ÉPISODE 8-JALOUSIE SUBLIME (PAULA) 

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Quelques semaines passèrent.

Ce soir-là, en remontant mes courses, je croisai Élisabeth sur le palier. Nous nous arrêtâmes, comme à notre habitude, et nous nous assîmes sur les marches, un peu en retrait, à l’ombre de la cage d’escalier.

Elle me prit alors dans ses bras, sans un mot. Nous étions bien. Calmes, apaisées, silencieuses.

Mais je finis par comprendre que quelque chose n’allait pas. Elle cherchait du réconfort, mais pourquoi ?....

Je déposai un baiser sur son front.

— Tu as l’air triste, ma chérie. Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle soupira longuement. Puis, dans un souffle :

— Eh bien… j’y repensais. L’autre fois, Josh m’a dit qu’on risquait de déménager. À cause du noyau, des explosions, de tout ça…

Je me redressai légèrement et ricanais, presque avec tendresse.

— Oh, Liz… tout ça, ce sont des bêtises. Une ville comme la nôtre… tu ne comprends toujours pas comment ça marche ?

— Alors pourquoi a-t-il eu trois billets ? Trois billets pour le Scolo ! s’exclama-t-elle. J’ai vérifié. Ils ne se vendent pas. Et j’ai posé la question à tout le monde. Même son manager n’en a pas eu. Tu te rends compte ? Même pas son patron.

Je ne répondis pas. Je restai immobile, le regard figé. Dans ma tête, la machine s’était mise en route.

Une à une, les données s’alignaient. Mon cortex déroulait le fil à grande vitesse, entremêlant les probabilités, les chaînes de décision, les déductions instinctives. Cette faculté-là, cette intelligence claire et brutale, je ne l’avais jamais perdue. C’était elle qui avait fait ma réputation. Je visualisais les vérités — comme d’autres lisent l’heure.

Et là… une chape de plomb s’abattit.

Si Josh avait eu des billets, c’est que cette ville était condamnée. Et que très peu allaient s’en sortir.Je n’en ferais pas partie.

J’avais tout compris.

Mais ce visage, en face de moi, cette voix douce, cette candeur… Tout freinait ma pensée. D’ordinaire, je savais m’arrêter. Je savais où couper l’élan pour ne pas sombrer. Mais cette fois, non. Cette fois, je continuai. Et si ?... Et si… ?

Le calcul poursuivait sa route, malgré moi. Je refusais juste d’y croire, alors je refaisais encore et encore les mêmes combinaisons, dans l’espoir de trouver une solution différente.

Je pris une inspiration et repris mon masque. Je penchai la tête sur le côté, pris un air faussement idiot et montrai l’extincteur contre le mur :

— Tu vois, tes billets… c’est comme ça, là. Juste au cas où.

Je posai doucement la paume sur son ventre rond :

— Un jour, ce petit-là jouera avec ces vieux billets oubliés depuis longtemps dans un tiroir. Il dira que c’est une maison magique, et vous passerez l’après-midi à faire des collages avec. Et toi, tu auras de la colle plein les doigts… et sur le bout du nez, ajoutai-je en lui taquinant le visage.

Elle rit doucement malgré elle. Puis m’embrassa sur la joue :

— Tu as probablement raison… comme d’habitude.

Elle me serra brièvement contre elle, se leva, reprit son sac de courses et rentra chez elle, légère, soulagée.

Je ne bougeai pas.

Le processeur continuait de tourner. Je restai là, assise, le front contre la rambarde, les yeux rivés sur l’extincteur.

Longtemps.

J’étais abasourdie. Un vertige, comme la dernière fois qu’elle m’avait lancé que Natasha était ma fille — mais en plus violent.

Je me relevai en titubant, m’appuyant aux portes, aux murs. Couloir. Tunnel. Gouffre.

Dans la cuisine, Natasha chantonnait, inconsciente de tout.

Je m’adossai au chambranle, les yeux dans le vide. Une chaleur montait dans ma poitrine, mes joues, ma tête. Un feu intérieur. Un feu sans oxygène.

On aurait cru qu’un nom d’associée, un compte en banque bien garni et une compagne jeune et aimante suffisaient à m’immuniser. Mais certaines vérités ne s’apprennent que dans la douleur.

Vertige. Une vrille lente, le long du sternum.

Je tombai à genoux.

— Pourquoi ?… Pourquoi ?

Je savais. C’était psychosomatique. J’en avais connu d’autres, à trente ans, au cœur de négociations meurtrières, face à des monstres en costume. Mais là ?

J’avais quitté ce monde. Revendu ma charge. Écrit un livre. Trouvé l’amour. J’étais aimée. Respectée. Stable.

Alors pourquoi ?

Je tentai de me relever. Ma tête bourdonnait. Mes tempes battaient au rythme d’une vieille angoisse. Celle que je croyais avoir enterrée.

Je me sentais nulle. Inutile. Ratée.

Comment cette fille, avec ses T-shirts d'animés, ses jeux débiles… avait-elle pu tout rafler ? Un condo de luxe. Un mari. Une fille. Un bébé. Trois pass Scolo.

Et ce regard… toujours ce regard tendre.

— Petite conne naïve… murmurai-je en serrant les dents. Tu n’as jamais souffert. Tu n’as jamais vendu ton corps pour avoir ce que tu voulais. Et tu as tout.

À cet instant précis, je l’aurais tuée. Elle, et son bébé.

La rage monta encore. Puis la haine. Puis autre chose. Plus noir. Plus ancien.

Un désespoir profond. Une berceuse maudite résonna en moi.

Qu’allais-je devenir, moi, quand la ville tomberait ? Quand il ferait nuit pour toujours ?

Quand Élisabeth serait loin du feu avec sa famille ? Quand Natasha jouerait à la mère parfaite, avec son bébé… et son papa surfeur ?

Je resterais. Seule. Anonyme. Oubliée. La femme sans billet. Sans enfant. Sans avenir.

J’étais ivre de jalousie. Une jalousie que je croyais maîtriser.

Je l’avais toujours su l’instrumentaliser — comme carburant. Mais la bête avait patienté. Attendu l’âge. La faille. L’amour.

Et cette nuit-là, la bête m’avala tout entière d’un seul coup de langue…

J’étais digérée. Recouverte d’un acide brûlant. Dissoute dans un estomac — antichambre de l’enfer. Et personne… personne ne pourrait jamais m’en sortir.

J’aurais préféré disparaître. Ne plus exister. Plutôt que de ressentir ça encore une minute.

Mon cœur s’emballa. Un cri intérieur. Un souffle noir, incontrôlable.

Mais… j’avais eu de la chance, à ce moment de ma vie : le hurlement intérieur — plutôt que de devenir dépression, tempête meurtrière sourde — se mua en un papillon de douleur. Un papillon dans mon corps, virevoltant, palpable, visible… Réel… grâce à l’amour vrai de quelqu’un.

Je me mis à tousser, à vomir des sons rauques. Rouge. Convulsée. La gorge nouée. Les veines du front gonflées. Les yeux exorbités. Mes doigts auraient pu transpercer le bois du plancher.

Natasha accourut.

Ce qu’elle vit, elle ne l’oublierait jamais : Moi, déformée. Possédée. Une bête au sol.

Moi, l’invincible, j’étais soudain vulnérable. Moi, son modèle… j’étais en fait vieille.

Alors Natasha, les larmes aux yeux, me serra fort. Jusqu’à ce que ça passe.

Je me relevai sans un mot et me réfugiai dans la salle de bain.

Honte. Colère. Fureur contre moi-même.

Je frappai le marbre.

— Non. Non ! Je ne me laisserai pas faire ! J’ai vu pire. J’en ai vu d’autres. Je trouverai une solution. Pour nous. Je n’ai pas le choix. Il le faut. Pour nous.

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