'elle donnait à son compagnon, elle s'activait partout en même temps, comme si elle avait toujours vécu dans cet endroit. La jeune femme lui interdit l'accès à une allée - La E, la plus à l'est - à Jaem, sans s'encombrer d'explications. Le jeune homme se satisfaisit de la perspective d'une charge de travail en moins, tout en devinant la présence de créatures particulièrement menaçantes.

Mais pouvait-il y avoir pire qu'un aigle chimère ?

Plus d'une fois, Jaem perdit complètement ses moyens devant une créature mystique. Il renversait régulièrement le seau qu'il venait de remplir, ou déversait le contenu de sacs de grains à côté de ma mangeoire. À plusieurs reprises, il fallut qu'Assa se charge elle-même d'une tâche qu'elle lui avait confiée. Lorsque Benvik apparut finalement, à la nuit tombée, le maître des lieux se contenta de remercier Assa pour son travail de formatrice. Jaem comprit alors que la formation de qualité qu'il recevrait ne devrait pas grand-chose au gérant. Du reste, un ashaan qui remercie une esclave, cela avait de quoi surprendre.

En dépit de ses déconvenues, le jeune homme se laissa retomber sur son lit minable avec une satisfaction proche de ses plus grandes victoires à l'Académie suprême.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Ma vie se résume à accomplir des tâches que les ashaans jugent dégradantes. Si je commence à me réjouir d'un travail est bien fait, quelle sera la suite ? Qui vais-je devenir ? Qui suis-je ?

Ses yeux plongés dans les ténèbres face à lui, Jaem fut tiré de ses pensées par la douce respiration d'Assa. La jeune femme s'était endormie à peine installée.

Elle était là, à quelques pas de lui, totalement à sa merci. Il n'avait qu'à se lever lentement, à rejoindre sa couche sans bruit pour enserrer son petit cou. Elle ne pourrait pas lui résister. Pourquoi hésitait-il ?

Des images de sa vie d'antan s'imposèrent à lui, les moments qu'il avait passé avec Haqim. Il se souvenait de toutes les courses dans le jardin de sa demeure. Des gâteaux aux olives de la mère de son ami... qu'ils avaient soupoudré de crottin de chameau avant qu'ils ne soient délivrés aux invités des Doran. Il y avait eu Vala, la première fille pour laquelle Ravik avait craqué. Sans Haqim, jamais il n'aurait eu le courage de l'aborder. En vérité, c'était Haqim lui-même qui avait fait le premier pas.

Avec un reniflement, Assa bougea dans son sommeil. Jaem soupçonna qu'elle lui tournait le dos désormais. S'il vengeait son ami à cet instant, il devrait en payer le prix. Mais quelle importance ? Il ne pouvait plus tomber plus bas.

Ou peut-être que si. Étrangler une femme dans son sommeil, ça, jamais Haqim n'aurait accepté de le faire. Son ami l'avait toujours soutenu, pourtant, lorsque Ravik dépassait les bornes, il était aussi là pour le lui rappeler. Pour le recadrer.

Je ne peux pas le faire, pas comme ça, conclut Jaem.

Comme il fermait les yeux, finalement décidé à accueillir le sommeil, le jeune esclave entendit quelque chose, un petit bruit. Cela venait du côté de la ménagerie. Il se redressa sur son séant, écouta attentivement. Bien sûr, les créatures mystiques étaient loin de demeurer silencieuses à la nuit tombée. Certaines ronflaient plus fort que le pire des pochtrons, d'autres continuaient de s'agiter. Mais Jaem avait cru reconnaître le son d'une voix humaine. Lorsqu'il se laissa finalement retomber, il entendit un nouvel appel, plus distinctement cette fois. Il entendit un nom : Ravik !

Jaem se leva lentement. Discrètement, il se rendit dans la ménagerie et tendit l'oreille.

« Ravik ! » souffla une voix.

L'esclave se tourna dans sa direction, ses yeux se posèrent sur une fenêtre qui laissait entrer un léger éclat de lune. Il s'approcha et soudain un petit paquet glissa entre les barreaux. Le jeune homme le ramassa et vit qu'il s'agissait d'un petit paquet emballé dans du tissu coloré. Il y avait un petit parchemin dans le nœud qui tenait le tout, dont il se saisit avant de le déplier.

« Dans une semaine, même heure, même endroit » était-il écrit. Aucune signature, mais Jaem huma le tissu et identifia avec certitude le parfum ressenti quelques jours plus tôt, dans la résidence Asuran.

— Qu'est-ce que c'est ? questionna une voix dans son dos.

Jaem sursauta. Tout en se retournant vers l'intru, il fit disparaître le morceau de parchemin dans sa tunique. Face à lui, Assa le scrutait avec méfiance.

— Qu'est-ce que tu as dans la main ? C'était qui, dehors ?

Le regard de Jaem revint sur le paquet.

Est-ce qu'elle feignait de dormir, tout ce temps ?

Il ne pouvait pas faire confiance à la sanmaj, mais les options lui manquaient. Si elle avait l'idée d'en parler à Benvik, ses espoirs s'évanouissaient. Il posa donc le paquet au sol pour achever de le déballer. Il contenait une paire de biscuits qu'il reconnut tout de suite : des gâteaux épicés aux goyaves et citrons, ses préférés.

— Des gâteaux ? découvrit à son tour Assa. De qui ?

— Je n'en suis pas sûr, avoua Jaem. Mais c'est la deuxième fois que je reçois un cadeau comme ça.

Dans la tête du jeune homme défilait déjà la liste des suspects. En dehors des serviteurs de la résidence Abelam, une poignée d'ashaans seulement connaissaient à ce point ses goûts en sucreries. Même son père aurait été incapable de taper si juste. Jamila, elle, savait.

— Tu dois me promettre de ne rien dire à personne, relança Jaem.

Assa le dévisagea.

— Bien sûr, assura-t-elle en souriant.

Ce faisant, elle tendit la main. Avec un pincement au cœur, le jeune homme y plaça l'un des biscuits. La sanmaj ne perdit pas un instant et mordit dedans.

— Un étrange mélange, commenta-t-elle. Mais c'est vraiment délicieux.

Jaem se mordit la lèvre. Il avait toujours été le seul à apprécier cette recette.

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