Chapitre VI

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 Le bruit des pas et des piailleries enfantines frappe le crâne de Nick comme un pic à glace. Il grogne contre la classe en sortie, qui fait un barouf du tonnerre.

  • Calme-toi Nicky, c’est juste des gosses, lui rétorque Angelina.
  • Mais qu’est-ce que ?

 Le trentenaire baille un coup et se relève trop vite, sa tête tape le plafond de la Charger.

  • Lucifer ne t’avait pas dit de rentrer hier ?
  • Si, mais vous m’avez appelé complètement arraché pour que je vienne faire la fête avec vous.
  • Oh merde… Je ne me souviens plus de ce passage.
  • Normal, vous aviez au minimum une bouteille chacun dans les veines.
  • Qu’est-ce qu’il s’est passé hier ? se frotte la tête, celui à la gueule de bois.
  • Tu as osé défier Lucifer à un jeu d’alcool.
  • Et ? J’ai gagné ?
  • Non, Lucifer est imbattable à ces jeux.
  • D’ailleurs, il est où lui ?
  • Juste à côté, dans sa voiture, montre-t-elle du pouce sans ouvrir ses paupières.

 Nick pousse le siège conducteur, à côté d’Angelina, pour s’extirper de la muscle car, il s’étire en remettant ses os dans le bon sens, qu’ils soient prêts à encaisser la journée. En penchant la tête, Lucifer ne dort plus dans sa voiture, il est accoudé sur la rambarde, un peu plus loin, à prendre plaisir que la vue qu’offre le Griffith observatory. Le maître de l’Enfer contemple le paysage avec son fond de bouteille.

  • Whiskey ? propose-t-il.
  • Nan c’est bon, j’ai encore les vapeurs qui remontent.

 La classe de petits bonhommes passe derrière les deux alcooliques, la maîtresse juge les deux hommes et leur allure dans son regard. Qu’à cela ne tienne, rigole Nick. Le jugement des autres devient anecdotique quand on franchit la frontière de l’Enfer.

  • Allez, on doit aller chercher ta voiture.
  • Déjà ? On ne peut pas se poser un peu avant ?
  • On est garé sur des places réservées, et la sécurité arrive.

 Lucifer tapote le capot de la Dodge Charger infernal pour réveiller sa secrétaire.

  • Retourne à la maison, je te préviens pour le train.

 Les moteurs rugissent, la sécurité arrive devant eux. Mais trop tard pour l’amende, les deux voitures chevauchent déjà sur la route, et n’ont que très peu dérangé les privilégiés de ces places.

  • Donc, l’adresse ? Où va-t-on ?

 Nick donne innocemment l’adresse qui se trouve à Beverly Hills, Lucifer arrête violemment la voiture au panneau-stop.

  • Comment ça ? réagit Lucifer.
  • Qu’est-ce qu’il y a ?
  • Et la voiture, tu comptes la racheter comment ?
  • Ne t’inquiète pas, j’ai déjà une idée.
  • Oui, c’est bien, mais comment tu penses récupérer assez d’argent pour la racheter à cette star de ciné ?
  • … T’inquiète, je vais réussir à la convaincre.
  • Pourquoi tu devais avoir une voiture aussi chère ?
  • Parce que Carroll Shelby y a mis ses mains d’or dessus non ?
  • Tu as raison… J’aurais pu lui demander qu’il t’en construise une, mais celle-là appartenait à ton père.
  • Je ne peux pas m’en séparer…
  • Je sais. On va aller discuter avec cette personne. Tiens, c’est par-là.

 Deux paparazzis discutent derrière un buisson, ou plutôt se chamaillent, devrait-on dire. Dans ce monde, il n’y a pas de place pour l’amitié. Chacun d’entre eux mitraille la Cobra, ce qui harasse Lucifer à son plus haut point.

  • Avant d’aller sonner, tu peux m’aider à empoigner ces deux minables derrière le buisson ? Je déteste qu’on prenne ma voiture en photo, surtout pour les petits détails qu’elle comporte.
  • Vas-y, on va les attraper.

 Les deux hommes devant le portail descendent de la Cobra, le garde dans son cabanon de sécurité ne bouge pas d’un iota. Il regarde les deux importuns faire demi-tour, prêt à signaler tout problème à la police qui arrivera en moins d’une minute chrono.

 Les deux pêcheurs avides de clichés ne se rendent pas compte qu’on vient vers eux. Lucifer et Nick les attrapent par le col et les soulèvent. Surpris par leur force, aucun des deux paparazzis ne bouge. Les appareils finissent éclatés au sol, Lucifer détruit des cartes mémoires avant de tout balancer dans les égouts. Sous couvert de coup de pied au derrière, les deux photographes sans égard à la vie privée prennent la fuite.

 Le garde écoute les paroles derrière le combiné de son étroite cabane blanche.

  • Tu as vu la maison ? Comment convaincre quelqu’un d’aussi riche de te rendre ta voiture ?
  • Je n’en sais rien, mais je vais trouver, temporise l’héritier de la muscle car.

 Pour le moment, la seule chose que Nick trouve à faire, c’est de pointer du doigt sa Shelby, elle est là ! Derrière cette lourde barrière qui n’a aucunement envie de laisser passer les deux hommes.

 Le garde de sécurité est toujours pendu à son téléphone, mais il aguiche les visiteurs.

  • Nous venons discuter à propos de la Shelby là-bas, montre Nick.
  • Attendez, rétorque le garde.

 S’ensuit une conversation entre le propriétaire ainsi que le gardien, Lucifer remonte dans sa Cobra, laissant son protégé se débrouiller.

 Le portail s’ouvre.

  • Vous pouvez entrer, mais faites bien attention, au moindre problème, on vous expulse dehors.

 Nick réprimande un grand sourire de merci. Lucifer pénètre avec prudence sur le terrain de la luxueuse villa à l’allure méditerranéenne. Le propriétaire des lieux s’est sûrement dit qu’à la vue du costume du chauffeur ainsi que de sa monture, ce n’était pas un simple fan, mais plutôt quelqu’un de professionnel.

 Le, ou plutôt la chef des lieux ouvre la double porte, elle s’avance vers le petit parvis qui fait face à la fontaine en guise de rond-point.

  • Mais attend, je la connais cette femme… murmure Lucifer.
  • Ah bon ? Tant mieux alors, ça va m’aider.
  • Peut-être pas.
  • Pourquoi ça ?
  • Laisse ton poncho dans la voiture, ces gens sont plutôt snob, dans leur monde, disons que pour eux, on ne mélange pas les torchons et les serviettes.
  • D’accord, accepte-t-il en enlevant son vêtement.
  • Oui, je la connais bien… Hier, je t’ai parlé d’un producteur.
  • Celui parti en fumée ?
  • Eh bien, c’est sa femme. Une véritable vipère…
  • Je suis bien moi…

 Les deux hommes descendent de la voiture, la femme attend, bras croisés devant sa porte.

  • Si je vous ai fait entrer, c’est parce que vous avez chassé ces deux paparazzis. Pourquoi êtes-vous venus ? demande-t-elle, directe.
  • Puis-je vous raconter une courte histoire ? commence Nick.

 La femme hoche de la tête positivement. « L’Écossai » conte donc son histoire, la même qu’il a sortie à San Francisco. Il accentue énormément sur le fait que cette voiture est un bijou familial.

  • Non, cette voiture était à mon mari, je ne peux m’en séparer, refuse-t-elle.
  • Je suis prêt à vous la racheter au prix que vous me sortez.
  • Non, personne n’a le droit de conduire cette voiture hormis mon mari qui n’a jamais pu en profiter.
  • Qu’allez-vous en faire ?
  • Elle va rester ici, je l’admire, personne n’a le droit de la toucher.

 Les narines de Nick se dilatent fortement.

  • Vous ne croyez pas qu’elle serait mieux à rouler ? Les grosses cylindrées sont faites pour ça.
  • Rien à faire, elle ne bougera pas, ça fait quatre ans qu’elle n’a pas démarré, et je ne compte pas bouger ce souvenir.
  • Ce n’est pas ce qu’aurait voulu son propriétaire originel, si ?
  • Je ne vous permets pas de parler en son nom. Écoutez, si vous êtes venu pour ça, vous pouvez rentrer chez vous.

 Nick s’impatiente, il sent que la femme n’est lui rendra pas sa voiture, d’autant plus qu’avec son air hautain, elle « n’a pas de temps à perdre avec ça ».

 La mégère, qui se rapproche de la cinquantaine en vivant comme il faut sur les gains de son défunt mari, rebrousse les talons et s’apprête à rentrer chez elle en sommant les deux hommes de partir. Mais un tour de haine prend Nick à la gorge, son sang qui bouillonne lui monte à la tête. Il attrape violemment la femme au bras et la tire vers lui. La veuve du producteur prend peur en voyant les yeux de l’entité qui lui souffle dans le nez. Ce rouge vif et ces pupilles noires ne peuvent que rester gravés à vie dans sa mémoire, ce regard ressemble à celui d’une âme diabolique.

 La cinquantenaire hurle d’effroi, Lucifer agrippe Nick. En clignant des yeux, l’Écossai revient à lui tandis que la veuve est au sol, complètement traumatisée.

  • Mais ?! Mais qu’est-ce que tu as fait ?! Où sont tes lunettes ? s’irrite Lucifer.
  • J’en sais rien, elle m’a énervé l’autre avec la voiture de mon père.

 La concernée part à toute vitesse sans que les deux hommes ne s’en rendent comptent.

  • Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demande Lucifer en scrutant le visage de Nick.
  • Je ne sais pas vraiment, je me suis énervé, puis d’un coup ma vue a changé.
  • Détaille-moi ça, ordonne-t-il cette fois-ci en regardant les yeux.
  • C’est comme si l’on avait mis un filtre rouge sur mes yeux, avec quelqu’un d’encore plus rouge devant moi, comme un feu, ou une ombre qui s’évapore.
  • C’est bien ce que je pensais. Ne t’inquiète pas, ce n’est rien, juste ta clairvoyance… Mais garde toujours tes lunettes de soleil tant que tu ne la contrôles pas.
  • C’est quoi ?
  • Une vue qui te permet de voir les âmes à travers les murs et leur caractère, si elles sont bonnes, mauvaises, ou inexistantes, explique Lucifer en attrapant les lunettes de soleil dans le poncho.
  • D’accord, mais apparemment, ça se voit quand je l’active.
  • Oui, je viens de te le dire, tu vas devoir apprendre à maîtriser ça. Les lunettes sont là pour ça, garde-les autant que possible pour le moment.
  • Compris, valide Nick en revêtant sa paire.

 La femme revient à toute vitesse, elle balance les clés avant de refermer à double tour sa porte vitrée qui pourrait se briser en deux coups des entités sur son parvis.

  • Prenez votre voiture et déguerpissez !
  • Et les papiers ? demande Nick.
  • Ils sont dans la voiture !
  • Merci.
  • Partez !
  • Sachez madame qu’il n’est jamais trop tard pour se repentir, envoie Lucifer.

 La sécurité arrive, taser en main, mais les deux hommes ne montrent aucun signe d’agressivité. La veuve, tétanisée par une peur biblique, ordonne aux gardiens de les accompagner vers la sortie avec la voiture.

 Nick se rapproche de la GT500 de son père, ça fait trop longtemps qu’il n’a pas touché son volant en bois, son tableau de bord, ou encore ses pédales.

 Le moteur démarre, non pas au quart de tour, mais il démarre.

  • Ne t’inquiète pas, en Enfer on va lui changer de moteur, elle ronronnera rien qu’en enfonçant la clé, rassure Lucifer.

 Elle a souffert du temps et de l’indulgence des derniers propriétaires, mais elle revit. Maintenant, il ne reste plus qu’à retrouver Angelina en bordure de ville.

 Les deux muscle cars se suivent l’une l’autre vers le nord de Los Angeles en prenant les grandes routes, Lucifer emprunte le tracé du GPS sur son portable. En jetant un coup d’œil par-dessus la portière, il aperçoit son train rangé dans un point de ravitaillement.

 Angelina a ouvert le grillage, un coup de coupe-boulon et le problème du cadenas est réglé. Les deux voitures descendent la route qui mène au chemin de fer. Pour une fois, la locomotive ne fonctionne pas à vapeur, celle-ci est sûrement contemporaine pour un maximum de discrétion quand elle chevauche les rails terriens.

 La porte du wagon final se baisse pour se transformer en rampe, la GT500 monte juste derrière la Cobra. Les moteurs qui rugissent se calment, la radio se tut également sur le dernier riff lyrique de la chanson.

  • Sympa, complimente Angelina qui actionne le levier pour relever la rampe.
  • Merci.
  • Bon, on fait un petit saut en Enfer pour déposer ta voiture, puis je te reconduis sur Terre, compris ? Tu as une mission à accomplir maintenant.
  • T’inquiète, maintenant que ma voiture est entre de bonnes mains, je peux me concentrer à cent pour cent sur ces ténèbres.

 Le train s’avance, il n’y a aucun passage sur les rails actuels. Les deux chauffeurs sont des douaniers des Limbes, eux seuls ont retrouvé leur corps pour permettre ce genre de possibilité. Ni Lucifer, ni Angelina ne savent piloter une locomotive, alors pourquoi s’embêter quand le monde des morts regorge de chauffeurs ?

 Les trois résidants infernaux rejoignent le deuxième wagon plus décoré, plus habitable. Lucifer se sert un verre de Rouge infernal avec Angelina, tandis que Nick reste pensif.

  • Par où vais-je pouvoir commencer ? Dame Nature m’a conseillé de contacter Scynthia.
  • Ce n’est pas stupide.
  • Oui, mais je fais comment pour contacter la Faucheuse ?

 Le train plonge dans le tunnel qui creuse la montagne.

  • Il suffit de m’appeler, apparaît dans l’ombre le squelette recouvert de son suaire.
  • Putain ! s’écrit Nick en sursautant du siège.

 Lucifer et Angelina se moquent de lui en le voyant décoller. Scynthia produit toujours cet effet, elle apparaît d’un coup, dans l’ombre, sans que personne ne s’y attende, un peu comme la mort en elle-même.

  • Ça ne va pas de faire peur aux gens comme ça ? se détend Nick avec un trait humoristique.
  • Tu as prononcé mon nom, que veux-tu ? demande-t-elle avec une grande froideur givrante.

 L’humain redescend d’un cran, Scynthia n’a pas l’air du genre à avoir de l’humour à première vue.

  • Oui, je cherche où commencer mon combat contre les ténèbres, Dame Nature m’a dit que tu pourrais m’aider avec ça.
  • Que veux-tu pour t’aider ? continue la Mort, directe et glaçante.
  • Tu n’aurais pas une piste pour que je localise les ténèbres ? Du moins un début.
  • Attends, rétorque-t-elle avant de disparaître.
  • Et elle est repartie. Putain, elle fait flipper. Elle entend tout ce qu’on raconte sur elle ?
  • Oui, mais elle n’y prête pas attention, répond Lucifer.
  • Pourquoi elle est aussi froide que ça ?
  • C’est la mort, elle n’a aucun sentiment, aucune émotion, du moins, c’est son avis.
  • Ça veut dire ?
  • Elle recherche et accompagne les âmes égarées, surtout depuis que les ténèbres sont revenues, tel demeure son éternel travail. Mais avec ce contact où un flot d’émotions transpire des âmes, j’ai l’impression qu’elle en inspire une infime partie, et devient un peu plus humaine avec le temps.
  • Et c’est bien ?
  • Oui, pourquoi ça ne le serait pas ? Elle devient moins froide, bien qu’elle ait l’impression de le rester.
  • Pennsylvanie, il y a une anomalie, surgit Scynthia derrière le siège de Nick.
  • Merde ! Je ne vais jamais m’y faire, souffle-t-il.

 La Faucheuse donne les coordonnées exactes au petit groupe. C’est un vieil hôpital abandonné comme on peut en voir dans les films que décrit Scynthia, ce qui ne manque pas de faire tiquer Nick.

  • Mdr. C’est quoi ce gros cliché ?
  • Les ténèbres aiment la saleté, la puanteur, et toute autre obscénité du genre, alors la plupart des clichés que tu connais avec les films sont vrais.
  • Ah… Tu regardes des films toi ? est curieux Nick.
  • Non, ce sont les morts qui me racontent ça.
  • D’accord.
  • Vous avez fini avec moi ?
  • Oui.

 Aussitôt dit, aussitôt parti.

  • Ne perds pas de temps la madame.
  • Elle est comme ça, tu t’y feras, rassure Lucifer. En attendant de passer l’outre-monde, un verre
  • Va pour un Blanc.

 Quelques kilomètres plus loin hors de toute vue, grâce au système de diodes commun à tous les véhicules infernaux, la locomotive folle passe de l’autre côté avec le portail qu’elle génère. Concrètement, ce n’est pas un portail réellement ouvert, mais plutôt un qui est sur mesure, il s’étend puis se rétracte en longeant les lignes du train.

 Le décor change sans transition, les fenêtres du wagon qui exposaient la profondeur du noir dans le tunnel, se transformant en un blanc impeccable, plat, et se perdant à l’horizon, vers les montagnes.

  • Déjà de retour à la maison, ironise Nick.
  • Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas le temps de manquer à la Terre.

 Nick n’avait jamais remarqué les rails qui longent la grande autoroute, trop occupés à chanter, ou à observer le paysage lointain défiler à toute allure. Le train demeure plutôt calme comparé à Lucifer dans son bolide, il se balance langoureusement de gauche à droite, entraînant les passagers dans un retour lancinant.

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