Chapitre III

12 minutes de lecture

 Deux semaines se sont écoulées depuis que Nick a signé son pacte avec Lucifer. Il ne peut s’empêcher de regarder encore et encore le parchemin qui libérera son père. Boucher a passé la soirée chez lui pour ne pas rater son adieu très matinal. Son ami va profiter du départ de Nick pour recommencer une nouvelle vie. Ce sont des choses qui se produisent fréquemment dans les Limbes, partir pour redémarrer de zéro après de longues années. Souvent, ce sont des âmes seules qui voyagent pour l’éternité en prenant leur temps, ou par moment des groupes d’amis très proches qui se déplace, mais en petits nombres.

 La Cobra arrive dans la rue, les deux amis descendent, le concierge les attend sur le palier, il ne va pas rater une occasion de découvrir Lucifer, ce sera une grande première pour lui après tant d’années.

 Le seigneur de l’Enfer attend, appuyé contre sa voiture. Nick remet les clés de son appartement au concierge, aucun objet ne peut être transporté lors du voyage. Cigarette roulée aux lèvres, la beauté sculptée dans un corps d’humain retourne derrière le volant. Nick embrasse ses amis qu’il ne reverra pas de sitôt, puis il grimpe dans la Shelby édition infernale.

  • Sympa ce petit bolide.
  • Petit bolide ? Tu vas voir si c’en est un petit.

Lucifer démarre et dérape en première alors que personne n’a encore mis sa ceinture, en fait plus personne ne la met, on est chez les morts. Nick se cramponne au siège, surpris par la réactivité du monstre.

  • Ça va ?
  • J’étais pas prêt.
  • Ça se voyait à ta tête, rigole Lucifer.
  • C’est quoi ce que tu fumes ? Ça sent bon.
  • Ça ? Tiens, fait-il partager sa cigarette.
  • Putain, s’étouffe Nick. Ça prend à la tête ton machin.
  • C’est parce que tu n’es qu’encore une âme, les autres comme moi n’ont que les effets positifs. T’inquiète, je t’en passerai quand tu arriveras sur Terre. Par contre, ne fais jamais fumer un humain dessus, OK ?
  • Pourquoi ?
  • Soit il va devenir fou, soit il va mourir.
  • Ah, merde.
  • En revanche, pour nous, et bien, ça nous soigne, les herbes de l’Enfer réparent le corps en plus d’avoir bon goût. Ça m’a pas mal aidé après mon combat contre Jacko.
  • Je vais en avoir besoin de beaucoup ? s’inquiète Nick.
  • Tout va dépendre de toi, mais je te rassure, avant d’affronter Jacko, tu vas devoir t’entraîner, comme nous tous s’il débarque sur Terre.
  • Je ne vais pas être seul à le combattre finalement ?
  • S’il vient sur Terre, là, oui tout le monde va lui sauter dessus. En espérant qu’il ne choisisse pas de débarquer dans une grande ville. Je te laisse imaginer le carton médiatique. D’ailleurs, personne ne doit être au courant de notre existence, et encore moins du monde des morts.
  • Pourquoi ?
  • Si l’existence d’entités célestes vient à s’ébruiter, où même à intervenir en pleine foule, les archanges arriveront à calmer les habitants. Mais si les vivants apprennent que ce monde existe, un suicide massif va suivre, pourquoi s’ennuyer à vivre dans la souffrance sur Terre alors que l’Enfer est bien mieux ?
  • Et par extension, les gens n’auront plus de réelle motivation à vivre, et le monde des morts s’effondrera sur lui-même comme sur Terre plus personne ne sera vivant.
  • Tu vois que tu comprends finalement.
  • Oui, mais il a fallu une demi-heure quand j’ai signé pour comprendre cette règle primaire.
  • Tant que tu l’as compris, c’est bon.

 Lucifer se gare dans la rue, il n’est pas allé très loin de chez Nick.

  • Qu’est-ce qu’on fait ? demande-t-il.
  • Je respecte ma part du pacte.

 Le trentenaire tourne la tête, sa mère patiente sur le trottoir. Nick bondit de la voiture et court, il la serre dans ses bras, empoignant toujours son parchemin depuis qu’il a fermé la porte de son appartement. S’il s’attendait à ça, sa mère n’a jamais vécu très loin, juste à quelques rues. Retrouver des connaissances en Enfer n’est jamais simple, d’autant plus que Sally ne fut jamais informée de l’exécution de son mari ou du décès de son fils. L’hôtel des retrouvailles sert à ça, mais quand les âmes ne se mettent pas au courant des nouveaux arrivants, il arrive fréquemment que ces deux âmes ne se rejoignent que plusieurs décennies, voire des siècles après.

 Tant d’années, et il la serre de nouveau. De plus, elle se tient debout cette fois-ci. Les murs impeccablement blancs de l’hôpital ne sont plus qu’un lointain souvenir, comme l’intraveineuse qui détruit les cellules ou les clémentines matinales avec ce petit sourire innocent. La mère et le fils s’étreignent avec une poigne ferme, comme deux aimants, vous aurez beau essayer de les décoller au pied de biche, c’est la barre qui aurait mal avant eux.

 Lucifer reste dans sa voiture de sport, il les observe, content de voir ce à quoi ressemble son monde. Le roi n’a aucune envie qu’il disparaisse, certes, le néant ne procure aucune douleur, mourir de cette manière est la moins atroce, on ne développe aucun remords dans le vide parce qu’on n’existe plus. Mais ce monde est tellement beau à ses yeux, si une entité maléfique veut pervertir la Terre, qu’il tente, Lucifer l’attend avec son nouvel allié. Nick demandait à revoir sa mère, mais même sans le réclamer, le Seigneur de l’Enfer l’aurait quand même amené à sa tendre mère. Cela donne une motivation encore plus intense pour que Nick préserve cet univers. Lucifer les observe…

  • Je vais libérer papa avec ça, bientôt on se retrouvera tous les trois.
  • Je sais, Lucifer me l’a dit. Je suis fière de toi, mon fils, pleure-t-elle de joie.

 Nick n’exige qu’une chose, revoir ses parents et l’amour complice qu’ils diffusaient.

  • Nicky ! appelle le chauffeur du bolide diabolique.
  • Il faut que j’y aille maman.
  • Vas-y, et ne déçoit pas Lucifer, répond-elle en embrassant son enfant.

 Le fils saute dans la Shelby, direction la frontière.

 Sur la grande autoroute qui mène à la douane, Nick se laisse bercer par les paysages qui n’ont qu’une demi-seconde pour s’imprégner dans la mémoire de l’âme.

  • Je ne me rappelle pas qu’une Cobra pouvait aller aussi vite, remarque-t-il.
  • C’est parce qu’elle est différente, c’est la mienne.

 Nick se retourne et zieute le compteur. Il s’efface dans le siège.

  • Et encore, je ne suis même pas à la moitié de l’accélération, se moque le Diable.
  • Évite de virer trop brusquement le volant alors. Moi aussi j’avais une Shelby avant, une de 67, d’origine. Elle était à mon père. Je me demande ce qu’elle est devenue, songe Nick.
  • On pourrait la rechercher si tu veux.
  • Tu peux faire ça ?
  • Pour passer d’un monde à l’autre, il va te falloir un monstre de puissance comme le mien.
  • Ma GT500 ne va pas à tes cinq cents kilomètres-heure.
  • Ne t’en fais pas, j’ai un atelier pour, le moteur sera changé, les pneus aussi, les freins, toute la mécanique en réalité.
  • D’accord. Eh bien alors, cherchons là.
  • Oui, mais on a plein de choses à faire avant.
  • Comme ?
  • Déjà, te faire sortir d’ici et remplir tout un tas de dossiers.

 La voiture ralentit, le péage se dresse à l’horizon. Avec son sourire habituel, Lucifer se stoppe à la barrière tandis que le frontalier lui tend le registre.

  • C’est le grand jour hein ? demande l’homme.
  • Oui. Tiens Nick, écris ton nom, prénom et signe, j’ai déjà rempli ton motif, ordonne Lucifer à son passager.
  • Nick c’est ça ? Sympa le nom, j’aime bien.
  • Merci, répond le concerné.
  • Alors, ça fait quoi de sortir ?
  • Rien de spécial pour l’instant.
  • Si tu reviens dans les Limbes, c’est simple, il n’y a qu’une route, quoiqu’il arrive tu devras passer par ici, pour entrer ou sortir.
  • D’ac.
  • Allez, bon retour sur cette bonne vieille Terre, salue le frontalier avec son collègue, vérifiant le registre.

 La Shelby s’avance doucement, comparée aux autres fois, ce qui surprend les deux gardes en poste. Lucifer se stationne devant le pénitencier, Nick descend, un sentiment de bonheur et de libération l’emplit. Tous deux pénètrent dans le long bâtiment de béton froid aux portes de fers. En voyant le Seigneur de l’Enfer, le gardien ouvre les portes aux barreaux inviolables. L’archange, dans son somptueux costume, pousse Nick, c’est à lui de faire la demande, son saint patron ne sera pas toujours derrière lui.

  • J’ai un ordre de libération, argue-t-il en posant le parchemin.

 Le gardien, surpris, déballe la grande feuille au charme certain. Ses yeux scrutent chaque mot, chaque lettre, chaque grain du manuscrit joliment décoré avec son écriture à faire tomber par terre. C’est une véritable ordonnance de libération, il n’y a pas tromperie, pour ça, le geôlier à l’œil.

 Il attrape son combiné filaire, et déclenche l’acquittement du père, livrant son matricule ainsi que le nom complet.

  • C’est bon, on va s’occuper de lui, boucle le démon.
  • Je ne peux pas le voir ?
  • Désolé, mais non, on doit encore y aller progressivement sur son enfer, jusqu’à réduire sa dose de remords, un peu comme un fumeur qui veut arrêter la tige. Puis croyez-moi, c’est pas beau à voir un damné qui sort tout juste de prison.
  • Même, il n’y a pas un petit moyen ?
  • Vous êtes condamné ?
  • Non, pourquoi ?
  • Seuls les coupables peuvent prendre l’ascenseur et finir aux enfers.
  • Ne t’inquiète pas Nick, tu le reverras, et dans de meilleures conditions, consoles Lucifer.
  • D’accord…

 Déçu, Nick laisse le parchemin au gardien et s’en va.

 Le même décor file à toute vitesse avant d’arriver au Tribunal, ce long et vide désert blanc. Un immense salar plat avec par moment quelques dunes, mais elles ne risquent pas de se marcher dessus, les fines poussières crémeuses se rassemblent pour former ces collines ridicules, c’est l’unique relief de cet endroit.

  • Pourquoi cette région est comme ça ? questionne curieusement Nick.
  • Tu vois le néant ? Et bien c’est tout simplement le vide, flotter dans le noir sans gravité ni rien, du moins la représentation qu’on en a. Et bien ça, c’est l’étape juste après. Rien, mais avec une gravité et un sol. C’est dans cet Enfer Blanc que je suis tombé avec tous mes acolytes quand je me suis fait bouter du Paradis. Sous le même soleil cuisant, j’ai fondé l’ancienne version des Enfers, celle de Dante. La suite, tu la connais.
  • Tout est parti de cet Enfer Blanc si je comprends bien ?
  • Oui.
  • Étrangement, je ne trouve pas ça si désagréable, on pourrait en faire des bêtises et des records de vitesse ici.
  • C’est sûr. Tous les ermites passionnés de déserts seraient aux anges ici.
  • Et derrière les montagnes, il y a quoi ?
  • Rien.
  • Comment ça, rien ?
  • Elles entourent peut-être notre monde, font une limite fixe, mais quand tu cherches à les traverser, tu reviens toujours ici, mais par un autre endroit. Si tu pars vers le sud, tu reviendras par le nord, si tu prends l’ouest, tu arriveras à l’est.
  • Alors pourquoi vous n’avez pas creusé dans ces montagnes pour arriver plus vite au Tribunal ou au Paradis ?
  • Parce que le Tribunal est au centre, puis le Paradis, je n’y vais jamais.
  • Logique, se rend compte Nick de son absurdité.

 L’Américaine rugit ses tours minute, Lucifer, comme à son habitude, s’amuse à prendre la petite montée devant le Grand Tribunal à pleine vitesse, Nick sent la blague arriver, mais ne peut l’esquiver. La voiture vole pendant plusieurs mètres, claquant le derrière de l’âme à l’atterrissage.

  • Ça va ? se moque son roi.
  • Non, j’ai mal aux fesses, reste poli le trentenaire.

 L’archange tient la porte à l’âme, qui n’en sera plus une dans quelques heures. Ça lui fait bizarre de revenir, et pas forcément pour les bonnes raisons. Il se souvient d’avoir été aussi perdu que le vieil homme voisin à son banc. Tous les deux décédés dans leurs lits, l’un de vieillesse, l’autre sans aucune idée, et ce n’est pas ici qu’on va lui annoncer de quoi est-il mort. Par le passé ces révélations ont provoqué de graves traumatismes, surtout les trahisons sanglantes, donc depuis, le mot d’ordre demeure au silence. Nick se remémore son avocat, le jugement, puis le bus pénitentiaire. Il se souvient de tout. Même quand il a commencé à interpréter House Of The Rising Sun dans un élan de mélancolie, suivi par le bus entier ; après tout, ce n’était plus que leur dernier instant de partage entre petit voleur, arnaqueurs, agresseurs, meurtriers, braqueurs, violeurs, psychopathes et tant d’autres pêcheurs, tous réunis sur une seule musique. Et le plus beau là-dedans ? Le soleil se trouvait à l’aube quand Nick s’est mis à chanter.

 Revenir au Tribunal lui fait comme une pointe au cœur, tous ces souvenirs, cet ennui profond en cellule, dont certains le supportent très mal, mais une année au purgatoire vaut bien l’éternité dans les Limbes… Cette phrase n’a aucune logique si l’on se réfère aux livres humains.

 Lucifer tapote sur le comptoir central du Tribunal, il a comme… un bon pressentiment. Scynthia observe Nick des pieds à la tête. C’est une âme simple, lambda. Un mètre soixante-quinze, qui dépasse les soixante-dix kilogrammes, des iris marron, la barbe présente taillée de manière facile. Un humain tout ce qu’il y a de plus normal. Si c’est lui qui est élu par le grand roi de l’Enfer et bien qu’il en soit ainsi.

 Lucifer remplit la paperasse en plusieurs exemplaires, une pour chaque royaume, ainsi que pour le Tribunal.

  • Et un dernier coup de tampon. C’est réglé mon cher Nick, tu vas pouvoir regagner la Terre d’ici quelques instants.

 Scynthia sort du Tribunal et disparaît dans l’immense sphère noire éclairée de milliards et de milliards de points lumineux.

  • C’était la Faucheuse ? On est d’accord ? questionne Nick, resté mué par la fascination du squelette dans son drap mortuaire.
  • Oui, c’était bien elle. Mais elle préfère qu’on l’appelle Scynthia.
  • Je note, et elle est partie où ?
  • Sur Terre pour prévenir ton arrivée.
  • Je croyais qu’il fallait obligatoirement un véhicule pour traverser les deux mondes.
  • Pour les archanges et Scynthia, c’est différent.
  • Ça veut dire que toi tu peux le faire ?
  • Oui, mais après je suis à pied sur Terre. Marcher durant des kilomètres n’est pas mon fort vu que mes ailes doivent rester rangées.
  • Tu n’as pas tort.
  • Avant que tata Scynthia ne revienne, je vais t’expliquer un peu ce qu’il va t’arriver.
  • Je t’écoute.
  • Au moment de ton réveil, tu ne seras plus une âme ou un humain, tu deviendras comme moi ou n’importe qui d’autre, une entité céleste.
  • Cool, s’enthousiasme le concerné. Et donc, j’ai le droit à quoi ?
  • Tu es déjà mort, alors tu ne peux plus y regoûter.
  • Trop bien.
  • Attention, tu vas quand même te prendre les coups, certes tu ne peux plus mourir, mais tu peux être blessé.
  • Je me disais bien que c’était trop beau pour être vrai, souffle Nick.
  • Si Nat fait bien son travail, normalement elle devrait te donner quelques bonus.
  • Comme ?

 Lucifer soupire, préférant laisser la surprise de la découverte.

  • Tout ce qu’il va te falloir pour chasser les ténèbres. Ainsi qu’un bonus de ma part qui va te faciliter la vie. Je te fais don de ma langue. En te réveillant, tu sauras parler tous les langages.
  • C’est trop cool !
  • Mais attention, rappelle-toi bien de cette règle. Je la répète encore, mais ne révèle ce monde à personne, ni mon existence ou celle des autres, les humains doivent vivre dans l’ignorance.
  • Ne t’inquiète pas, je l’ai très bien compris ça.

 La Faucheuse revient, elle acquiesce que tout est en ordre, Dame Nature à commencé le rituel, elle est prête à réceptionner l’âme pour le sortir d’outre-tombe.

  • Prêt ?
  • Tu vas retrouver ma Shelby ?
  • Pas la peine, je sais très bien que tu vas la retrouver sans mon aide.
  • Ça ne te dérange pas si c’est la première chose que je fais en arrivant ?
  • Sans souci, je comprends. Préviens-moi quand tu l’auras pour que je puisse la récupérer et la transmettre à mes ingénieurs.

 Scynthia sert une mixture blanchâtre et mielleuse un peu spéciale à Nick.

  • Bon retour sur Terre, sourit Lucifer.
  • Et pour te contacter, je fais comment ?
  • Prie, je t’entendrai.
  • D’accord. Allez… C’est parti…

 L’âme boit la fiole, le goût est plus qu’agréable, ce liquide très doux ressemble un peu à du lait chaud avec une bonne dose de miel. Une chaleur réconfortante commence à lui parcourir les veines, puis tout son corps se mue en bouillotte. Ses paupières deviennent lourdes. Il tombe à la renverse, mais jamais il ne sentira le sol lui claquer les omoplates.

Annotations

Vous aimez lire nrmnwlkr ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0