Prologue

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   Ses jambes le conduisent hors du lit.

Loin des cauchemars ; du moins, l’espère-t-il.

Il a besoin d’air.

Mais à peine eut-il franchi quelques pas vers le balcon…

Il la sentit.

Son regard, immobile et immuable, le transperce.

Il s’arrête.

Là.

À mi-chemin entre les draps froissés et les portes vitrées.

Il ne peut lui faire face.

Il en est incapable.

Comment aurait-il pu ?

Elle était partout. Mais il ne la retrouve nulle part.

Pourtant, il ne peut se résoudre à voiler ce portrait.

Le garder ainsi accroché… Était-ce vraiment pour se souvenir d’elle ? Ou pour ne jamais s’absoudre ?

Il cherche instinctivement sa main ; mais ses doigts enlacent le vide.

— Liméline…

Son nom glisse hors de lui en un soupir.

Les paupières closes, il s’imagine la douceur de sa peau,

La tendresse de ses caresses.

Sa chaleur…

Le soleil de son existence.

Le bleu de ses yeux.

Ces yeux…

Ils savaient lire son âme.

Il se noyait dans son regard.

La couleur cramoisie de ses pommettes lorsque son rire fendait la pièce.

Ce rire…

Il composait une symphonie merveilleuse mêlé à ceux de leurs enfants.

Ses lèvres s’étirent légèrement, tandis qu’une larme ruisselle le long de sa joue.

La seule qu’il s’autoriserait à verser cette nuit.

Lorsqu’il rouvre les yeux, elle lui fait face. Ses doigts effleurent distraitement la joue de Liméline. La surface rugueuse et poreuse de la peinture lui est douloureuse.

Elle s’écaille.

Quand s’était-il rapproché ?

Ses jambes vacillent sous le poids du silence.

Mais il reste debout.

Non pas par force. Par habitude.

Dix ans.

Et pourtant, la voir ainsi représentée lui est toujours aussi insupportable. Il maudit autant qu’il bénit ce portrait.

Sa simple présence suffit à balayer les démons qui habitent ses nuits.

Elle les remplace.

Sous la lueur des lunes, son teint autrefois chaleureux devient livide. Les craquelures dévorant ses traits, figés à jamais ; elle le hante par son absence.

— Liméline…

L’écho de son murmure s’étiole entre les murs.

— Pardonne-moi.

Mais il ne sait plus.

S’excuse-t-il pour ce qu’il avait brisé, ou pour ce qu’il allait détruire ? Pour les fautes passées, ou celles qu’il n’ose encore imaginer ?

De qui veut-il le pardon ?

Est-ce pour lui-même ? Ou à elle ?

Il ne reçoit que le silence en réponse.

Il ne lui reste d’elle qu’une toile fanée et des promesses brisées : « protège-les…Priam. » Ces mots, sa dernière volonté, murmurés alors que la vie la quittait.

Priam sait qu’elle ne les avait pas dits seulement pour leurs enfants, mais aussi pour son peuple.

Il avait échoué à honorer ce serment silencieux. Et il continuerait à faillir.

Leurs enfants avaient été assassinés. Aujourd’hui, les Déhides n’ont jamais été aussi proches de leur extinction.

— Pardonne-moi, Liméline…

Il tombe à genoux, vidé.

Ses épaules s’affaissent sous le poids des regrets.

Il s’oblige – s’inflige – à regarder une dernière fois cette pâle esquisse de celle qui l’avait aimé.

Chaque fissure dans la toile lui rappelle l’irréparable. Tel le reflet délavé d’un amour qu’il ne pourra jamais effacer ni racheter…

Puis, lentement, il détourne les yeux, le cœur lourd. Le poids des promesses trahies l’écrase plus que le vide de la chambre.

Pourquoi lui avoir pris tout ce qui lui était cher ? Tout ce qu’il avait bâti ?

Il inspire profondément, les dents serrées, refoulant le chagrin et la souffrance. Il a juré sur sa tombe. Le seul serment qui lui reste, le seul qu’il peut encore honorer.

Un serment que Liméline haïrait plus que tout…

De nouveau debout, il sort sur le balcon. Les yeux rivés sur les dunes du désert jonchées d’or sous les lueurs de l’aube, il menace de se souvenir ; Liméline adorait cette vue…

Un frisson glisse le long de sa nuque, le dérobant à ses pensées. L’air vibre légèrement, sans que la brise ne s’en mêle.

Quelque chose venait de se mouvoir derrière lui. Un glissement. Léger. Presque un soupir dans la pénombre de la chambre.

— Encore en train de te morfondre sur le passé, Priam ?

Sa voix brise le silence. Il se fige.

Il connaît ce timbre. Ce timbre-là.

Il se retourne, lentement, comme s’il redoutait ce qu’il allait voir.

— Lim… Rhéi ?

La douceur dans sa voix disparaît aussitôt, happée par l’ombre crachée par le tableau.

La jeune femme entre dans la lumière. Ses yeux le toisent comme si elle pouvait voir par-delà les siens.

— Moi aussi, je suis contente de te voir, papa !

Elle rit, légère — et son rire, ce rire-là, le transperce.

Le même que celui de sa bien-aimée. Le même éclat dans les yeux.

— Je vais bien, c’est très gentil de demander, poursuit-elle, faussement enjouée.

Ses bottes tapent sur la pierre du balcon. Il n’ose plus la regarder, le fantôme de cette nuit est encore trop présent.

— Après sept ans, tout de même. C’est long. Mais je suis touchée par ton accueil chaleureux. Vraiment.

Elle prend appui sur la rambarde.

Il ne répond pas.

Il ne peut pas.

Car tout ce qu’il voit, c’est elle.

Elle l’observe un moment, silencieuse, avant de soupirer, lasse.

— Bon. Puisqu’on ne prend pas des nouvelles, j’vais m’y coller. C’est la merde, Priam.

Son ton reste léger malgré ses propos.

— Les Ishaëls ont capturé une Déhide dans le but d’en faire une arme contre toi. Je ne sais pas comment, mais ils savent que tu es en vie. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils m’ont envoyé enquêter sur le camp de Damas dans la Forêt des Rêves. Je…

Sa voix tremble légèrement tandis que son regard se perd un instant vers l’horizon.

— J’ai… J’ai essayé, Priam. Mais les Ishaëls ne m’ont pas envoyé seule. Il y avait un Lycanide instable avec nous et je n’ai pas réussi à l’arrêter sans risquer de compromettre ma position.

Elle le fixe cette fois.

— Vaména était parmi eux. C’était une enfant, Priam. À quoi tu pensais en l’envoyant à l’extérieur de cette forteresse ?

Son cri sort Priam de sa léthargie. Il ne voit plus le fantôme de sa femme, mais bien Rhéi devant lui.

— Tu devais les protéger, murmure-t-il, la mâchoire serrée.

Elle hoche la tête, un sourire sans joie aux lèvres.

— Et toi, tu nous as promis une terre d’asile. Tu devais nous protéger. Tu devais honorer Liméline. Si tu avais tenu tes engagements, Lika et…

La barrière se brise entre les doigts de Priam.

— Ne. T’aventures. Pas. Sur ce terrain, Rhéi.

Elle ignore sa mise en garde.

— Tu ne fais que ça depuis qu’elle nous a quitté : détruire. Mais tout ce que tu fais, c’est envoyer des gamins crever pendant que tu restes cloîtré ici, à ruminer ta haine comme un vieillard s’accroche à ses os brisés. Tu fais quoi, au juste ? Tu pleures Liméline, ou tu la piétines ?

Il vacille, mais ne lui laisse aucun répit.

— Tu voulais être un guide, un père, un protecteur. Tu étais Priam, le Protecteur. Mais cet homme a été enterré avec Liméline. T’as choisi la vengeance. Comme un lâche. TU vaux pas mieux que ces usurpateurs. Mais au moins, les Ishaëls, contrairement à toi, ne se cachent pas derrière des excuses.

Elle le dépasse, tourne le dos au désert.

— Elle t’aurait maudit pour ce que tu es devenu.

Un dernier regard. Ni haine ni amour. Juste une désillusion tranchante comme une lame.

— Et moi… j’suis pas ton fantôme. Je ne suis pas son souvenir, insiste-t-elle. Et surtout, j’suis pas là pour pleurer avec toi.

Il ne répond rien. Non pas parce qu’il n’a rien à répondre, mais parce qu’il n’y a rien à ajouter.

— L’heure est venue de faire tomber les faux dieux de leur trône volé, clame-t-il simplement.

Il n’a pas besoin de préciser. Elle soupire de soulagement.

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