À 23 h précises, le convoi arriva. Le sergent détacha la lourde menotte de son bras et la passa au poignet de Mike, sous la supervision attentive de Cindy. Dix hommes descendirent des véhicules, armes en main.

Nous montâmes au deuxième étage, dans la salle de réunion. Une lumière ocre, presque rouge, filtrait à travers des rideaux trop épais. L’air sentait l’humidité, le cuir, le stress. Rien d’un conseil municipal? Plutôt une salle d’abattage, avec du velours.

La mairesse et David nous attendaient solennellement à l’entrée. Elle était en fauteuil roulant. Cindy passa devant eux comme s’ils n’existaient pas. Mike la suivait. D’un geste, elle désigna la table, hocha la tête, puis s’assit seule au centre de la rangée de chaises vides. Elle occupait l’espace comme si elle l’avait toujours possédé.

Mike approcha la mallette. Cindy retira son gant blanc. Pour la première fois, je pus admirer cette main bionique : une merveille technologique. Comme les mains de Julia : elles s’ouvraient en une multitude de filaments coralliens translucides — bleus, verts, noirs. Ils émettaient une lumière étrange, presque vivante, qui dessinait un halo surnaturel autour de sa main. Fascinée, je me demandai si mon corps, lui aussi, pouvait être beau en action... Le summum de la technologie L.I.F.E. J’essayais d’en mesurer la puissance en silence.

Elle activa la serrure biométrique, sortit une boîte noire et la posa sur la table. Elle s’exprima avec ce timbre froid, impérieux, capable de commander des armées et des laboratoires. La pièce frissonna, un peu comme le jour où notre bataillon l’avait rencontrée, mais décuplé — et devant elle, David et Sydney, deux piliers de cette ville, réduits à des ombres.

— Trois cents billets, comme convenu. Quand aura lieu la livraison des sujets ?

David répondit avec déférence :

— Les bus arriveront demain soir, madame.

Maya s’agita :

— De quels bus parle-t-il, maman ?

David répondit sèchement :

— Tais-toi, s’il te plaît.

Elle insista, avec l’effronterie d’une enfant qui n’a jamais connu de limites :

— C’est tout ? Trois cents places pour toute la ville ? Trois cents pour neuf cent mille personnes ? C’est une blague ? Y en a d’autres ?

Le silence tomba. Cindy planta son regard dans celui de Maya et lui dit :

— Trois cents, moins les deux places pour toi et ta maman, ma chérie… Tu souhaites offrir ta place et celle de ta mère à un couple de personnes âgées ? Ou à une mère célibataire et son bébé ?

Elle ne plaisantait pas. Quant à moi, je comprenais enfin. C’était ça, le cœur du pouvoir Snake, ce qui les rendait presque invincibles en combat singulier : leur matrice générative de fascination. Le vrai pouvoir mystique de la Nonne: Tout le monde acceptait l’inacceptable en silence.. Je sentis mes jambes vaciller. Sans le stabilisateur automatique de mon exosquelette, je serais tombée.

Un long silence. Maya baissa les yeux.

— Non, madame.

Cindy se leva. En quittant la pièce, elle dit simplement :

— Demain. Dix-huit heures.

Et, en passant près de la mairesse pétrifiée :

— Livrez-les comme prévu. Sinon, aucun d’entre vous ne montera dans le train.

Ce jour-là, le Scolopendre noir avait imposé son verdict, en l’espace de trois minutes. Huit cent quatre-vingt-dix-neuf mille sept cents allaient être laissés sur le carreau.

La porte se referma. La mairesse expira bruyamment, comme si elle avait échappé à une noyade, puis s’évanouit.

Cindy nous avait ordonné de rester après son départ et d’interagir. Mais nous sommes des soldats. Pas formés à ce genre de théâtre.

Elle nous avait dit :

— Ils vous prendront pour deux petits bleus, ce que vous êtes. Et ils se relâcheront. Ce qui nous permettra de récolter des informations. Je vous ai choisis pour vos capacités d’observation et de stratégie. Vous êtes des officiers en devenir. N’oubliez pas : nous devons garder le contrôle total. Vous n’imaginez pas les problèmes que peuvent causer ce genre de civils à bord du train.

J’étais surprise qu’elle nous confie une tâche aussi sensible. Je ne voulais pas la décevoir. Mais je réalisais aussi de quel côté de la barrière je me trouvais… Faire embarquer trois cents civils dans le train. En refuser l’accès à huit cent quatre-vingt-dix-neuf mille sept cents autres. L’horreur. Voilà à quoi servirait mon nouveau corps.

Au bout d’une heure, le choc de la nouvelle s’était un peu dissipé. Des sourires apparurent, et la mairesse avait repris des couleurs, câlinée par sa fille. Tout le monde s’était déjà bien relâché. Comme Cindy l’avait prévu.

Il allait bien falloir bosser avec le petit Mike. Et ça me faisait un drôle d’effet. Surtout quand on sait qui s’agenouille devant qui.

Et moi ? Je n’étais pas mieux. Je ne m’étais jamais sentie aussi paumée. Et en plus… ça commençait à me démanger aussi. Mon beau Spider me manquait.

David jubilait. Il sautillait presque. Il sortit trois billets de la boîte et les embrassa comme s’il tenait la clé du paradis. L’imbécile.

Sydney reprit immédiatement :

— David, tu seras en charge de la sécurité au départ. Du contrôle des billets. L’armée t’assistera.

David se figea.

— Moi ? Chef de la sécurité à bord du Scolopendre ? Tu es sérieuse ?

— Ha ha, tu sais combien ils paient !

Sydney confirma, calmement. Je n’ai rien dit de spécial. Ce sont eux qui préfèrent les locaux pour gérer les départs dans chaque grande ville — et ça tourne souvent très mal. Ce n’est pas forcément un cadeau.

Il tendit deux billets :

— Pour toi et ta fille.

Puis il la prit dans ses bras et l’embrassa sur le front. Mais quand il se retourna, son regard croisa celui de Maya, et il lui fit un geste obscène avec sa langue, suivi d’un sourire complice. Maya lui rendit son sourire discrètement. Ça, c'était la goutte d'eau. Je n’imaginais pas que de tels comportements pouvaient exister... Maman et papa ne m’avaient jamais parlé de tout cela...