3.6 Les visiteurs (part 1)

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Après cinq jours, Jaem parvenait à se déplacer entre les cages sans se retourner toutes les cinq secondes. Il s'approchait même des plus dociles des créatures mystiques sans frémir. Braver pleinement le traumatisme - car il s'était résolu à affronter ce terme - serait difficile, mais il l'envisageait désormais. Le jeune esclave se plaisait à penser que Lock l'avait expédié à la ménagerie pour le plonger dans la terreur, mais qu'il en ressortirait plus fort.

Dans ces progrès, il ne pouvait ignorer l'importance d'Assa. Sans elle, il se serait terré dans un coin sans en bouger jusqu'à ce que Benvik le saisisse et le jette dehors. Là encore, peut-être était-ce l'espoir de Lock ?

Jaem - ou Ravik, plutôt - se targuait de connaître sur le bout des doigts les compétences martiales, l'utilité que l'on pouvait faire de chaque créature mystique. Ces connaissances semblaient bien vides lorsqu'il se retrouvait face à l'une d'elles. Le savoir d'Assa adoptait un angle très différent : elle connaissait le point de pression sur la colonne vertébrale des pachydermes dorés qui les relaxait au point de les endormir en quelques instants. Elle discernait en un seul coup d'œil un chat du désert d'un autre des plaines, quand bien même leur pelage, leur taille et leur corpulence étaient exactement les mêmes. Lorsqu'un énorme hyppo à deux cornes avait menacé de charger Jaem, Assa avait su qu'il suffisait de l'aveugler pour le calmer. Tout cela n'apparaissait dans aucun enseignement dispensé à l'Académie Suprême.

— Tu as finis ?

La question de la jeune femme tira Jaem de ses pensées. Son attention revint sur la moufflette bleue qui le regardait avec méfiance.

— Du calme, juste encore une et c'est fini, murmura-t-il à l'intention de la créature mystique.

Il approcha lentement ses doigts de la patte arrière de sa patiente, puis tira d'un coup sec sur une petite excroissance en forme de brindille. La moufflette réagit en levant sa queue et Jaem s'attendit au pire. Deux jours plus tôt, le gaz nocif de la créature avait tellement imprégné l'air de la ménagerie qu'il avait craché ses poumons durant deux heures. Bon nombre de créatures mystiques ne s'en étaient pas tirées à meilleur compte.

La moufflette baissa les yeux sur sa patte débarrassée des conséquences visibles d'un combat contre une grenouille violette. Finalement, elle baissa la queue et Jaem laissa échapper un long soupir. Il entendit Assa lui faire écho et un sourire perça brièvement sur ses lèvres, avant qu'il ne se reprenne.

— Tu commences à comprendre, jugea Assa.

— Comprendre quoi ?

— Qu'il faut s'adresser aux créatures mystiques comme à des humains. Ou, dans certains cas, à des enfants.

— J'ai toujours su qu'elles comprenaient le langage humain, contra Jaem. Je leur ai toujours parlé.

— Pas comme à des égaux.

Le jeune homme fronça les sourcils, cherchant à assimiler nuance.

— Tu as la nouvelle liste ? questionna-t-il finalement.

— Oui. Cages 2 et 4 de l'allée A, cage 16 de l'allée B, cage 7 de l'allée C et les cages 3, 4, 5, 8 et 9 de la E...

C'était ainsi qu'étaient désignés les pensionnaires qui quittaient la ménagerie dans la journée. Assa se contentait de transmettre mot pour mot les numéros mentionnés par Benvik. Mais Jaem savait que la sanmaj connaissait parfaitement la créature correspondante à chacun de ces chiffres. Elle se réjouissait comme une enfant à chaque arrivée et vivait chaque départ comme un brise-cœur.

Parallèlement, elle peut ôter la vie d'un homme sans sourciller, jugea utile de se rappeler Jaem.

— Je peux t'aider avec la E, si tu veux... commença-t-il.

— Non, c'est bon, charge-toi des autres, contra Assa en partant aussitôt.

Le regard du jeune homme se tourna vers la fameuse allée E, celle qui lui était interdite d'accès. Évidemment, il avait une idée très claire de ce qui s'y trouvait, de qui il y trouverait. S'il n'avait pas saisi immédiatement, la manière dont Assa le tenait à l'écart la trahissait. Il repoussa ces pensées.

Sortir des créatures mystiques de la ménagerie s'assimilait à un travail de manutention. La galerie était munie d'un incroyable système de grues et de poulies que Jaem n'avait pleinement distingué de la charpente que lorsqu'Assa les avait mises en mouvement. Depuis l'atelier de commande de chaque allée, il pouvait manœuvrer l'installation à sa guise. Evidemment, activer les grues exigeait une bonne dose d'huile de coude.

Au centre de la cave se trouvait une plateforme qui reliait directement la ménagerie basse à celle de la surface, la "salle des ventes". Dans son ancienne vie, Jaem avait régulièrement visité cette seconde partie, et pas un instant il n'avait alors songé alors à ce qui se trouvait sous ses pieds. Dans cette salle de réception, on accueillait les nobles et les marchands avec des courbettes et des mets raffinés. On y présentait les créatures comme des marchandises de luxe, sous toutes les coutures. C'était là que se rendait tout ashaan pour acquérir un compagnon bestial pour son rejeton à naître.

Alors que Jaem faisait glisser la dernière cage de sa liste sur la plateforme ascensionnelle, il entendit le mur qui reliait la ménagerie au bureau de Benvik coulisser. Le jeune homme se retourna, surpris. Le maître des lieux ne se présentait d'ordinaire que deux fois, une première pour les tirer du lit et une seconde pour les y mettre - à condition que le travail soit achevé.

Au lieu du colosse, trois jeunes hommes descendirent les marches, non sans se plaindre de l'odeur. Jaem ne reconnut aucun d'entre eux, ce qui excluait des nobles. L'un d'eux portait toutefois le tabard de la Maison Dolowin, une Maison mineure. Son voisin exhibait une cuirasse flambant neuve de la garde. Le dernier, qui avançait en tête, portait de simples vêtements de ville.

— Eh, toi ! Où est Vivi ? lança le citadin dès qu'il avisa Jaem.

Le trio approchant, le jeune esclave pu mieux distinguer leurs visages. Il ne leur donnait que quelques années de plus que lui.

— Qui êtes-vous ? questionna-t-il.

Sa réaction ne sembla pas plaire au type avec le tabard. Ce dernier posa aussitôt une main sur la rapière qui battait son flanc.

— De quel droit cet esclave s'adresse-t-il à nous de la sorte ? explosa-t-il.

— Du calme, Ceren, c'est sûrement le nouveau, intervint celui en tenue de ville. Il ne nous connait pas encore. Je suis Sorek, le neveu de Benvik. Et vlà Ceren et Cal, mes amis. Souviens-toi en, esclave.

Ce Sorek se comportait comme le chef de la bande, enregistra surtout Jaem. Il devinait un jeune coq ambitieux, voire envieux, le genre à aspirer à une gloire réservée aux mieux nés. Loin de posséder l'ossature de son oncle ou de lui ressembler en quoi que ce soit en réalité, ce Sorek partageait bien son accent à couper au couteau. L'esclave lui reconnut même un certain charme. Plutôt fin, il possédait des cheveux châtains, une courte barbe et un regard d'aigle de proie qui lui auraient offert un certain succès dans les soirées auxquelles Ravik était habitué.

Jaem se secoua et baissa hâtivement les yeux. Regarder des ashaans ainsi, en face, pouvait lui coûter cher. Et à quoi bon les jauger de la sorte ?

Ravik ne leur aurait pas prêté un regard, tandis que Jaem ne pouvait pas lever les yeux sur eux. Il y avait de quoi se plier de rire.

— Qu'est-ce qui te fait sourire ? Je te rappelle qu'on t'a posé une question, esclave ! insista le dénommé Ceren.

— Je suis là ! intervint Assa en sortant de l'ombre.

La jeune femme avançait tête haute. Sa démarche était loin d'être humble, elle se comportait nettement comme la maîtresse des lieux. Une attitude dangereuse, mais Jaem devina en la regardant qu'elle connaissait les intrus.

— La dernière fois, Maître Benvik vous a ordonné de ne plus remettre les pieds ici sans raison, lança la sanmaj en fixant Sorek droit dans les yeux.

— Il a été convoqué en urgence, pour une affaire importante, répliqua le jeune coq. Il m'a demandé de garder la boutique, parce qu'il en aura probablement pour la journée...

Assa ne bougea pas, mais Jaem nota une subtile tension dans sa posture. Quelque chose se jouait devant lui qu'il ne parvenait pas encore à saisir.

— Tu as sûrement quelque chose d'important à faire ailleurs ? glissa le soldat qui répondait au nom de Cal en s'approchant du jeune esclave.

— Si vous avez besoin de quelque chose... commença Jaem.

— T'es long à la détente, toi. On a besoin que tu fiche le camp, tu piges ? intervint Ceren.

Oui, le jeune homme saisissait plutôt bien ce qui se jouait désormais. Il jeta un œil du côté d'Assa, mais cette dernière concentrait toute son attention sur Sorek, elle ne baissait pas les yeux. Elle devait pourtant savoir ce qui l'attendait.

Tu ne lui dois rien. Elle mérite bien pire ! se sermonna-t-il.

— Je me met à l'ouvrage tout de suite, messire, affirma Jaem.

Alors qu'il reculait vers l'allée la plus proche, dans l'intention de se planquer le plus loin possible, Jaem ne put s'empêcher de pester sur Assa. Cette dernière ne lui accordait toujours aucun regard.

Elle aurait au moins pu dire quelque chose ! Me demander de rester !

La voix de Sorek résonna dans son dos : « Bien, maintenant à nous deux ma jolie ! ».

Ses compagnons riaient gras.

« Tu sais ce qu'il arrivera si tu résistes. Personne ne viendra cette fois. Sois gentille, amuse-toi avec nous et on ne te fera pas mal. Je suis même sûr que tu vas aimer ! » continua Sorek.

Le jeune esclave s'était à peine introduit dans l'allée que résonnait déjà le bruit d'un tissu qui se déchire. Ce son couvrit un instant les miaulements du chat du désert voisin et Jaem ne put s'empêcher de se retourner pour jeter un œil.

Ses épaules toujours aussi rigides, Assa faisait face à Ceren qui découpait méthodiquement le haut de sa tunique. Sous la poitrine de la jeune femme, Jaem discerna une longue marque qui descendait jusqu'à ses hanches. La blessure dont elle avait hérité en lui sauvant la vie.

— Arrêtez ! s'écria-t-il.

Merde ! ajouta-t-il intérieurement.

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