EPISODE 16 : ITINÉRAIRE D’UNE CHASSEUSE (partie 1) (CHRISTINE)
« Chérie, tu nous remets des merguez, s’il te plaît ? » Aujourd’hui, c’est ça, ma vie.
Je m’appelle Christine. Je suis une Snake spécialisée en infiltration.
— Oui, bien sûr, Nono !
Je suis la femme du directeur de la centrale, dans le but de récupérer les codes du noyau de la ville.
Parmi les Snakes, il existe une caste à part : les Élites. Nous sommes à peine une dizaine, et moi, je suis la meilleure.
En général, je bosse avec Zaccharie — sa spécialité, c’est le camouflage. Une sorte de caméléon humain, avec une sale gueule qui, franchement, mérite bien d’être dissimulée. Moi, je suis la seule Snake métamorphe jamais produite, capable de prendre l’apparence d’une autre femme en quarante-cinq minutes — uniquement une femme.
Notre papa d’éprouvette s’appelle Éric. Et techniquement, Zaccharie est mon frère… à 35 %. Je les déteste tous les deux. En attendant de pouvoir les éliminer, je n’ai qu’un seul amour : le Maître.
J’ai l’habitude des missions d’infiltration profonde. Mais là… c’est une mission en immersion domestique, le genre de chose qui vous pompe plus d’énergie qu’un duel au couteau. Pour m’aligner psychologiquement avec cette réalité, j’ai dû me reprogrammer comme jamais.
Monsieur de Trafford nous a donné pour cible la centrale, afin de capter le plus gros et le plus important des noyaux pour son projet. Les codes ne sont pas stockés sur site. Ils sont chez le directeur, planqués quelque part entre les torchons, les tiroirs à chaussettes ou dans son crâne dégarni. J’ai observé. Longtemps. Puis j’ai éliminé Martha, sa femme. Et j’ai pris sa place.
Pour le pire, ça, c’était certain. Pour le meilleur… j’attends encore.
Ce n’est pas mon premier rôle d’épouse. Être une bonne partenaire, c’est ma spécialité. Je les ai tous fait tomber : jeunes ingénieures de la tech, banquiers, milliardaires oisifs. Et tous ont fini saignés dans leur jacuzzi après un bon coït.
Mais là… on est un cran en dessous. Petit pavillon de banlieue. Milieu modeste. Une anomalie dans le système : le petit génie devenu directeur de noyau urbain. Une ascension sociale fulgurante, certes. Mais quel con. Et sa famille… une abomination : ses deux pestes, sa femme grotesque que j’ai eu la décence de libérer.
Franchement, une famille parfaite qui m’a fait comprendre le projet malthusien du Maître.
Le lendemain du supplice du barbecue du dimanche, c’est la pénitence du lundi matin.
Je viens juste de mettre la petite dans le break familial — une Hyundai grise couverte d’autocollants « Bébé à bord » et « Je soutiens l’école inclusive » — quand elle apparaît.
Brigitte. Présidente des parents d’élèves. Queue de cheval trop tendue. T-shirt militant. Une femme si lisse qu’on pourrait y glisser un tract électoral sans qu’il dépasse.
— « Oh, Martha ! Vous conduisez ? C’est nouveau ! »
— « Oui, j’essaie de sortir un peu… ça fait du bien. » Mais mon sourire dissimule une pensée beaucoup plus subtile : « De quoi je me mêle, connasse. »
Elle rit. Un rire dentaire. Et elle s’approche. Trop. Elle colle son odeur de patchouli, son haleine de smoothie et ses jugements passifs-agressifs comme des ventouses. En temps normal, elle serait déjà morte deux fois.
— « J’espère que vous avez bien reçu le mail pour la kermesse ? On compte sur vous pour le stand compote maison, hein ! »
Cette mission va contre absolument tous mes instincts…
— « Bien sûr. Avec plaisir. »
Elle se penche vers la gamine.
— « Coucou, toi ! Tu sais que ta maman est une héroïne ? »
Je souris. Le masque tient. Pour l’instant.
Je viens de m’échapper de Brigitte quand je démarre le break. La petite, à l’arrière, chante la chanson de la pub pour les céréales : « Sans gluten, sans souci. » Je manque de briser le volant. Même si je ne suis là que pour quelques semaines, je ne peux pas les laisser comme ça. Faudrait au moins qu’on tue un chien ou quelque chose dans le genre, pour le bien de leur éducation.
Et hop. Direction le supermarché. Objectif : acheter de quoi faire un dîner crédible… dix-septième round. Oh putain… En démarrant la mission, je n’ai pas réalisé que je n’ai aucune formation en cuisine. Tous les autres avaient un chef… et le pequeño, là, il avait un four. J’erre, moribonde, dans les rayons saturés, indescriptibles. Mon moral en prend un coup. Qu’est-ce qu’une femme « normale » cuisine le mercredi ? Lasagnes ? Purée-saucisses ? Carpaccio familial ? Ça, ça m’intéresse…
Derrière son comptoir de barbaque, le charcutier scrute le reste de la viande qui traîne dans le supermarché — un ancien catcheur à la retraite avec des avant-bras plus larges que mes cuisses, cheveux longs, blonds, permanentés, un tablier par-dessus un vieux T-shirt du catcheur The Ram… Merde, il m’a repérée… C’est sûr, il ne va pas me lâcher… Trois… deux… un…
— « Pour une beauté comme vous, j’ai du filet mignon mariné qui fond dans la bouche. »
— « Merci, je suis végétarienne », dis-je avec un grand sourire de conne.
— « Encore mieux, je peux vous convertir. » Un mot de plus et je le passe, lui et sa saucisse, dans la trancheuse…
Au même moment, mon téléphone vibre. La grande, quatorze ans, m’appelle.
La conversation commence par un « ouais » désabusé. Le son minimum d’un début de communication, j’imagine. J’attends… je ne dis rien.
« T’as la liste ? »
Oh ? Des mots… Je ne réponds toujours pas… Elle crie plus fort : « Maman ! T’as la liste ? Tu m’entends ? » Je raccroche puis j’éteins… Voilà, ça fait du bien.
Pendant ce temps, la petite en profite pour renverser la pyramide géante d’œufs à l’entrée du magasin. Choc général ! Le monde s’arrête de tourner un instant,des œufs ont été cassés !
Un petit être de 90 cm file vers moi comme un lapin… Un gros imbécile arrive en courant : joli badge, coiffure au gel parfait, barbe en collier ridicule et, bien sûr, la sacro-sainte chemise blanche qui pue le déo. Insupportable. Il regarde à gauche et à droite, mais prend le temps de me toiser avant d’arriver.
Je ramasse la petite et la serre fort dans mes bras.
— « Madame, pourriez-vous me suivre dans mon bureau… », dit-il en s’approchant et en baissant la voix.
— « Quoi ? Vous me faites des avances ?! Vous croyez que ce sont des choses à faire à une mère de famille… mais t’es dégueulasse… espèce de pourri, va ! Enlève ta sale main, me touche pas ! »
Je pointe le jeune vendeur de légumes. — « Appelez la police, cet homme me harcèle ! » Puis je me tourne vers lui :
— « Combien de fois t’as coincé des innocentes dans ton bureau, hein ? Sale pervers ! »
La moitié du magasin filme déjà avec son portable. Le pauvre bougre essaie de calmer le jeu, mais je gueule encore plus fort. Je pleure en serrant mon enfant dans mes bras. C’est génial. Bref. Je m’amuse comme je peux.
Du coup, je sors avec le caddie plein, sans rien payer. Trois gars m’emballent tout, réajustent le siège de la petite et me disent au revoir chaleureusement.
Enfin l’heure de récupérer la grande… Lorsque, devant la classe, ce prof m’approche...
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