ÉPISODE 10 — DEUX FEMMES EN MIROIR (PAULA)
PARTIE 1
Quelques heures plus tard — 18h22.
Je sortais de la douche.
L’eau avait lavé la crise, mais pas la brûlure.
En peignoir entrouvert, affalée sur le canapé, je regardais d’un œil vide la chaîne info qui tournait en boucle. Le Scolopendre. Le Black Train. Les explosions dans les autres villes. Une centrale. Puis deux. Et la mairesse, livide, qui tentait de rassurer la population.
Je souris, amère.
— Avec une pétasse comme toi aux commandes, c’est pas demain la veille que je me sentirai rassurée…
Natasha sortit de la cuisine, en mini-short et tablier.Elle se pencha par-dessus le dossier, passa ses bras autour de moi et souffla doucement :
— Ça va mieux ? Tu regardes quoi ?
Je tournai légèrement la tête, le regard absent.
— Je crois que je t’ai raconté n’importe quoi… Vu la tête que tire cette conne, elle sait déjà qu’elle n’est plus mairesse de rien. Notre ville est foutue, Natasha. Il nous faut des billets.
— Quoi ? Des billets ? Mais tu m’as dit que c’étaient des conneries… C’est une grande ville, non ? Riche, puissante… Et ce train, il va où, au juste ?
Pendant qu’elle parlait, j’ouvris lentement mon peignoir. J’attrapai sa main, l’attirai contre moi, avec cette douceur triste qui n’en était pas une. Je voulais qu’on m’aime. Là, maintenant, tout de suite — comme pour étouffer la panique.
Mais Natasha écarta sa main avec douceur, et me sourit tendrement.
— Attends… pas maintenant.
Elle me déposa un baiser sur la joue, puis retourna vers la cuisine.
Je fermai les yeux. Mes doigts restèrent en place. Je me caressai sans conviction, comme on tente de rallumer une chaleur disparue. Mais mon esprit refusait de quitter l’écran.
Les flammes des centrales. Les cris. Les alertes. Les chiffres rouges en bas de l’écran.
Et dans ma tête, une voix. Une voix que je connaissais déjà. Une voix féroce. Intérieure. La voix de mon humiliation.
À mesure que l’orgasme montait malgré moi, cette voix murmurait, cinglante :
"Tu veux des billets ? Tu veux sauver ton couple ? Alors redeviens ce que tu as été. Montre que tu vaux encore quelque chose, vieille salope."
Je rouvris les yeux. Me levai. Je marchai nue, inachevée, jusqu’à mon bureau. J’attrapai mon téléphone.
Il avait répondu. Mon cœur fit un bond. Déjà ? Ce message que j’attendais. Ce message que je redoutais.
J’ouvris. Un gif obscène. Grotesque. Digne du porc qu’il avait toujours été.
« Je peux avoir ce que tu cherches. Mais ce ne sera pas gratuit. »
J’effaçai le message aussitôt. Mais l’image, elle, resta. Gravée sur ma rétine.
Mon ex-partenaire. Mon premier mentor. Mon ancien maître.
Nous nous étions connus dans les soirées privées du gouverneur régional, à l’époque où je croyais encore au pouvoir comme à une religion. Il m’avait formé. Ciselée. Brisée. Mais j’avais fini par m’échapper.
Une décennie plus tard, il n’était plus que l’ombre de lui-même : un corps gras. Une voix grasse. Une puissance molle. Un sanglier en costume trois-pièces.
J’avais rêvé de lui arracher les yeux. J’avais voulu le tuer — juste pour me sentir libre.
Mais il avait encore ses réseaux. Et je le savais : lui, il avait ses billets.
Alors ce soir, j’irai. Une dernière fois. Lui donner ce qu’il réclame.
Pas par désir. Pas par faiblesse. Mais parce qu’il le faut. Pour sauver ce qu’il me reste. Et trahir, sans retour, celle qui m’aime encore.
PARTIE 2 :
Ce soir-là – 19h41. Deux femmes se regardaient dans le miroir.
L’une sans y penser, sûre d’être aimée.
L’autre avec un dégoût qu’elle s’obstinait à dissimuler.
Appartement de Paula – Salle de bain – 19h53 :
« Pourquoi est-ce que je me fais belle pour cet enculé ? »
Elle se souvenait de sa jeunesse. Comment elle s’était jetée, corps et âme, dans le SM. Puis dans le travail — le cabinet. Puis dans ses bras.
Dès qu’elle l’avait vu, elle avait voulu lui appartenir. Pas au sens où il l’enchaînait. Mais au sens où, naïvement, elle espérait être aimée pour ce qu’elle était.
Josh et Élisabeth – Restaurant Ocean House – Apéritif – 20h41 :
Josh, assis, regardait Élisabeth droit dans les yeux, sortant un petit papier de sa poche.
— Je t’aime pour ta candeur. Ta simplicité. Tes grands yeux noisette. Tes maladresses, ton rire, ton intelligence inaccessible. Ton jugement toujours étonnamment juste... Et puis… le reste, je ne pourrais pas l’expliquer. Tu es ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie.
Elle baissa les yeux, émue. Sa main dans la sienne.
Appartement de Paula – Salle de bain – 20h43 :
Paula, nue devant la glace, tournait sur elle-même. Examinait chaque angle.
Sa peau était cuivrée, constellée de taches rousses. Marquée. Mais vivante. Tannée par le temps. Et pourtant désirable. Natasha en était folle.
Se revoir face à cet homme, c’était faire l’inventaire de ce corps. Qu’en restait-il de l’ardente jeunesse trentenaire ? Que valaient ses trente ans, quinze ans plus tard ?
Elle souleva ses fesses. Se cambra. Palpa ses bras. Sortit enfin l’ancien uniforme en cuir. Le regarda.
Pourquoi l’avait-elle gardé ?
Josh et Élisabeth – Restaurant Ocean House – Dîner – 21h17 :
Josh souriait.
— Je suis surpris que cette robe t’aille encore. Comment tu as fait ?
Élisabeth rit.
— Idiot, je l’ai retouchée pour ce soir. C’est l’anniversaire de notre rencontre. Je voulais que tu me revoies… comme au premier jour.
Appartement de Paula – Salle de bain – 21h19 :
Alton. Héritier d’un empire immobilier. Charismatique. Précis. Bisexuel flamboyant, collectionneur de petits minets épinglés dans la firme de sa mère. Qu’il détruisait pendant ses soirées. Et qu’il jetait au matin.
Ce costume en cuir, ce masque — c’est lui qui les avait fait faire. Son « cadeau de mariage », comme il l’appelait. Pas de bague au doigt. Juste un collier au cou.
Josh et Élisabeth – Restaurant Ocean House – Dessert – 23h01 :
Josh posa sa joue sur la main d’Élisabeth.
— Je crois que je peux dire sans me tromper… Je t’aime plus qu’avant.
Elle sourit doucement.
— Je sais pourquoi tu ressens ça. C’est parce que tu aimes pour deux.
Le serveur attendait. Josh relâcha sa main. Il versa le champagne dans la coupe d’Élisabeth.
Paula – Donjon privé d’Alton – 23h02 :
Le champagne s’écoulait sur le visage de Paula, agenouillée, nue, face contre le béton froid.
Autour : trois couples. Ils observaient. Une coupe à la main. Amusés, désinvoltes, excités.
Paolo, la dernière conquête d’Alton, se masturbait déjà. L’humiliation des femmes mûres, c’était son truc.
La combinaison était entrouverte. Elle s’exposait, se donnait. Sans mot. Sans cri.
Josh et Élisabeth – Chambre 505 – Ocean House – 00h45 :
Il la saisit par la taille. Ses mains glissèrent sur sa peau tendue. Sur ses seins lourds. Elle frissonna. Il l’embrassa dans le cou. Elle soupira. Et se retourna pour l’embrasser à pleine bouche.
Ils tombèrent doucement sur le lit. Josh était en elle. Lentement. En cadence. Une main sur son ventre rond.
Leur souffle était un seul, vibrant, suspendu.
Elle s’agrippait à lui, la nuque tendue. Des larmes aux coins des yeux.
Pas de douleur. Une gratitude profonde. Une peur muette. Celle que ça ne dure pas.
— Tu es belle, murmura-t-il.
— Ne me laisse pas.
Il l’embrassa, scellant une promesse.
Quand elle jouit, ce fut dans un silence d’enfant. Un pardon offert au monde.
Ils restèrent là, enlacés. Suspendus à ce que la nuit n’avait pas encore osé dire.
Paula – Donjon privé d’Alton – 00h47 :
Alton s’était redressé. Il reprit le fouet. En transe. Le col défait.
— Tu veux tes billets, hein ? C’est ça ?
La transpiration coulait sur son visage porcin. Ses dents serrées. Son souffle brisé.
— Deux billets, hein ? Deux billets…
Il la frappa. Encore. Jusqu’au sang.
Puis, las, il attrapa sa tête par les cheveux. Invita les autres à s’approcher.
— Moi, j’ai fini. Mais toi… pas tout à fait.
Il pointa du doigt une petite table ronde. Un fauteuil de cuir. Une bouteille. Des cigares.
— Moi, je vais aller là-bas. Savourer notre dernière nuit avant la fin du monde.
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