3.4 Hostiles (part 2)

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— Maintenant, tu comptes réclamer ta vengeance, c'est ça ? grinça la jeune femme.

— Bien sûr ! Tu as tué mon ami !

— Et tu as tué Aïna, rétorqua Assa. Nous n'étions pas vraiment proches, mais on voyageait ensemble depuis plus de quatre ans. Mais ne t'imagines pas que tu vas me tuer aujourd'hui. Je t'ai peut-être supplié de le faire au mausolée, mais les choses ont changé. J’ai renoncé à la mort.

— Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?

— Imbécile, tu ne comprends pas ? Si on s'affronte, qu'adviendra-t-il du vainqueur ?

— Tu...

Jaem se mordit la lèvre. Un ashaan tuant un esclave n'était qu'une affaire anodine. Le coupable versait une compensation au propriétaire et on en parlait plus. Mais il n'était plus qu'un esclave. S'il commettait un meurtre, il finirait dans l'arène avec la promesse d'une mort honteuse, voire ignominieuse.

— Je me sens bien ici, tu sais ? continua Assa. Bien sûr, ça ne vaut pas la liberté, mais je suis utile aux Primaux. Je peux les soigner, les aider à accepter leur nouvelle vie...

— Mais tu dois mourir, ce n'est que justice ! opposa Jaem.

— Tu penses que j'ai peur de toi ? Tu t’imagines que j'hésiterais à dégainer mes lames si je les avais ? Mais nous sommes là, des esclaves. Alors la seule question est de savoir si tu es prêt à mourir pour ta fichue vengeance ? Qu’est-ce que ton ami aurait voulu, à ton avis ?

— Silence ! beugla Jaem. Ne me parle surtout pas de lui ! Tu n'en a pas le droit !

Il tremblait de rage et, pourtant, il ne bougeait pas. Pourquoi ? Pourquoi se raccrocher à la vie, alors qu'il avait tout perdu ? À quel objectif, à quel espoir pouvait-il se raccrocher ? Pourquoi hésiter ?

— Je ne peux pas te pardonner ! énonça-t-il.

Et tandis que ces mots lui échappaient, sans verve, comme un souffle, il comprit qu'il avait pris sa décision.

— Je ne te le demande pas, contra tranquillement Assa.

Elle aussi avait compris. Il n'y aurait pas de combat ce jour-là, pas de mort. Durant un moment, ils restèrent où ils étaient, en silence.

— Pourquoi es-tu toujours en vie ? reprit finalement Jaem. Ça n'a pas de sens, mon témoignage... Tu aurais dû être exécutée.

La jeune sanmaj laissa échapper un soupir, puis elle leva un bras. Jaem se tendit, mais elle se contenta de découvrir son épaule gauche.

— À cause de ça, déclara-t-elle.

Jaem grimaça. Il distinguait à peine l'éclat rougeoyant des yeux de la jeune femme, alors sa peau ?

— Je suis sensé voir quoi ?

— Une marque de propriété.

— Une marque ? Je comprends, tu étais déjà une esclave... Ils ne pouvaient pas légalement disposer de toi... Mais de là à t'épargner ? À qui appartiens-tu pour que l'Ordre n'ait pas simplement racheté tes droits ?

— Aux Altréa de Belkanir.

— Evidemment...

Si Belkanir était sans importance - une cité portuaire et frontalière de l'empire, très éloignée de Del'Ashaan - il en allait tout autrement des Altréa. Cette Maison noble rayonnait bien au-delà des terres Ashaanides. On lui donnait couramment un autre nom : la Maison des plaisirs.

— Les Altréa ne sont pas du genre à perdre une... marchandise, reprit Jaem. Comment t'es-tu retrouvée en liberté ? Comment es-tu devenue...

— Une tueuse ?

Un sourire se devina sur les lèvres de la jeune femme qui, pour la première fois ce jour-là, ressembla vraiment à celle qui avait mené la vie dure à Ravik Abelam.

— J'ai achevé ma formation à l'âge de quatorze ans. La maîtresse m'ayant jugée "digne de sa Maison", le lendemain on m'embarquait dans une caravane. On m'a expédiée comme une simple babiole, sans juger utile de me dire où j'allais. Mais ça n'a pas d'importance, puisque le convoi a été attaquée par mes frères. Ferran et ses hommes m'ont libérée.

— Et ils ont fait de toi une des leurs.

— Tu parles sans savoir ! s'énerva Assa. Tu ne connais rien des miens ! Ils n'ont pas ménagé leurs efforts pour retrouver mon village, ils m'ont permis revoir ma famille huit ans après leur avoir été arrachée ! Mais cette vie-là était perdue pour moi, je ne me sentais plus à ma place. Alors j'ai prouvé mon utilité à Ferran et à la troupe.

Jaem serra les dents. Il pouvait s'attendre à une histoire de ce genre, mais cela n'excusait rien.

— Ferran, répéta Assa plus doucement.

— Quoi ?

— Ferran, est-ce que... Est-il... ?

Le jeune esclave fixa la sanmaj. Se souciait-elle vraiment du sort de son ancien chef ? Devait-il lui donner satisfaction ?

— Je n'ai pas vu son cadavre, il a dû réussir à s'enfuir, avoua-t-il finalement.

En emportant Ellen avec lui.

Un petit sourire se forma au coin des lèvres d'Assa, ce qui agaça légèrement Jaem.

— Les Altréa possèdent la plus grande maison des plaisirs de Del'Ashaan, enchaîna-t-il. Ils ne t'ont pas revendiquée ?

— Bien sûr que si. Mais ils n'ont pas apprécié ma manière de me servir de mes dents. J'ai arraché la queue du premier qu'ils ont prétendu me mettre entre les jambes.

— Tu as quoi ?

— Ils m'ont battue. J'ai bien cru mourir. Mais la mort, c'est trop vous demander, pas vrai ? Vous avez moins d'égards pour nous que pour de simples objets ! Alors on a soigné mes plaies, on a passé de la pommade sur mes ecchymoses, puis on m'a trainée sur le marché. Là, on m'a exposée en plein soleil, attachée, les bras écartés, nue. Comme un vulgaire bout de viande ! Je voyais les regards des passants s'attarder sur moi, leurs yeux immondes qui me reluquaient sans le moindre gène ! À chaque fois que l'un d'eux demandaient mon prix, je priais pour qu'ils passent leur chemin ! As-tu la moindre idée de ce que ça fait ?

— Je...

Les mots lui échappaient. Jaem aurait voulu prétendre qu'elle n'avait eu que ce qu'elle méritait, mais à sa place, lui aussi aurait préféré la mort...

— À côté de moi, il y avait ce petit broyeur des sables, continua la sanmaj plus calmement. Coincé dans une cage minuscule, il chargeait encore et encore, sa tête était pleine de sang, mais il continuait. Il se serait tué. Alors je lui ai parlé, je l'ai calmé. Benvik m'a vue faire et c'est lui qui m'a achetée. Fin de l'histoire.

Cette conclusion ne manqua pas de frapper Jaem. Se rendait-elle compte de l'exploit qu'elle avait réalisé ? Calmer un broyeur des sables ? Cette créature était réputée ingérable, au point que les ashaans ne risquaient plus à établir des liens avec elle. Ils la réservaient aux arènes ! Le jeune esclave se renfrogna.

— Tu as fini ?

— Toi aussi, tu devrais être mort, riposta la jeune femme.

— Quoi ?

— Tous les autres le sont. Ils m'ont frappée, ils me croyaient évanouie. Mais j'ai tout vu. Les sans-âmes ont été regroupés dans une sorte de hangar, puis ils ont sorti une liste de noms. Et après, ils les ont décapités l'un après l'autre.

— Que... Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? balbutia Jaem.

— Ils avaient juste à leur demander de baisser la tête, c'était pratique pour eux. Ça les faisait rire. Le sol était plein de sang d'ashaan. J'aurais sûrement dû me réjouir du spectacle, mais je n'y arrivais plus. C'était trop.

— Tu mens !

La jeune sanmaj le fixa droit dans les yeux.

— Pourquoi ferais-je ça ? À quoi bon ? Tu n'as toujours pas compris ? Si nous vous avons emmenés avec nous, c'était pour vous sauver !

— Nous sauver ? Mais de quoi est-ce que tu parles ? s'écria Jaem abasourdi.

— On connaissait le sort que vous réserveraient les ashaans après la perte de votre âme, alors...

— Notre âme ? Tu parles de nos gemmes ? Mais c'est vous qui les avez brisées !

— Nous devions libérer les primaux de l'asservissement ! C'est notre devoir le plus sacré !

Les primaux ? Oui, elle avait déjà employé ce terme pour parler des créatures mystiques...

— Quel devoir ? Les sanmajs ne sont que des esclaves !

— Tu ne sais décidément rien des miens !

Tout ça n'avait aucun sens !

— Alors qu'est-ce que vous comptiez faire de nous ? Pourquoi vous refusiez de nous expliquer ?

— Parce que vous ne nous auriez jamais cru ! À chaque fois qu'on a essayé, ça n'a fait qu'aggraver la situation. Fichus ashaans, vous êtes incapables de vous remettre en question ! Tant que vos yeux n'auraient pas viré au rouge, vous n'auriez jamais accepté ce que vous étiez devenus !

Ses yeux, virer au rouge ? Soudain, le jeune homme compris pourquoi il ne se reconnaissait plus, pourquoi ses yeux semblaient chaque jour plus clairs.

— Non, ce n’est pas possible... C'est n’importe quoi... murmura-t-il.

Un visage s'imposa soudain dans son esprit.

— Piotr ! Piotr, qu'est-il devenu ?

— Qui ça ?

— Le gamin, celui qui nous accompagnait toujours dans le tunnel. Il est rentré avec nous.

— Ah, lui.

Les yeux de la jeune femme tombèrent sur les dalles qui couvraient le sol.

— Ils l'ont tué en premier.

Cette fois, c'en était trop. Jaem recula, puis se laissa tomber en arrière, contre un mur, sa tête dans ses mains. Il ne pouvait pas le croire, cette histoire ne pouvait pas être vraie. Son peuple ne pouvait pas se rendre coupables de pareilles atrocités ! Pas contre son propre sang !

Non, je ne peux pas l'accepter !

Pourtant, son propre père l'avait abandonné. Il l'avait renié, condamné à l'esclavage et oublié jusqu'à son existence.

— N'espère pas que je vais te pardonner ! reprit-il. Tu as tué le seul véritable ami que je n'ai jamais eu !

Assa hocha la tête comme si elle comprenait. Comme si elle le pouvait !

— On est donc d'accord pour ne pas nous entretuer tout de suite ?

— Pas tout de suite, acquiesça Jaem. Mais j'ai encore des questions. Et tu vas y répondre !

— Plus tard, contra la jeune femme. Pour commencer, tu vas m'aider. Étonnement, Benvik est plutôt quelqu'un de bien, pour un ashaan, mais si on prend trop de retard il ne sera pas content. Je vais devoir t'expliquer beaucoup de choses. Et tu vas devoir t'approcher des primaux. Ravik...

— Jaem.

— Quoi ?

Le jeune esclave se leva lentement.

— Mon nom est Jaem.

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