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Je me souviens d'un soir. J'avais douze ans. Des amis de mon père étaient venus dîner et la salle à manger, d'habitude morne et silencieuse, résonnait d'éclats de voix, de tintements de couverts et de verres entrechoqués. L'odeur du tabac imprégnait la pièce et la fumée des Marlboro montait en volutes grises vers le plafond, où elle restait prisonnière. On s'amusait de me voir tousser. Le petit gars devait s'endurcir ! Je regardais ces hommes avec une fascination mêlée de crainte. J'avais été admis, pour un soir, dans leur cercle. Je voulais leur montrer que j'avais ma place auprès d'eux, que je serais, un jour, l'un d'entre eux. Au milieu du repas, alors que la conversation était un peu retombée, mon père lança, sur un ton de plaisanterie, une remarque sur ceux qu'il appelait « les pédés ». Je ne me souviens pas de ce qu'il a dit exactement. Je ne préfère pas m'en souvenir. De ces gens-là, je ne savais pas grand-chose, sinon qu'ils étaient des erreurs de la nature et que, puisqu'on avait pas le droit de les faire disparaître, il fallait s'en moquer et les traiter avec tout le mépris qu'ils méritaient. Mon père ponctua sa remarque d'un rire franc, bientôt suivi par une bonne partie de la compagnie. Je ris avec eux, spontanément. Je voulais qu'il soit fier de moi. Lui, l'homme, le modèle. « Oui papa, clamait mon rire, tout ce que tu dis, je l'approuve, et je ris parce que si tu le fais, c'est que c'est ce qu'il faut faire ! Et maintenant regarde moi, regarde ton fils qui sera un homme, un homme comme toi, un homme comme tu veux qu'il soit ! » Et je cherchai son regard. C'est un autre regard que je trouvai. Un des amis de mon père s'était tourné vers moi et me dévisageait. Ses yeux exprimaient un sentiment bizarre, comme empreint de gêne, et d'une autre chose que je ne parvins pas à saisir. Tout à coup, je n'eus plus du tout envie de rire. Quelque chose se bloqua dans ma gorge. Une sorte de sanglot qui n'avait pas d'explication, et qui ne m'a pas quitté depuis.

Même longtemps après, le souvenir de ce moment ravive au creux de mon estomac une brulure irrépressible. Le point de départ d'un mal qui me ronge, me bouffe de l'intérieur, et cherche à me faire disparaître.

Je ne saurais pas dire exactement quand ni comment je l'ai découvert. Je crois que j'ai longtemps, très longtemps, refoulé l'évidence. Une partie de moi savait, pourtant. Mon corps savait. Cette douleur dans mon ventre, qui se manifestait lorsque le sujet était évoqué, savait. Cette chaleur, en présence d'un garçon qui m'attirait, savait. Mais mon esprit refusait, se cabrait, et finalement, bloquait l'information.

Et puis la curiosité, aux prises dans mon cœur avec la peur, finit par avoir le dessus. J'ouvrais lentement les yeux sur ce qui se cachait en moi, et j'essayais de comprendre.

J'avais quatorze ans. Les magazines de lingerie mixtes devinrent mon outil d'exploration. Je m'enfermais dans ma chambre et les ouvrais aux pages réservées aux hommes. Je laissais courir mes doigts sur les visages, sur les lèvres, sur les torses nus si parfaitement glabres des mannequins, sur les jambes, sur les cuisses et même, lorsque je m'en sentais le courage, sur la bosse arrogante qui se dessinait sous le tissus des caleçons de marque. J'écoutais mon pauvre corps, à l'affut de la moindre sensation. La plupart du temps, aux premiers signaux, je refermais brusquement la revue, terrorisé. Mais parfois... parfois...

Alors, j'ai voulu réfréner ces sentiments, et j'ai tenté de dresser mon corps. Je m'infligeais un véritable calvaire, me faisant du mal chaque fois que je sentais le désir monter à la vue d'un de mes semblables. Dans mes magazines, je n'ouvrais plus que les pages destinées à la lingerie pour femmes, essayant désespérément d'éprouver pour ces corps féminins, si étrangement différents, les mêmes choses que pour leurs homologues masculins. La lutte était vaine. Je finis par rendre les armes.

De plus en plus souvent, je me surprenais à rêver, dans la salle de bains ou dans ma chambre, laissant courir mes mains sur l'ensemble de mon corps, les prenant pour celles d'un autre.

Dans la maison de mon père, dans la cage d'escalier, un crucifix était accroché, sur lequel figurait un Christ de bronze. Bientôt, je n'eus plus le courage de le regarder. A toute heure du jour et de la nuit, je sentais sa présence. Il me rappelait mon péché, ma souillure. Il m'accusait. Il me consumait.

J'eus quinze, puis seize, puis dix-sept ans. Mon corps s'amaigrit, comme si le secret que je m'efforçais de contenir buvait toute mon énergie. Je me renfermai sur moi même, de peur qu'on me découvre, et perdis petit à petit les derniers amis qui me restaient.

Et le désir brûlant, interdit, grandissait, me dévorait toujours le cœur et le corps. Et la honte croissait avec lui, quand je me touchais, au fond de mon lit, et que je pleurais en silence.

J'eus dix-huit, puis dix-neuf, puis vingt ans, et rien ne changea. J'entamai des études de lettres à la fac. J'évitais les gens. Je vivais toujours chez mon père, le crucifix me faisait toujours détourner les yeux, et toujours j'étouffais sous le poids de ce fardeau si lourd. Et puis...

Et puis, il y eut ce soir...

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