LA FUGUE MUSICALE
Arrivé sur le quai, Zamir monta dans le dernier wagon qui d’ailleurs était à moitié vide. Assis près de la fenêtre, il laissait aller ses pensées au gré de son imagination pour fuir la pénible réalité de ces derniers mois passés avec ses parents. Ces derniers ne cessaient de se disputer violemment. Il y avait là dessous une histoire d’amour illicite d’un côté et un adultère de l’autre. La mère Oendresa n’avait pas pardonné l’infidélité de Kreshnick son mari. Elle voulait le punir et n'arrêtait pas de l'assommer de reproches et de critiques. La vie des adultes était décidément trop compliquée et ces scènes lui étaient devenues insupportables. Il a décidé de fuguer pour fuir une ambiance devenue délétère.
Il était parti de Kashar où il habitait avec ses parents, depuis 2 jours. Il avait gagné la capitale par la route en auto-stop, passant de voitures en camions, il avait aussi beaucoup marché. Arrivé à Tirana il avait fait un tour dans le centre ville, errant au hasard des petites rues, longeant le boulevard Jogu I pour arriver, par le boulevard Dëshmorët e Kombit, sur les bords de la Lanës. Puis fatigué par l’agitation, il finit par se diriger vers la gare pour continuer son voyage vers les montagnes. Malgré la faible distance à parcourir le voyage lui sembla durer une éternité. Il arriva à Proger en fin de journée, le soir commençait à tomber. Il était temps pour lui de trouver un endroit pour passer la nuit. Il avait emporté toutes ses économies mais il ne voulait pas tout dépenser trop rapidement d’autant que son idée était de trouver une vieille bâtisse, une vieille ferme pour s’y installer durablement. Il n’y avait pas d’hôtel dans le village et cela tombait bien car il devait rester discret. Il passa finalement la nuit dans un bosquet à l’entrée du village à l’abri des regards des habitants et surtout de la police. Car, à 17 ans il était encore mineur et ses parents avaient sûrement déjà signalé sa disparition depuis son départ. Au petit matin, il prit discrètement la direction de la montagne. Il suivit une sorte de chemin forestier avant d’entrer dans un petit chemin qu’il voyait au loin serpenter sur le flanc de la montagne. Il espérait trouver par là une bergerie abandonnée comme il en existait de nombreuses comme il l’avait lu dans le journal. A la mort des parents, les enfants vendaient très souvent les moutons et abandonnaient ferme et bergerie pour gagner les mirages de la ville et mener ce qu’ils croyaient être la grande vie. Zamir crapahuta de nombreuses heures avant d’apercevoir au fond d’un vallon une maison isolée parmi les cyprès. Il s’en approcha après avoir contourné un escarpement rocheux. La maison était bien abandonnée, cela semblait être une ancienne ferme. Une partie de la bâtisse était à moitié effondrée mais la maison principale était encore en bon état à l'exception des fenêtres qui n’avaient plus de carreaux. L’intérieur avait probablement été pillé, il ne restait plus qu’un vague tabouret, une cheminée avec quelques arsins, des chiffons traînaient çà et là. La construction avait subi les affres du temps et était quelque peu délabrée mais elle avait du caractère. C’est décidé il s’installerait ici loin de ses parents maintenant seuls dans leur maison vidée de sa présence. Il retrouverait là sa liberté, loin de sa mère jalouse et possessive qui voulait dominer sa vie et lui dicter ses amours. L’année dernière elle l’avait obligé à rompre avec sa petite amie, la douce Miranda au prétexte qu’elle était trop présente, trop envahissante. Elle estimait que Miranda le détournait d’elle. Il s’était institué un rapport de force pesant et les tensions avaient atteint leur paroxysme suite à l’infidélité de son père et à la mésentente de ses parents qui s’en suivit. Sa mère, sans doute torturée par la douleur, avait reporté sur lui une partie de sa colère, de sa peine. Elle se montrait trop souvent odieuse. Il rentrerait peut-être un jour mais ce n’était pas le problème du moment. Le sujet de l’instant était de trouver le nécessaire pour s’installer. Il parcourut rapidement les environs et les différentes petites dépendances. Il y trouva une vieille cuvette en plastique, un seau troué en zinc qu’il serait facile de réparer. De deux planches pas trop vermoulues tirées du plancher de ce qui, à la vue des vieux bidons d'huile, avait été un abri pour le matériel agricole, et d’un billot de bois il lui sera facile de construire une table. Pour les ustensiles de cuisine il avait remarqué en ville, dans la vitrine d’ une échoppe mi bazar, mi brocante, de vieilles gamelles ainsi que des casseroles. Son pécule devait largement couvrir la dépense. Tout cela représentait pour lui une quête joyeuse et bohême. En attendant, le midi il grignotait les fruits qu’il glanait dans le verger abandonné derière la maison. Le soir il descendait dans le village où il avait découvert une gargote pour avaler une ou deux parts de böreck et boire une bière Korça. Ensuite il allait furtivement faire un tour en ville. C’est là qu’il découvrit de jeunes musiciens jouant de la guitare. Puis il remontait dans son nouveau domaine et souvent il attrapait sa clarinette pour jouer la sérénade à la lune naissante. Zamir, malgré son jeune âge, est devenu virtuose. Il n’avait pas vraiment appris le solfège , il jouait à l’oreille comme on dit. Il avait appris par cœur quelques mélodies et il prenait plaisir à jouer des variations sur ces thèmes en lisant les notes écheveaux imaginaires. Au travers de ses variations il se racontait des histoires étranges se voyant génie sortant de sa fiole à la tombée de la nuit pour laisser courir ses doigts sur la clarinette et rentrer à l’aube. Il entendait les aboiements des chiens, le bruissement des arbres. Il jouait avec les ombres de la nuit en cherchant les étoiles qu’il devinait dans cette nuit troublée par les lumières de la ville encore trop proche. Une sorte de schizophrénie artistique en quelque sorte. Certes au petit matin il se réveillait seul et souffrait un peu de sa solitude mais finalement en quelques jours il avait bien réussi à s’organiser et à vivre dans des conditions très acceptables. Au fond, il s'entendait très bien avec lui-même. Il se disait qu’il avait réussi à créer une sorte de symbiose avec son environnement, il s’en ravissait. Au bout d’une semaine ou deux plus confiant qu’à son arrivée, lorsque la chaleur commençait à retomber il descendait en ville sur la petite place où il avait repéré les musiciens. Certains jouaient de la guitare, d’autres de la flûte, il y avait même un accordéoniste. Chacun disposait d’une boîte, d’un chapeau, d’une chaussures où les passants jetaient des pièces. Un jour il se dit que lui aussi pour charmer les passants, il amena sa clarinette et se mit à jouer là au pied d’un châtaignier. Son succès fut immédiat, les passants s'arrêtaient longuement pour écouter ses mélodies. Nombreux étaient ceux qui déposaient une pièce à ses pieds, d’autres semblaient hésiter mais, faute d’un sébille, repartaient tranquillement presque à regret. Tant et si bien qu’à la fin de la soirée il avait plus en poche qu’en arrivant. En regagnant ses pénates il se dit que finalement il pourrait peut-être vivre de cette façon, ce n’était pas ce qu’il avait envisagé au départ mais cela lui ouvrait des perspectives intéressantes. Ils renouvela donc l’opération plusieurs après midi. les passants, parfois il en reconnaissait, s'arrêtaient toujours pour l’écouter, maintenant il avait une boîte de sardines vide pour recueillir les piécettes. Un jour il décida de se créer un look remarquable. Avec l’argent qu'il avait accumulé depuis quelques jours, il s'acheta des nippes dans l'échoppe où il avait trouvé les ustensiles de cuisine. Il y trouva un chapeau pointu de sorcière, une cape ainsi qu’une vieille paire de savates. ce serait son déguisement pour jouer sa musique. Dans les jours qui suivirent ce fut le grand succès. les gens s’arrêtaient non seulement pour écouter la musique mais aussi et peut-être aussi surpris par son accoutrement. La boîte de sardine se remplissait tellement vite qu'il dut acheter un autre chapeau pour faire face à l’afflux de monnaie. Sa nouvelle vie lui convenait parfaitement bien que la solitude de ses nuits et de ses journées lui pesaient un peu. Mais tout allait si bien, du moins jusqu’au jour où un policier s’approcha de lui et lui lança: - Pourquoi ce chapeau de sorcière ? - Il n’est pas interdit de porter un chapeau n’est-ce pas ? Répondit -il plus ou moins insolemment. Un peu agacé par le ton de Zamir, le policier répondit sèchement: - Le port du chapeau non mais, la mendicité oui ! - Mais je ne fais pas la manche. Répondit Zamir plus respectueusement. - Et ça c’est quoi dans ce chapeau ? - Des pièces mais je n’ai rien demandé à personne, - Certes, répondit l’agent, mais les mendiants ne demandent rien non plus ! - Les gens me jettent des pièces parce qu’ils aiment la musique que je leur joue. D’un air menaçant le policier lui lança: - Ne fais pas trop le malin, je vois bien que tu es mineur et que tu as probablement fait une fugue. Zamir au bord de la panique baissa la tête. Et l’homme continua: - Tu t’es disputé avec tes parents, tu dors où, tu vis comment ? Zamir désormais bien humble tête baissée: - Oui je voulais protester contre leur comportement; je vis là haut sur les hauteurs, désignant le flanc de la montagne. L’agent resta un moment pensif, il se demandait probablement s' il devait amener ce garçon au poste de police et prévenir les parents ou s'il devait passer son chemin. Ce jeune homme malgré son insolence n’était pas dangereux et en dehors de cette histoire de pièces plus ou moins mendiées, il ne faisait pas de mal. Du coup lança à Zamir qui, par souci d’apaisement avait commencé à ramasser ses affaires sans oublier le chapeau: - Bon ça va pour cette fois mais je ne veux pas te revoir sur cette place. Et il reprit son chemin tout en grommelant on ne sait quoi. Zamir avait eu chaud, il termina de prendre ses affaires et il prit la direction de son refuge montagnard. Cette petite altercation l’avait chamboulé. il se mit à penser à ses parents qui sans nouvelle depuis son départ sûrement s’inquiétaient. Il eut un instant l’idée de les appeler mais cela aurait fait bouger les choses, la police, que ses parents avaient probablement alertée, n'aurait aucun mal à le retrouver pour le ramener chez lui. Il n’y était pas encore prêt. Il regagna son abri sans grand enthousiasme. La soirée fut morose et la nuit agitée, rythmée par les aboiements des chiens au loin et le passage des camions sur la route en contrebas. Mais au matin son coup de déprime était passé. Il fit sa toilette au puits qui l’approvisionnait en eau puis il mit un peu d’ordre dans la maison. Il faudrait bien qu’il trouve un autre matelas pour remplacer cette paillasse délabrée. En début d’après midi il se rendit de nouveau au bazar pour s’acheter de nouveau vêtement histoire de tromper la vigilance de la maréchaussée. Finalement il troqua partiellement sa tenue pour une nouvelle moyennant une soulte de quelques leks. Il se rendit sur la fameuse place et fit part à l'accordéoniste de sa mésaventure d’hier soir. L’homme se montra rassurant: - T’inquiète pas c’est Klajdi, il n’est pas méchant, c’est un père de famille tranquille. A moitié tranquille mais se sentant protégé par sa nouvelle apparence, il s’installa non loin des arcades qui donnent accès à la place. Ainsi il pourrait éventuellement voir arriver le policier. Le voilà reparti pour une série d’improvisations sur ses mélodies préférées. Les passants toujours aussi surpris par son look fantasque et sa maîtrise de la clarinette s'arrêtent pour l’écouter et beaucoup sèment leur obole dans la boîte à sucre qui lui sert maintenant d’escarcelle. En début de soirée, il décide de se rendre au théâtre municipal, qui n’a de théâtre que le nom. C’est en fait un vieux bâtiment qui comme les autres a gravement subi les affres des intempéries et du manque d'entretien. Il abrite cependant une scène et des rangées de fauteuils. De temps à autre une troupe de théâtre amateur vient y jouer une pièce et parfois il s’y donne un concert. C’est justement le cas ce soir, un orchestre vient jouer la neuvième symphonie de Beethoven. Quelques personnes faisaient déjà la queue pour acheter leur billet. Zamir aurait bien pris place dans la queue mais 1000 leks le concert c’était trop pour lui. Il se rapprocha d’une jeune ouvreuse qui contrôlait l’accès, probablement une étudiante qui avait trouvé dans ce job un moyen de petite subsistance. Tout sourire il la complimenta sur sa beauté, la jolie couleur de ses yeux. Mais la donzelle ne fut pas dupe et quand Zamir lui dit combien il aimerait assister au concert elle lui répondit sèchement: - C’est facile il suffit d’acheter un billet, - Manque de chance, lui répondit t-il, en ce moment je manque d’argent, - Ah je comprends tu es du genre resquilleur, rétorqua la jeune fille, - Non mais j’adore la neuvième symphonie de Beethoven, je la connais par coeur, - Resquilleur et prétentieux en plus, s’écria t-elle, - Non c’est faux, lui répondit t-il. Dépité par l’accueil si peu agréable de l'ouvreuse, il tourna les talons et reprit la direction de la place aux musiciens. Il se faisait déjà tard et les promeneurs commençaient à la déserter pour aller dîner. Il décida de faire de même et se dirigea vers la gargote où il avait ses habitudes; Après avoir englouti deux parts de böreck, le dépit ne lui avait pas coupé l’appétit, il rentra l’esprit tumultueux comme une mer agitée par la houle. Le ciel était parfaitement limpide au-dessus de sa montagne, la lune auréolée d’un halo rougeâtre apparaissait derrière une crête. Arrivé là haut, contrairement à d’habitude, il n’eut pas le cœur à jouer ses habituelles sérénades au clair de lune. Allongé dans l’herbe déjà humide de rosée, ce soir il ne comprenait plus pourquoi il avait fugué et quitté ses parents. La colère et la rancoeur qu’il nourrissait contre ses parents étaient tombées. Finalement la musique n’avait été qu’unrefuge, en apparence plutôt qu’une réalité. Il s'endormit ainsi à même le sol sous la brise du soir.
Au lendemain, c’était décidé il devait remettre de l’ordre dans sa vie. Sans même faire sa toilette, il attrapa son sac pour descendre le sentier avec la ferme intention de se rendre au bureau de poste. Mais pour faire quoi au bureau de poste. Envoyer un télégramme à ses parents ! Évidemment cela allait révéler l’endroit où il se trouvait mais quelle importance finalement. Il envoya donc un télégramme avec ces mots: “ Vive la musique”. Une semaine plus tard, laissant tout son fourbi sur place, il quitta la vieille maison pour rentrer à Kashar. Il était sûr que pendant sa longue absence ses parents s’étaient rendu compte qu’il existait et qu’il n’était pas responsable de leur déboire. Grâce à cette fugue, qui leur avait montré qu’il pouvait être indépendant, il espérait avoir grandi à leurs yeux. Cela n’avait pas été une vraie rupture, plutôt une sorte d'orage tumultueux, à distance et sans échange de mots. Les actes sont parfois plus éloquents que les discours.
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