EUGENE LEMARCHAND POILU DE LA 1ère HEURE
La grande guerre est terminée depuis de nombreux mois, les belligérants des deux camps pansent leurs plaies. Soldats et officiers regagnent leur foyer, du moins ceux qui ont survécu à l’enfer des assauts sous les tirs de mitrailleuses ou aux bombardements de l’artillerie. Survécus mais dans quelles conditions et vivants mais à quel prix ? Ils sont des milliers à rentrer estropiés, amputés ou la tête fracassée par un éclat d’obus. La chirurgie de guerre a fait et fera beaucoup de progrès mais rien ne peut remplacer une jambe ou un bras. Encore moins la moitié du visage ou la mâchoire de ceux que l’on appelle les « gueules cassées ». Parmi ces soldats survivants on trouve bon nombre de pauvres bougres, à demi mort-vivant, atteint d’obusite, troubles neurologiques engendrés par la peur, le stress causé par les bombardements incessants et le bruit lancinant des mitrailleuses. Ils ont été pendant longtemps considérés comme des simulateurs, des menteurs par l’Etat Major voir les médecins dont les Dr Sicard, Roussy et Porot neurologues renommés de leur état, tous étant restés bien cachés bien à l’arrière du front... Pourtant on connaissait déjà ce phénomène à l’époque des guerres napoléoniennes, puis lors du conflit russo-japonais en 1904, on l’appelait alors « le vent du boulet ». Eugène Lemarchand est l’un de ces poilus atteint d’une forme sévère d’obusite.
Ils furent des milliers à rentrer dans leur foyers en transitant par la gare de l’Est à Paris. Les familles venues les accueillir scrutaient ces milliers de visages à la recherche de leur fils ou de leur frère. Germaine et Marius Lemarchand étaient de ceux-là. Ils ne rataient aucun train de soldats revenants du Nord Est. Ils étaient sans nouvelle depuis des mois de leur frère aîné versé au 5ème régiment d’infanterie en 1916 en renfort des troupes engagées dans la bataille de Verdun. Il avait été porté disparu ainsi que d’autres de sa compagnie pendant ladite bataille.
Depuis deux ans ils n’avaient pas ménagé leurs efforts pour retrouver la trace de leur frère, sans succès. Inlassablement depuis l’armistice et le début du retour des poilus qui s’intensifiait à partir du printemps 1919, ils hantaient les couloirs et les bureaux des autorités militaires, des bureaux de démobilisation et de la Croix Rouge.
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C’est un jour de décembre 1916 que sa compagnie fut prise sous le feu ennemi qui pendant près de deux jours les bombarda jour et nuit. A l’aube du 2ème jour, les tirs s’arrêtèrent, sans que étrangement les troupes du Kaiser ne donnent l’assaut sur ce qui restait des tranchées françaises. Tout autour ce n’était que désolation, entre monticules de terre et cratères d’obus tout avait été labouré sur plusieurs dizaines de centimètres de profondeur comme par une énorme herse. Plus un arbre, que des restes de troncs éclatés, arrachés. Des pans entiers de tranchées avaient été éventrés, des mètres avaient été comblés par les projections de terre et de débris. Les équipes de secours envoyées sur place avaient d’énormes difficultés à progresser à la recherche de survivants. C’est là au milieu d’une partie de tranchée éventrée qu’un infirmier cru entendre des appels. Cela semblait venir de cet amoncellement de terre et de troncs à moitié calcinés. Plusieurs s’activèrent à déblayer l’endroit. C’est bien de là que venaient les appels, les terrassiers tombèrent sur les restes d’une casemate dont le goulot d’entrée avait été enseveli. Deux soldats et un caporal y avaient trouvé refuge et du coup avait survécu à la pluie d’obus. L’un deux avait une importante plaie dans le dos, un infirmier fut appelé pour un pansement.
Le reste de l’équipe poursuivit son chemin retrouvant çà et là des cadavres, certains à moitié déchiquetés, tous plus ou moins recouverts de terre et de cailloux. Ils s’efforçaient de les identifier parfois d’en rassembler les morceaux, un travail écœurant. Les quelques survivants étaient secourus, réconfortés tant bien que mal.
C’est au détour d’un coude qu’ils aperçoivent ce qui pouvait être un poilu le corps au trois quart enseveli sous un amas de terre. En s’en approchant l’infirmier le cru mort, à leur approche il ne bougea pas, il semblait pétrifié. C’est en lui attrapant la main qu’il en perçut la chaleur.
L’homme était bien vivant. Après l’avoir débarrassé de sa gangue de terre il découvrit l’homme recroquevillé sur lui-même. Il était torse nu et il semblait ailleurs, perdu on ne sait où les yeux dans le vague. Il ne répondait pas quand on l’interrogeait sur son nom, quand on lui demandait si il avait mal quelque part. Ils ne réussirent pas à le faire sortir de son coin. Il était vraiment pétrifié. Quand ils tentèrent de l’attraper et de le faire sortir, les soldats s’aperçurent que son corps entier n’était qu’une contracture, ces bras repliés sur son torse ne se dépliaient pas comme ses jambes repliées sous lui. Impossible donc de le faire marcher. Après de longues minutes de palabres auquel l’homme semblait indifférent, il fut décidé de l’évacuer tel que, en le posant sur le côté dans une civière. C’est ainsi qu’il fut ramené à l’ambulance installée en contrebas. Après un transit de 48 heures, l’homme fut rapatrié vers les lignes arrières avant d’être transféré à l’hôpital de campagne de Verdun.
Il y avait un autre problème, il ne portait plus sa veste et il n’avait pas de papier ou de document sur lui, impossible de l’identifier. C’est à l’hôpital que le médecin chef s’aventura à un diagnostic : syndrome d’obusite. Les officiers et les médecins militaires avaient noté la multiplication de ces cas de léthargie et d’états de mutisme. Mais pour la plupart de ces derniers, ces soldats n’étaient que des simulateurs qui avaient trouvé ce moyen pour se faire déclarer inaptes et rentrer chez eux. Dans le cas présent et compte tenu des symptômes cela ne pouvait pas être cela. Le mutisme et la psychasthénie passent encore, mais difficile de simuler sur le long terme une contracture généralisée. Ce n’est qu’au fil des jours que les membres de l’homme se détendirent si bien qu’il pouvait se mettre dans une pseudo position allongée ce qui facilitait grandement la tâche des infirmières. Mais l’homme n’était pas libre de ses mouvements et ce sont ces dernières qui devait « le manœuvrer », il ne pouvait toujours pas marcher. Par ailleurs l’hébétude persistait, les yeux dans le vide il semblait fixer un point à l’infini. Il était complètement indifférent à son environnement, au questionnement et même au bruit que l’on provoquait comme absent, verrouillé à l’intérieur de lui-même. Un neurologue conseilla au médecin chef un nouveau traitement que les médecins militaires commençaient à expérimenter sur les soldats atteints de forme cataleptique : des injections de strychnine ! Des résultats significatifs bien que parfois transitoires avaient été obtenus.
On appliqua donc le traitement à ce soldat non identifié qui au moins allait échappé aux « torpillages électriques », sorte d’électrochocs pratiqués par exemple au Fort St André à Salins par le Dr Gustave Roussy. Le traitement apporta une amélioration certaine pour Eugène qui retrouva une mobilité incertaine mais acceptable. Il suivait docilement, comme un enfant, quand une infirmière l’entraînait en lui tenant la main. Faute de pouvoir être identifié une fiche de signalement fut adressé au service en charge de retrouver les soldats et officiers disparus. On savait au moins qu’il appartenait à la 2ème Cie 5ème RI qui se trouvait stationnée dans les tranchées de cette zone.
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Germaine et Marius poursuivaient activement leurs démarche. Devant tant d’énergie dépensée et devant tant d’abnégation un gratte papier de la Croix Rouge leur redonna un semblant d’espoir. Après l’armistice en 18 et la signature des accords de Versailles en 19, de nombreux poilus blessés avaient été transférés dans des hôpitaux militaires et y demeuraient encore. Germaine décida d’entamer la tournée des hôpitaux militaires, pourquoi pas ? Et si la chance leur souriaient enfin ? Mais il existait de nombreux hôpitaux militaires, principaux ou complémentaires, voire des hôpitaux civils ou bénévoles parfois temporaires qui participaient ou avaient participé aux soins des blessés. Finalement elle décida de commencer par les hôpitaux de Verdun et sa proximité immédiate, il fallait bien commencer quelque part.
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Elle parcouru ainsi plusieurs hôpitaux ou infirmeries préexistants ou aménagés temporairement à Verdun comme à la Congrégation Notre Dame, à la caserne de Glorieux, et dans différents collèges ou écoles, orphelinats. Elle se présenta à l’Hospice Mixte St Nicolas, un hôpital complémentaire rue d’ Anthouard à Verdun. Un médecin de la caserne de Glorieux lui avait dit que ce dernier avait regroupé un certain nombre de soldats blessés ou malades non identifiés. A l’accueil on l’envoya vers une infirmière chef, qui lui proposa fort aimablement, de l’accompagner visiter les patients pouvant correspondre à sa description.
C’est dans la salle commune n°2 qu’elle aperçut la silhouette d’un homme prostré debout au pied de son lit, en s’approchant son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine, c’était lui, son frère, vivant. Malgré sa maigreur extrême et son faciès au regard vide, elle en était sûre.
D’ailleurs elle distinguait vaguement l’épi sur la droite de sa tête, que dans son souvenir il n’arrivait pas à maîtriser lorsqu’il se coiffait. Elle se posta en face de l’homme qui n’eut aucune réaction, il ne la voyait même pas et ne répondit pas plus à ses questions. Germaine révéla que son frère s’appelait Eugène Lemarchand, qu’il était né en 1894, le 6 mars. Il faisait donc partie de la Classe 1914. Ses lettres ne mentionnaient ni son régiment, ni son affectation, la censure postale ne l’aurait pas acceptée. Elle n’en savait pas plus sur son recrutement militaire si ce n’est que domicilié à Pantin son enrôlement avait été fait à Paris dans la Seine.
Dans les mois qui suivirent Germaine effectua plusieurs visites, pour certaines en compagnie de Marius auprès du Médecin Chef avec grand renfort de photos.
Les autorités militaires de la Seine avaient identifié un soldat Eugène Lemarchand de la classe 1914. Il portait le n° de matricule 2942 et il avait été affecté au 5ème RI. Le matricule 2942 avait bien été porté disparu début décembre 1916. Les autorités de la 6ème région militaire avaient confirmé la présence de sa compagnie sur les lieux en 1916. Enfin une demande fut adressée au Tribunal Civil en vue d’obtenir la mise sous tutelle sous la responsabilité de Marius. Le jugement fut rendu le 19 janvier 1920, le juge valida le dossier à la vue de tous les éléments fourni. Eugène retrouva les siens sans même en prendre conscience. Sa famille et notoirement sa sœur qui resta célibataire en prirent soin jusqu’à son décès en 1926 due à l’inanition malgré les efforts de ses proches pour l’alimenter.
Eugène Lemarchand est parti sans jamais retrouver ses esprits. Et, bien entendu ni lui, ni sa famille ne reçurent la moindre reconnaissance.
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