ÉPISODE 8 : LE PRIX DES BILLETS – (partie 2)
Point de vue de Paula :
Quelques jours plus tard, Élisabeth passa me voir. Nous nous retrouvâmes dans le salon, assises côte à côte sur le canapé, comme si c’était devenu une habitude silencieuse. Elle me prit alors dans ses bras, sans un mot. Nous étions bien. Calmes, apaisées.
Mais je finis par comprendre que quelque chose n’allait pas. Elle cherchait du réconfort, mais pourquoi ?…
Je déposai un baiser sur son front.
— Tu as l’air triste, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle soupira longuement. Puis, dans un souffle :
— Eh bien… j’y repensais. L’autre fois, Josh m’a dit qu’on risquait de déménager. À cause du noyau, des explosions, de tout ça…
Je me redressai légèrement et ricanais, presque avec tendresse.
— Oh, Liz… tout ça, ce sont des bêtises. Une ville comme la nôtre… tu ne comprends toujours pas comment ça marche ?
— Alors pourquoi a-t-il eu trois billets ? Trois billets pour le Scolo ! s’exclama-t-elle. J’ai vérifié. Ils ne se vendent pas. Et j’ai posé la question à tout le monde. Même son manager n’en a pas eu. Tu te rends compte ? Même pas son patron.
Je ne répondis pas. Je restai immobile, le regard figé. Dans ma tête, la machine s’était mise en route.
Une à une, les données s’alignaient. Mon cortex déroulait le fil à grande vitesse, entremêlant les probabilités, les chaînes de décision, les déductions instinctives. Cette faculté-là, cette intelligence claire et brutale, je ne l’avais jamais perdue. C’était elle qui avait fait ma réputation. Je visualisais les vérités — comme d’autres lisent l’heure.
Et là… une chape de plomb s’abattit.
Si Josh avait eu des billets, c’est que cette ville était condamnée. Et que très peu allaient s’en sortir. Je n’en ferais pas partie.
J’avais tout compris.
Mais ce visage, en face de moi, cette voix douce, cette candeur… Tout freinait ma pensée. D’ordinaire, je savais m’arrêter. Je savais où couper l’élan pour ne pas sombrer. Mais cette fois, non. Cette fois, je continuai. Et si ?… Et si… ?
Le calcul poursuivait sa route, malgré moi. Je refusais juste d’y croire, alors je refaisais encore et encore les mêmes combinaisons, dans l’espoir de trouver une solution différente.
Je pris une inspiration et repris mon masque. Je penchai la tête sur le côté, pris un air faussement idiot et montrai l’extincteur contre le mur :
— Tu vois, tes billets… c’est comme ça, là. Juste au cas où.
Je posai doucement la paume sur son ventre rond :
— Un jour, ce petit-là jouera avec ces vieux billets oubliés depuis longtemps dans un tiroir. Il dira que c’est une maison magique, et vous passerez l’après-midi à faire des collages avec. Et toi, tu auras de la colle plein les doigts… et sur le bout du nez, ajoutai-je en lui taquinant le visage.
Elle rit malgré elle, puis m’embrassa sur la joue.
— Tu as probablement raison… comme d’habitude.
Elle me serra brièvement contre elle, reprit son sac et rentra chez elle, légère, soulagée.
Je ne bougeai pas. Le processeur continuait de tourner.
Longtemps.
J’étais abasourdie. Un vertige, comme la dernière fois qu’elle m’avait lancé que Natasha était ma fille — mais en plus violent.
Je me relevai en titubant, m’appuyant aux portes, aux murs. Couloir. Tunnel. Gouffre.
Dans la cuisine, Natasha chantonnait, inconsciente de tout.
Je m’adossai au chambranle, les yeux dans le vide. Une chaleur montait dans ma poitrine, mes joues, ma tête. Un feu intérieur. Un feu sans oxygène.
On aurait cru qu’un nom d’associée, un compte en banque bien garni et une compagne jeune et aimante suffisaient à m’immuniser. Mais certaines vérités ne s’apprennent que dans la douleur.
Vertige. Une vrille lente, le long du sternum.
Je tombai à genoux.
— Pourquoi ?… Pourquoi ?
Je savais. C’était psychosomatique. J’en avais connu d’autres, à trente ans, au cœur de négociations meurtrières, face à des monstres en costume. Mais là ?
J’avais quitté ce monde. Revendu ma charge. Écrit un livre. Trouvé l’amour. J’étais aimée. Respectée. Stable.
Alors pourquoi ?
Je tentai de me relever. Ma tête bourdonnait. Mes tempes battaient au rythme d’une vieille angoisse. Celle que je croyais avoir enterrée.
Je me sentais nulle. Inutile. Ratée.
Comment cette fille, avec ses T-shirts d’animés, ses jeux débiles… avait-elle pu tout rafler ? Un condo de luxe. Un mari. Une fille. Un bébé. Trois pass Scolo.
Et ce regard… toujours ce regard tendre.
— Petite conne naïve… murmurai-je en serrant les dents. Tu n’as jamais souffert. Tu n’as jamais vendu ton corps pour avoir ce que tu voulais. Et tu as tout.
À cet instant précis, je l’aurais tuée. Elle, et son bébé.
La rage monta encore. Puis la haine. Puis autre chose. Plus noir. Plus ancien.
Un désespoir profond. Une berceuse maudite résonna en moi.
Qu’allais-je devenir, moi, quand la ville tomberait ? Quand il ferait nuit pour toujours ?
Quand Élisabeth serait loin du feu avec sa famille ? Quand Natasha jouerait à la mère parfaite, avec son bébé… et son papa surfeur ?
Je resterais. Seule. Anonyme. Oubliée. La femme sans billet. Sans enfant. Sans avenir.
J’étais ivre de jalousie. Une jalousie que je croyais maîtriser. Mais cette nuit-là, la bête m’avala tout entière.
Natasha accourut. Ce qu’elle vit, elle ne l’oublierait jamais : moi, déformée par la crise, possédée, une bête au sol.
Elle me serra fort, jusqu’à ce que ça passe.
Puis je me réfugiai dans la salle de bain.
— Non. Non ! Je trouverai une solution. Pour nous.
Quelques heures plus tard.
Je sortais de la douche. L’eau avait lavé la crise, mais pas la brûlure.
En peignoir, affalée sur le canapé, je regardais d’un œil vide la chaîne info : le Scolopendre. Le Black Train. Les explosions dans les autres villes. Une centrale. Puis deux. Et la mairesse, livide, qui tentait de rassurer la population.
Je souris, amère.
— Avec une incapable comme toi aux commandes, c’est pas demain la veille que je me sentirai rassurée…
Natasha sortit de la cuisine, se pencha par-dessus le dossier, passa ses bras autour de moi et souffla doucement :
— Ça va mieux ? Tu regardes quoi ?
Je tournai légèrement la tête, le regard absent.
— Je crois que je t’ai raconté n’importe quoi… Vu la tête que tire cette femme, elle sait déjà qu’elle n’est plus mairesse de rien. Notre ville est foutue, Natasha. Il nous faut des billets.
— Quoi ? Des billets ? Mais tu m’as dit que c’étaient des conneries… C’est une grande ville, non ? Riche, puissante… Et ce train, il va où, au juste ?
Mais je gardai le silence, j’en avais déjà trop dit…
Je fermai les yeux. Les flammes des centrales sur l’écran, les alertes. Et dans ma tête, une voix :
« Tu veux des billets ? Alors redeviens ce que tu as été. »
Plus tard dans la soirée, j’attendais la réponse à mon problème.
Je me levai. Mon téléphone vibra.
Un message. Un gif obscène.
« Je peux avoir ce que tu cherches. Mais ce ne sera pas gratuit. »
J’effaçai le message aussitôt. Mais l’image, elle, resta. Gravée sur ma rétine.
Mon ex-partenaire. Mon premier mentor. Mon ancien maître.
Nous nous étions connus dans les soirées privées du gouverneur régional, à l’époque où je croyais encore au pouvoir comme à une religion. Il m’avait formée. Ciselée. Brisée. Mais j’avais fini par m’échapper.
Il avait encore ses réseaux. Lui, il avait ses billets.
Alors ce soir, j’irai.
Supporter ses tortures et ses humiliations une dernière fois.
Pas par désir.
Pas par faiblesse.
Mais parce qu’il le faut.
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