EPISODE 21 : L’ÂME DE BAZILE 

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Il était vingt et une heures dans la résidence où vivaient Paula et Natasha, et où venaient d’emménager Élisabeth et Josh avec leur petite fille, Rebecca.Ils étaient partis dîner en amoureux à l’hôtel Atlantique, tandis que Paula, mentant tendrement à Natasha, s’était abandonnée aux sévices intimes infligés par l’animal Alton et sa clique, en échange de deux billets de train. Ce soir-là, c’était Natasha qui gardait, comme d’habitude, la précieuse Rebecca. Après un thé glacé et le cinquième visionnage de la semaine de Princesse Solaire, Reine de Pierre, elles s’endormirent paisiblement.

La nuit était douce. Une brise légère effleurait les joues de Bazile, régisseur de la résidence : un homme rond, robuste, âgé de quarante-neuf ans. Un homme simple, moyen en tout, mais qui avait sans doute compris l’essentiel : savoir apprécier la vie. Homme d’Église, il tirait sa force d’une foi inébranlable, cultivée depuis sa plus tendre enfance au fil des récits du grand Moïse et des soirées d’hiver au coin du feu, avec des oranges et du soda.

À vingt heures trente, il avait appelé sa femme et ses jumelles pendant qu’il dînait. À vingt et une heures vingt, il avait sorti les poubelles puis entamé sa ronde.

À vingt-deux heures, il buvait une bière, fumait un peu d’herbe et contemplait les étoiles en écoutant du Mobb Deep, assis sur le toit, comme il en avait l’habitude les soirs de beau temps. Mais ce soir-là, parmi les étoiles, il fut frappé par le souffle doré de l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse, qui survolait la ville. Un rayon orange, large d’un kilomètre, surgit derrière les immeubles et s’éleva jusqu’au fond du ciel.

Ce que vit Bazile ce soir-là marqua la fin de sa vie et le commencement du chaos : la mort dans sa plus tragique splendeur.

Il courut de toutes ses forces, son corps massif martelant le toit, ses clés tintant en cadence, jusqu’au bord du toit. L’espace d’un instant, le temps sembla suspendu. Il n’existait déjà plus, car les rythmes qui composaient sa vie s’étaient tus : le battement d’ailes des insectes du cèdre dans son jardin, la clochette de la supérette, la voix claire de sa voisine Mélodie, le rire de ses enfants chahutant au deuxième étage.

Plus aucun de ces sons ne résonnerait désormais.

Quelqu’un avait appuyé sur le bouton reset. Bazile était redevenu célibataire, sans ville, sans quartier, sans foyer.

Mais il avait l’âme forte. L’espoir vibrait encore en lui, tel un puissant cantique. Dieu ne punit pas en vain. Et même si le cœur de cette lumière semblait correspondre exactement à l’emplacement de sa maison, son âme continuait de chanter en lui, lui permettant de rester calme, d’allumer une cigarette, en se disant que peut-être, ce soir-là, elles étaient allés chez Tata Elsa sans l’avertir.

Avant que la raison ne l’agrippe, il constata que la ville était plongée dans le noir.

Il se dit qu’il faudrait attendre au moins deux heures avant que les générateurs de secours ne prennent le relais.

Les portes de la résidence commencèrent à s’ouvrir. Des murmures s’élevèrent. De petites lumières apparurent çà et là, accompagnées d’un brouhaha croissant. Les habitants sortaient en peignoirs, en pyjamas, en sous-vêtements.

Du haut de son toit, Bazile ricanait intérieurement. En les voyant, hagards, déambuler dehors en tenue de nuit, il pensa :

« Pour gagner une guerre, il suffit de couper l’électricité. »

Et il ne croyait pas si bien dire… La ville s’apprêtait à s’effondrer sur elle-même, doucement mais inexorablement.

Natasha fut réveillée en sursaut par le fracas d’une explosion, suivie d’alarmes et de cris. Mais aucune sirène de police, aucune ambulance… rien.

Le Noyau avait fait sauter le module de distribution de chaque foyer, déclenchant des incendies. À terme, chaque habitation serait détruite. C’était ce sur quoi comptaient Christine et Zaccharie : ils avaient infiltré le système de sécurité centralisé de la ville et y avaient ajouté leur touche personnelle.

Toutes les personnes équipées de verrous électroniques automatiques moururent, carbonisées chez elles, enfermées, frappant et hurlant contre des vitres insonorisées et incassables.

Alors qu’elle regardait son quartier s’agiter, une odeur capta soudain l’attention de Natasha. Elle venait de derrière elle. Sans vérifier l’avancée du feu dans la cuisine, elle bondit par-dessus le canapé et monta d’un élan à l’étage.

Elle sortit une doudoune et des chaussons du placard, les enfila à Rebecca, encore somnolente, l’enveloppa dans une couette et s’échappa par la fenêtre en la portant. Du toit de la résidence, elle sauta sur le capot d’une voiture avec l’enfant — chose qu’elle ne s’était jamais crue capable de faire.

Un peu plus loin, dans le quartier en flammes, le flux des gens quittant la résidence rejoignait un autre courant, puis un autre — tous dans la même direction, sans savoir où ils allaient.

Natasha commençait à sentir les regards se poser sur elle. Rien d’étonnant : en plus d’être pieds nus, elle portait un mini-short et un crop top. Elle s’était oubliée, pensant d’abord à la petite. Elle s’enroula alors dans la couette et avança en tenant fermement la main de Rebecca.

En chemin, elles croisèrent un vieil homme roué de coups par un groupe décidé à s’emparer des clés de sa voiture, dans l’indifférence générale.

Non loin de là, Bazile descendait instinctivement de son toit. La vue de ce « joli p’tit lot » l’avait tiré de son inertie — mais aussi parce qu’il connaissait la petite Rebecca et appréciait Josh. Il se mit à les suivre de loin.

Deux blocs plus loin, il oublia tout et se mit à trottiner — chose qu’il n’avait peut-être plus faite depuis vingt ans.

À peine eut-il tourné au début de sa rue qu’il découvrit déjà le sol noir, couvert de débris fumants. Il leva les yeux vers un champ fraîchement moissonné par la mort. Sept kilomètres carrés rasés. Une ligne nette. Plusieurs personnes à côté de lui étaient prostrées au sol. Une surface d’obsidienne, vitreuse, béait dans un trou. C’était irréel et pourtant définitif. Comment faire son deuil ? Comment comprendre qu’ils étaient vraiment morts ?

Le flux de la foule contournait cette ligne et bousculait Bazile. Il sentit une main agile lui arracher sa grosse bouteille de bourbon. Mauvaise pioche. Le démon s’éveilla instantanément. Une rage froide se déversa dans sa poitrine : désormais, elle était son souffle. Il scruta la nuit et se remit à suivre la foule, qui disparaissait sur la grande avenue.

De son côté, Natasha avançait avec un but précis. Elle attendait que la masse s’éclaircisse, puis elle prendrait sa voiture pour partir dans la direction opposée.

Bazile s’arrêta net. Il scruta la foule. Et il le vit : un grand gaillard, sec, jeune, arrogant, petit bouc, buvant sa bouteille au goulot, une fille pendue à son bras. Impossible de le manquer. Bazile trottina de nouveau, s’approcha et tenta de reprendre la bouteille des mains du jeune homme, dans un geste désespéré.

— Rends-la-moi. C’est ma bouteille.

Face à la tentative pitoyable de Bazile, le jeune homme s’enhardit et, désinvolte, lança :

— Casse-toi, vieux con, avant que je ne t’écrase.

Et la fille ajouta :

— Ouais, retourne chez bobonne, le gros.

Une pensée traversa alors Bazile. Son grand-père, vétéran de guerre, lui répétait toujours :

« Ne provoque jamais un homme désespéré. Quelle que soit ta force, il aura toujours le dessus. »

Jeune, il refusait d’y croire, mais il y pensait souvent...

Son esprit s’envola. Il revit son enfance à la ferme : ses cousins, son cheval Tomahawk, la chèvre Gabi, la limonade fraîche sous la chaleur écrasante, le parfum des citronniers… l’ennui parfois insupportable. Puis les mains longues, dures et fines de son grand-père lui revinrent : fragiles et fortes à la fois. Ces mains qui avaient tué. Son sourire édenté, espiègle… sa barbe blanche clairsemée sur une peau brûlée, marquée de motifs indéchiffrables.

Papy, comme j’aimerais être avec vous en ce moment…

Papy…

Il revint à lui au cri désespéré de la jeune fille. Le jeune homme, ensanglanté, gisait à terre, le bras gauche tordu dans un angle impossible.

— Prends ta bouteille. Désolé… arrête, je t’en prie.

Mais Bazile ne comprenait plus. Quelle bouteille ? Les yeux fous, il le pointa du doigt :

— C’est toi qui as laissé ta famille crever seule ? Même pas foutu de crever avec eux… enfoiré ! Lâche ! Minable !

Le jeune homme comprit que son agresseur avait perdu la raison.

La fille s’enfuit en courant, tandis que Bazile piétinait furieusement le corps de l’autre…

À ce moment-là, comme l’avait voulu le saint patron des démons, Bazile venait de tuer son âme.

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