Les étrangères

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La nuit tombait lentement, étirant ses draps d’encre sur le monde. Les couleurs pourpres du ciel s’éteignaient une à une, emportant avec elles les dernières pulsations du jour. Dans le silence du crépuscule, la jeune femme alluma le feu de sa cheminée. Comme chaque soir, c’était un rituel. Un acte simple, presque sacré.

Elle s’installa dans son vieux fauteuil gris, celui qui faisait face à la fenêtre. Là, immobile, elle observait le ciel passer du rouge profond au noir de velours. Les minutes s’égrenaient. Le bois craquait dans l’âtre. Et puis, soudain, deux coups frappés à la porte.

Secouée de sa torpeur, Elena hésita. Elle pensa d’abord à son voisin — celui qui avait le verbe lourd et l’œil trop curieux. D’un pas lent, presque résigné, elle s’approcha. Deux nouveaux coups résonnèrent. Plus secs. Plus appuyés.

Elle ouvrit.

Ce n’était pas son voisin.

Sur le seuil se tenait une silhouette étrange. Un être drapé de gris, ni homme ni femme, à la longue chevelure noire et au teint pâle comme le marbre. Sous ses yeux, des cernes abyssales, creusées par une fatigue qui semblait dater d’un autre âge.

Bonsoir, Elena.

Elle ne répondit pas. Mais elle s’écarta légèrement, laissant l’étranger entrer. Il alla s’asseoir, sans un mot, dans le fauteuil près du feu. Elena, calme, versa deux verres de vin rouge. Puis elle vint s’asseoir face à lui.

Je vous imaginais autrement, dit-elle en tendant un verre.
Ah oui ? Et comment donc ?
Plus grande. Squelettique. En noir. Avec une faux, peut-être. Vous avez presque l’air… humaine.
Je n’aime pas le noir. Ce sont des clichés, tu sais. Les vivants aiment se faire peur. Mais en vérité, je ne suis pas si différente de vous.

Elena acquiesça en silence, sirotant son vin. Elle n’était qu’à moitié surprise. La Mort, venue frapper à sa porte. Après tout, elle l’avait si souvent appelée, dans le silence de ses soirs solitaires.

Que me vaut votre visite ?, demanda-t-elle. Est-ce mon heure ?
Non, Elena. Pas ce soir. Je ne me déplace que rarement pour chercher les âmes. Elles sont nombreuses, et les appels, constants. Mais toi… je t’ai entendue. Si souvent. J’ai pensé que tu méritais une réponse.
Alors vous êtes là… pour parler ?
Oui. Pour écouter, aussi. Tous les soirs, tu poses des questions au vent. Ce soir, je suis venue y répondre.

Un silence doux s’installa. Le feu dansait dans l’âtre, projetant des ombres longues et vacillantes sur les murs.

Si seulement Dieu était aussi attentionné que vous…, souffla-t-elle. Comment vivez, vous ? Enfin… vous avez une vie ?
Voilà une question rare. La plupart veulent savoir comment ils vont mourir. Mais toi, tu veux savoir si je vis. C’est touchant.
Elle laissa échapper un petit sourire.
Et alors ?
Je n’ai pas vraiment de vie, mais j’ai un rôle. Une fonction essentielle. Je suis l’équilibre. Imagine un monde sans Mort. Le chaos pur. Et je te l’assure : c’est une montagne de paperasse. Suivre les trajectoires, les choix, les regrets. Evaluer. Comprendre. C’est un travail immense.
Et vous jugez ?
Pas directement. Je suis un rouage. Un témoin. Imagine un procès : des juges, des plaidoyers, des contre-arguments. Je suis la greffière silencieuse. Mais il m’arrive, parfois, d’intercéder.
De tricher ?
D’intervenir.

Elena leva un sourcil, intriguée.
Pour qui, par exemple ?
Des gens comme toi. Solitaires. Lucides. Des êtres qui ne fuient pas. Qui ne détestent pas. Qui ne supplient pas non plus. Des êtres fatigués, mais encore debout. Et parfois… parfois je m’attache.

Elle baissa les yeux.
Je ne pense pas que quelqu’un m’attende, de l’autre côté.
Tu serais surprise, Elena.

Elle releva la tête. Son regard détailla la Mort, lentement. Ce n’était pas un spectre. Pas un démon. Juste une figure usée, aux gestes calmes. Mais ses mains… ses mains trahissaient autre chose. Longues, fines, recouvertes d’un gris laiteux qui virait au bleu cendre aux extrémités. Des mains faites pour porter l’éternité.

Pardonnez mon impudence… mais vous avez l’air fatiguée.
Je le suis.
On s’imagine que Dieu, la Mort, ces grandes figures… n’ont ni besoin de dormir, ni de souffrir.
Et pourtant. Pas de repos pour les braves, dit-on. Et je suis là depuis… si longtemps.

Elena hocha la tête, pensive.

Alors… quel est exactement votre rôle ?
Je ne choisis pas les fins. Je les accompagne. Je suis la main tendue au moment du passage. Je veille. J’apaise. Parfois j’exécute. Mais surtout… je veille à ce que chacun trouve sa place. Sans privilège. Sans oubli. Et parfois, je rends visite, comme ce soir. Quand l’âme m’appelle sans colère.

Les heures passèrent comme des soupirs. Leur conversation glissait, intime et étrange, entre deux mondes. Et lorsque l’aube commença à effleurer les rideaux, un peu de chagrin glissa dans les yeux d’Elena.

La Mort se leva. Elle s’approcha de la porte. Elena, soudain, demanda :
Vous… me reverrez ? De mon vivant, je veux dire.

La Mort se retourna, un sourire presque tendre aux lèvres.

Lorsque la nuit tombera… serre un verre. Et je serai là.
À ce soir ?
À ce soir, Elena.

La Mort, vêtue de gris, s’en alla dans les brumes matinales.

Depuis ce jour, Elena reçut sa visite presque chaque nuit. Étrangères devenues complices. Amies. Et quand le temps viendrait, elle le savait désormais — quelqu’un l’attendrait. Et ce quelqu’un, c’était la Mort en personne.

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