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J'aimais le théâtre. Je ne jouais pas, j'avais assez de ma vie pour me composer un rôle, mais j'aimais me rendre au théâtre, et me laisser porter par le spectacle. Moi que ma solitude écrasait, je pouvais me fondre dans la masse du public, anonyme parmi les anonymes, et profiter, le temps d'une soirée, d'une expérience collective. Vibrer avec les autres, m'émouvoir avec eux, me laisser contaminer par leurs émotions, leurs réactions. En vérité, je recherchais autrui autant que je le fuyais.

Mais ce n'était pas tout. Voir devant moi des personnes de chair et de sang se métamorphoser, par les artifices du costume et du jeu, en ce qu'elles n'étaient pas me procurait, à moi qui aurait voulu pouvoir me changer définitivement en quelqu'un d'autre, un étrange sentiment d'apaisement.

Le théâtre, plus que toute autre forme de divertissement, me libérait. Il m'affranchissait de ma vie, m'extirpait de ma condition. C'était comme si les comédiens, depuis la scène, venaient à moi et, me prenant par la main, me transportaient vers d'autres lieux, d'autres temps, d'autres existences.

Ce soir-là, pourtant, le théâtre m'obligea brusquement à rentrer en moi-même.

J'assistais à une pièce donnée par une troupe de jeunes comédiens, dont certains étaient à peine plus vieux que moi, et qui s'étaient lancés dans le théâtre professionnel en parallèle de leurs études. Au dire des actualités culturelles, ils avaient fait leurs preuves au festival d'Avignon l'année passée, avec une création originale plutôt remarquée.

Ils avaient décidé de se lancer désormais dans l'adaptation de plusieurs classiques de la littérature française et étrangère, et ouvraient cet ambitieux projet avec Le Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde.

Je n'avais pas lu le livre. Je connaissais l'histoire dans ses grandes lignes: la beauté et l'orgueil de Dorian, le tableau maudit, la punition divine... Ce que je ne savais pas, ce que, dans mon ignorance de l'auteur et de son audace, je n'avais pas prévu, c'est que j'allais me retrouver ce soir-là face à face avec mon double.

Les lumières de la salle s'éteignirent. Une série de petits coups rapides, suivis de trois coups espacés, retentirent. Le silence se fit.

Le rideau s'ouvrit sur un décor épuré, mais qui rendait l'idée de raffinement et de pureté esthétique promue par les artistes et l'aristocratie britannique oisive de la fin du XIXe siècle. A gauche de la scène, côté jardin, un divan couvert de coussins persans. Au fond, côté cour, un paravent richement orné derrière lequel dansaient des ombres d'oiseaux et de branches agitées par le vent, figurant un jardin. La lumière tamisée donnait une impression de profonde intimité. On se trouvait dans l'atelier d'un peintre. Au centre trônait un immense chevalet, sur lequel était accroché le portrait en pied, grandeur nature, d'un jeune homme magnifique, à la longue chevelure dorée, aux traits délicats et au costume recherché. Il s'agissait, évidemment, de Dorian Gray. Près du chevalet se trouvait une petite table sur laquelle étaient disposés palettes, couleurs et chiffons, ainsi qu'un vase empli de fleurs qui avaient dû servir de modèles aux ornements du tableau.

Sur le divan, un homme que les dialogues nous présentèrent rapidement comme étant Lord Henry Wotton était avachi. Il tenait entre son index et son majeur, avec une négligence affectée, une cigarette dont il tirait de temps à autres des bouffées de fumée blanche.

De l'autre côté de la scène, un jeune homme de taille moyenne, aux cheveux châtains ébouriffés , faisait les cent pas dans l'atelier, s'arrêtait parfois un instant pour jeter un œil au tableau, puis reprenait sa marche, l'air préoccupé. C'était le peintre. C'était Basil Hallward.

Les deux hommes parlaient du portrait. Indiscutablement, c'était là le chef d'œuvre de la carrière de Basil ! Jamais il n'en avait fait de semblable, et jamais, certainement, il n'en referait plus ! Mais quelque chose n'allait pas. Quelque chose tracassait le peintre. Le tableau ne devait pas être exposé. La raison ? Il y avait mis trop de lui-même.

Sommé par Lord Wotton de s'expliquer, Hallward hésitait, contournait la question, jouait sur les mots, se perdait dans des considérations morales et esthétiques. Enfin, il céda.

Il raconta sa rencontre avec Dorian, et comment une étrange panique s'était emparé de lui lorsque leurs yeux s'étaient rencontrés. Ils avaient été présentés l'un à l'autre et puis, rapidement, Dorian était devenu sa muse. Il éprouvait pour le jeune homme une sorte d'idolâtrie fascinée qu'il se refusait à lui révéler. Il le voyait tous les jours, il en éprouvait le besoin. Si cela venait à cesser, son art en pâtirait horriblement.

Son art ! Je sentis le rouge me monter aux joues. Mes mains, posées sur mes genoux, se crispèrent. La vérité était évidente, aveuglante.

Basil aimait Dorian.

Je me mis alors à traquer dans son discours les signaux qui confirmeraient ma certitude. Les mots de Basil entraient en résonnance avec ma propre existence. Il parlait de « la confidence de son âme » ; il disait avoir appris, au cours de sa vie, à « aimer dans le secret ».

A chacun de ces indices, je tressaillais. Il me semblait que c'était l'aveu de mes propres sentiments qui étaient jetés en pâture à la salle. J'avais chaud, terriblement chaud.

La conversation des deux hommes fut interrompue par l'arrivée de Dorian, qui venait poser pour les touches finales de son tableau. Je n'écoutais plus. Mes yeux voyaient les comédiens évoluer sur scène, remuer les lèvres, mon cerveau captait des sons, mais ne les traduisait pas. Je voulais sortir. Tout mon corps aspirait à se lever de ce fauteuil, à quitter cette salle pour ne plus y revenir. Mais non, non ! C'eut été une insulte. Une insulte et un aveu.

La séance de pose s'acheva. Dorian et Lord Henry quittèrent l'atelier du peintre, laissant Hallward seul face au tableau terminé.

Alors la lumière changea, se teinta de rouge. Une musique s'éleva tandis que le masque d'impassibilité du peintre se déformait, s'effritait. Il eut une grande inspiration, comme si, pendant toute la scène précédente, il s'était tenu en apnée. Ses mains passèrent sur son visage, dans ses cheveux, le long de sa nuque. Basil se laissa tomber sur le divan, sans quitter le tableau des yeux. Brusquement, il se releva, s'approcha du portrait. Sa main droite, tremblante, fit mine de caresser le visage sur la toile, de suivre ses contours. Il approcha ses lèvres... Et tomba, brutalement, à genoux, aux pieds du jeune homme peint. Il se courba vers le sol. Un long cri rauque s'échappa de sa gorge, et le noir se fit.

Je me mordis les joues jusqu'au sang. De sa poitrine, le cri était passé dans la mienne, raisonnait en elle, et tentait de s'échapper. La panique montait, montait. Je pris une longue inspiration pour freiner sa course et, du bout des doigts, me mis à compter la musique pour détourner mon attention vers autre chose que mon angoisse.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Ce n'était que du théâtre. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Je n'étais pas en danger ici. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Personne ne lisait dans mon cœur.

Je respirai. La représentation de mes peurs me montrait, d'une certaine manière, que ma détresse était entendue, et comprise, sans que j'eu besoin d'en faire l'aveu. Je me calmai, mon attention se reporta sur la pièce.

La crise était passée. Plus tard, quand Basil reparut, elle ne revint pas.

La spectacle terminé, nous fîmes aux acteurs un véritable triomphe. Les applaudissements et les rappels n'en finissaient pas. Certains criaient à pleins poumons pour les féliciter. Les comédiens semblaient exténués, mais arboraient tous de larges sourires. Deux d'entre eux essuyèrent une larme. Je joignis mes cris à ceux des autres membres du public. Je me sentais vivant, euphorique, et comme soulagé d'une partie du poids qui pesait sur mon cœur.

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