Chapitre I
— Recommence.
D’un geste vif, Olga éteint les trois bougies que je venais tout juste d’allumer.
— Le contrôle, Méthée.
Je me renfrogne sur ma chaise. L’odeur des mèches fraîchement brûlées me gratte la gorge.
Le contrôle, répété-je mentalement, l’imitant. Facile à dire, quand on a plus de soixante ans d’expérience...
Mon pied tape frénétiquement sur le sol. Je dois plaquer une main sur ma cuisse pour le calmer.
Allez… c’est pas sorcier, Méthée. Juste une petite bougie de rien du tout. Une seule.
Je me redresse et avance mon bras sur la table. Je secoue un peu les épaules, espérant dénouer ce nœud dans mon dos.
J’inspire.
Les paupières closes, je visualise... la flamme jaune vive, la chaleur qui en émane. La subtile odeur citronnée de la cire.
De légers picotements envahissent la pulpe de mes doigts. Je m’efforce de canaliser la vague de chaleur pour la concentrer en un point.
Je rouvre les yeux.
Les contours de la table se distordent. Une sueur tiède glisse le long de ma tempe. Puis, le son sec d’un crépitement vient se mêler au clapotis de la pluie qui claque contre les carreaux. Une flammèche bleutée jaillit, hésite… puis prend, enfin, la bougie centrale.
Je souris. Trop tôt.
Deux brasiers fugaces éclatent pour s’éteindre aussitôt, ne laissant qu’un soupçon de fumée et un pauvre tas de cire molle. Je maudis ma propre médiocrité : qu’est-ce que je croyais ?
Je bascule en arrière. Si je pouvais, je me fondrais dans le dossier de cette chaise. À la place, je fuis son regard et fixe la fenêtre.
Je n’ai pas le courage d’affronter la déception de ma mère. Pas après un échec aussi lamentable. Encore une fois.
Dehors, l’orage menace au loin. Des nuages épais, difformes, s’amoncellent et abattent un voile de nuit sur le manoir, alors que le zénith brillait encore fièrement quelques minutes auparavant.
Le chêne de la cour devient sinistres. Un éclair projette l’ombres de ses branches sur les murs de la bibliothèque.
Le tonnerre éclate.
— Lorsque je travaillais encore pour la Congrégation des Manciens…
Je sursaute. La gorge sèche, je déglutis, presque douloureusement.
— … j’ai enseigné à des enfants qui avaient une plus grande maîtrise que toi, Méthée.
Elle soupire. Le froissement de ses vêtements et le claquement de sa canne résonnent à chaque pas.
— Tu seras bientôt adulte, reprend-t-elle, calme, calculatrice. Pourtant, le contrôle de ton Nhilm est toujours aussi chaotique. Alors…
Elle plaque ses mains sur la table. Sa canne tombe, rebondit, dans un fracas assourdissant.
Je me tourne vivement vers elle. Le souffle suspendu, ses yeux gris me clouent. Le vent pousse avec force contre les vitres. Un frisson électrise mon échine, hérissant mes poils.
— …recommence.
— J ’ai besoin d’une pause, mère. S’il vous plaît, imploré-je.
Une main appuyée sur le bureau, elle se penche pour ramasser sa béquille. Puis, sans un regard pour moi, elle s’éloigne.
D’une démarche bancale et saccadée, elle gagne le fauteuil en velours, dans l’angle. Une fois installée, ses iris orageux accrochent les miens.
Un sillon blanc déchire le ciel.
— Tu ne quitteras cette pièce que lorsque tu auras réussi à faire ce que je te demande.
Elle croise les mains sous son menton.
— Mais ça fait des heures…
— Et tu n’as fait aucun progrès.
Je serre les poings, le cœur tambourinant dans mes oreilles.
— En effet, cela fait des heures, et nous sommes toujours là.
Sa voix ne cache pas sa déception.
Je me lève. Ma chaise tombe dans le mouvement, son fracas se mêle au tonnerre. Mes yeux dans les siens, je fulmine.
Olga m’observe, impassible, avant de se lever.
Sa canne fend l’air entre nous.
Soudain, une douleur fulgurante transperce mon épaule, jusqu’au bout de mes doigts. Je baisse la tête, ébêtée.
Un épais sillon rouge s’écoule le long de mon bras. Une petite flaque naît déjà à mes pieds. J’applique ma main intacte sur la blessure. Mon visage se tord.
Je n’arrive pas à le croire.
— Le contrôle, Méthée.
Je me suis déjà retrouvée couverte de bleus, ou le visage dans la boue. Mais jamais elle ne m’avait blessée au point de saigner.
J’ouvre la bouche pour parler, mais un pitoyable gémissement s’en échappe.
Elle recommence. Sa canne fouette le vide. Un second projectile de vent déchire ma chair, au niveau de la cuisse cette fois.
Je vacille.
Je me rattrape de justesse.
Mais un troisième… puis un quatrième assaut. Elle ne me laisse aucun répit. Ma vision se trouble. Mes membres meurtris tremblent.
— Arrête… la supplié-je d’un murmure.
Elle continue.
Ça suffit...
Je hurle. Elle se fige, à bout de souffle.
— Pourquoi…
J’articule à peine.
— Pourquoi ? réessayé-je les dents serrée.
La douleur s’efface peu à peu.
— J’ai toujours fait ce que tu m’ordonnais. J’ai toujours fait de mon mieux. Quoi que je fasse… Ça sera jamais suffisant !
Je dégage les mèches collées sur mon front. L’odeur acre et métallique de mon sang me donne la nausée.
— On a plus beaucoup de temps.
Son ton sonne comme un aveu. J’aurais jurer que son visage s’était déridé. Trop subtilement.
— De quoi tu parles ?
Ses lèvres pincées s’entrouvrent.
Le tonnerre gronde. Les étagères frémissent.
Puis, silence.
Toujours silence.
— C’est toujours pareil. Quand je demande des réponses, t’esquives.
Je sens la température montée, et je ne fais rien pour la contenir. Des flammes bleues dansent autour de mes mains. Elles caressent ma peau sans la brûler.
Olga abaisse lentement sa canne. Elle s’appuie avec force sur cette dernière, dissimulant à peine la souffrance dans ses jambes.
Je contourne le bureau sans la quitter des yeux.
— Après toutes ces années.
Mon feu vacille.
— Tu penses pas que je mérite des réponses, Olga ?
Le pommeau de sa béquille lui glisse entre les doigts. Ses jambes lâchent.
L’orage s’éloigne. L’averse se calme.
Elle essaie de se relever, mais ses efforts sont vains. Mes yeux agrippent ses jambes, incapables de fuir la vision des brûlures qui les marquent. Sa jupe dévoile des mollets entièrement calcinés.
Ma poitrine se serre.
Je remonte lentement le regard le long de ses jambes, suivant un chemin invisible. Je sais que sous ses vêtements, sa peau est meurtrie, brûlée sur chaque centimètre.
C’est de ma faute…
Mes flammes maudites s’éteignent.
J’hésite.
Olga trouve la force de se hisser à l’aide de sa canne. Je n’ose pas bouger, ni croiser ses prunelles. Je l’entends dépoussiérer le tissus de ses habits.
— Va panser tes plaies. Nous arrêtons là pour aujourd’hui.
Elle me tourne le dos et s’en va sans attendre de réponses.
Une larme coule sur ma joue lorsque la porte claque. Et j’éclate en sanglot silencieux.
Annotations
Versions